Dans son nouvel essai, L’Empire et les cinq rois, Bernard-Henri Lévy continue de promouvoir l’idée d’une modernité occidentale dont la vocation serait mondiale. Mais pointe chez le philosophe une profonde inquiétude face à la fragilité du modèle américain et à la percée de nouvelles puissances, qu’il juge « revanchardes » et « révisionnistes ». De la morale en géopolitique, Renaud Girard se méfie au contraire. Le reporter de guerre défend dans son dernier essai, Quelle diplomatie pour la France ?, une géopolitique réaliste, appelant les dirigeants à faire preuve de prudence. Deux visions radicalement différentes du monde qui se sont entrechoquées avec courtoisie, mais fermeté dans les salons de l’Hôtel Meurice, loin des champs de bataille qu’ils ont tous les deux arpentés depuis trois décennies.
ALEXIS FEERTCHAK : Bernard-Henri Lévy, votre essai, qui décrit les hésitations des États-Unis face à cinq Etats renaissants – la Turquie, la Russie, l’Iran, l’Arabie saoudite et la Chine –, est aussi une variation autour du destin tragique des Kurdes. Que dit-il de l’Occident ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Le drame que vivent les Kurdes est le signe d’un affaiblissement sans précédent de l’Occident et des valeurs démocratiques qu’il porte. Est-ce l’équivalent de la bataille d’Andrinople, qui précède de peu la chute de Rome ? J’espère que non. Mais la démission a été si grande, le déshonneur si vif, que l’on est peut-être en face de l’un de ces micro-événements, apparemment aberrants, qui annoncent un basculement du monde. Ce n’est pas la première fois que l’Occident laisse tomber ses alliés ou ses nations sœurs. C’était le cas avec la montée du nazisme. Puis avec l’abandon de la moitié de l’Europe au communisme. Sauf que les milices chiites qu’on a laissées dépecer le Kurdistan irakien, ce n’était quand même pas l’armée d’Hitler ! Ni celle de Staline ! On a, en conséquence, rarement été si inexcusable.
RENAUD GIRARD : Je trouve effrayant cette récurrence d’un Occident qui abandonne ses amis en Orient. Ce fut le cas en 1974, lorsque les Turcs ont envahi Chypre, puis, l’année suivante, lorsque nous avons abandonné les chrétiens du Liban, qui ne demandaient qu’une chose, que les Palestiniens ne se comportent pas en territoire conquis. A l’époque, les journaux politiquement corrects ont forgé cette expression extraordinaire d’« islamo-progressisme ». Aujourd’hui, ce sont les Kurdes qui, sur le terrain, appuyés par l’aviation et les conseillers de l’Occident, ont fait le boulot contre notre ennemi principal, Daech. Ils ont certainement des défauts mais, au moins, ils sont tolérants en matière de religion et d’égalité des sexes. Avec l’offensive turque d’Afrin, nous les abandonnons face à un Frère musulman, car il faut appeler les choses par leur nom : Recep Erdogan est un Frère musulman qui s’appuie sur des milices rebelles syriennes liées à al-Qaida. Je suis heureux de voir que le président Macron est en train d’infléchir cette politique.
BHL : Macron a fait un beau geste en accueillant une délégation de Kurdes syriens. Mais, quelques heures plus tôt, Trump disait sa hâte de voir les États-Unis quitter la Syrie. Le monde marche sur la tête et l’Occident va à sa perte si nous en restons là… Quant à la Turquie qui, au moment de la bataille de Kobané en septembre 2014, faisait passer des armes à Daech, elle est objectivement notre adversaire. On s’est longtemps posé la question de son appartenance à l’Europe. Aujourd’hui, après Afrin, la vraie question posée est celle de son appartenance à l’Otan ! Un seul exemple. Tout le monde a oublié comment, il y a quelques mois, Erdogan a répondu à Merkel qui venait d’interdire des meetings électoraux organisés par des islamo-fascistes turcs. Il a dit : « A partir d’aujourd’hui, il n’y a plus une seule rue du monde où un citoyen européen pourra se promener en sécurité. » C’est un appel au terrorisme ! Notre « allié » Erdogan parlait comme un chef d’al-Qaida ou de Daech.
AF : Ce retrait annoncé des Américains de Syrie est-il le symptôme d’une crise plus profonde des États-Unis ?
RG : Les États-Unis sont désormais timorés car, par le passé, ils ont manqué de prudence, sous l’influence de la doctrine néoconservatrice qui veut répandre à tout prix la démocratie dans le monde. Avec les guerres en Irak, en Afghanistan et en Libye, ils n’ont pas appliqué la théorie des trois conditions pour réussir une intervention militaire, que j’ai élaborée dans mon livre. Premièrement, quand on fait tomber un dictateur, il faut avoir une équipe de remplacement.
Deuxièmement, il faut garantir aux populations civiles que leur situation sera meilleure après notre intervention qu’avant. En Irak ou en Libye, je n’ai pas trouvé une famille qui ne regrettât pas l’ancien monde. Les néoconservateurs n’ont pas compris qu’il y a pire que la dictature : l’anarchie ; et pire que l’anarchie: la guerre civile.
Troisièmement, il faut ménager à long terme les intérêts nationaux de son pays. Quand un leader, qu’il s’appelle Tony Blair ou Nicolas Sarkozy, fait une intervention militaire, il le fait avec l’argent des contribuables et le sang des soldats de son pays. En Libye, nous avons mis un immense chaos. Kadhafi avait tous les défauts du monde, mais il combattait les islamistes et empêchait les trafics d’êtres humains à travers son pays, en coopération avec l’Union européenne. C’est ce manque de prudence qui traumatise aujourd’hui les États-Unis. Alors, Trump jette le bébé avec l’eau du bain en déclarant qu’il ne veut plus entendre parler d’aucune intervention extérieure.
AF : Bernard Henri-Lévy, vous regrettez au contraire que les États-Unis ne soient pas davantage un empire qui s’assume…
BHL : Je suis en désaccord avec tout ce que vient de dire Renaud Girard. Est-ce que, dans l’affaire libyenne, nos intérêts nationaux ont été préservés ? Oui. Et pour une raison très importante. L’une des pires menaces qui pèsent sur l’Occident, c’est la guerre des civilisations que nous ont déclarée les islamistes. Or, qu’ont fait Sarkozy, Cameron et Hillary Clinton en Libye ? Ils ont dit aux peuples arabes : « Nous ne sommes pas en guerre contre vous ! Nous ne sommes plus, comme nous l’avons si souvent été, systématiquement du côté des dictateurs qui vous oppriment. »
Quant à Trump, je ne suis pas d’accord non plus avec cette idée qu’il jette le bébé avec l’eau du bain. Il faut voir les choses de plus haut. Il n’est qu’un épiphénomène, la queue d’une comète. Il est l’aboutissement d’une séquence historique qui commence avec Obama, voire avant, et au cours de laquelle les États-Unis se sont désamarrés de l’Europe. La grande Amérique, c’est celle qui est venue à notre secours lors des deux guerres mondiales. C’est ce pays neuf qui se vivait comme une excroissance, un recommencement de l’Europe. Et je l’appelle, pour cela, peut-être pas « l’empire du Bien », mais celui du moindre mal ou du meilleur – je n’ai pas peur du mot. Et puis il y a un moment, dans la seconde moitié du XXe siècle, où ce paradigme s’est fissuré. Et cette Amérique qui coupe les cordes métaphysiques d’avec l’Europe, ça donne Barack Obama, qui ne respecte pas sa propre ligne rouge en Syrie à propos des armes chimiques. Puis Trump et son isolationnisme cynique.
RG : Il y eut en Syrie un manque de réalisme dès le début. En février 2012, l’ambassadeur russe à l’ONU, Vitali Tchourkine, avait proposé une transition en Syrie aux trois membres permanents occidentaux du Conseil de sécurité. Ils l’ont refusée en déclarant publiquement que le régime de Bachar el-Assad n’en avait que pour quelques semaines… En Libye, avant le conflit syrien, nous avons cassé le fonctionnement du système de sécurité de l’ONU en allant au-delà du mandat, qui ne prévoyait pas de changement de régime. Or, c’est l’aviation française qui a tué Kadhafi.
AF : L’ONU, déstabilisée par les Occidentaux lors du conflit libyen, une idée que vous ne devez pas partager…
BHL : C’est une mauvaise plaisanterie ! Ce qui déstabilise, désorganise le fonctionnement de l’ONU, c’est le veto permanent de deux Etats qui se conduisent comme des voyous, la Russie et la Chine. C’est lui, ce veto systématique, qui est à la source de la crise humanitaire sans précédent qui dure depuis sept ans en Syrie. Je disais que l’islamisme nous avait déclaré une guerre des civilisations, mais c’est aussi le cas de la Russie. Je suis patriote. J’aime mon pays. Or, Vladimir Poutine est aujourd’hui l’adversaire de mon pays et des pays amis du mien. Il empoisonne d’anciens espions à Londres. Il finance des partis qui, comme le Front national, sont acharnés à démanteler l’Union européenne. Il trafique nos élections.
RG : Je ne peux pas mettre sur le même plan Daech et la Russie de Poutine. En tant que Français, je n’ai strictement rien à voir avec l’islamisme. En revanche, je suis pénétré de culture russe, du théâtre de Tchekhov, des romans de Dostoïevski, des grandes fresques de Gogol et de Tourgueniev, ce qui ne m’empêche pas de critiquer l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass en Ukraine. Mais je pense qu’il ne faut pas diaboliser les Russes qui ne sont certes pas des démocrates à l’européenne, mais qui sont moins une autocratie que la Chine.
L’intérêt de la France est de ramener la Russie dans la famille européenne et d’éviter qu’elle se tourne définitivement vers Pékin. Il y a, certes, une paranoïa de la Russie, quand elle pense que les révolutions de couleur ont été décidées par les capitales occidentales pour l’assiéger. Mais il y a aussi une paranoïa occidentale à l’égard de la Russie. J’ai lu l’autre jour dans El País un éditorialiste qui expliquait que le Brexit et le sécessionnisme catalan étaient de la faute de la Russie. Or, on n’a jamais vu un secrétaire au Foreign Office aussi anti-russe que Boris Johnson, qui fut le chef de la campagne du Brexit. Il faut tout faire pour dégonfler cette double paranoïa. Ce fut une erreur de ne pas respecter les promesses faites à Gorbatchev par le secrétaire d’Etat américain Baker, en février 1990, de ne pas étendre les manœuvres de l’Otan dans les anciens pays du pacte de Varsovie. Or, aujourd’hui, nous avons mis des boucliers antimissiles en Europe de l’Est, qui sont vus comme une provocation par les Russes.
AF : Et la Chine ? Ne faudrait-il pas lui accorder le qualificatif d’empire plutôt que de royaume ?
BHL : Non, je pense que la Chine n’a pas encore la puissance que l’on dit. Bien sûr, elle est économiquement puissante. Mais la vraie puissance, c’est celle de l’esprit, de la culture, c’est la capacité à dire l’universel. Or, de tout cela, la Chine est aujourd’hui incapable. Dans ma classification, que je tire du livre De Monarchia écrit par Dante au début du XIVe siècle, cette Chine n’est pas encore un empire. Et c’est, si nous nous réveillons, notre chance… J’ajoute qu’il existe un point commun entre les cinq royaumes. Ce sont tous des maîtres chanteurs qui tiennent, chacun, un pistolet braqué sur la tempe de l’Occident. La Turquie, ce sont les migrants. L’Iran, la bombe atomique. La Russie, la grande usine mondiale à fake news. L’Arabie saoudite, la possibilité de revivifier, à tout moment, l’idéologie djihadiste. Et la Chine, ces fameuses terres rares dont elle a les plus grosses réserves et qui seront indispensables pour fabriquer les téléphones portables de demain. Notre situation historique est celle-là. Et, hélas, nous ne l’avons pas choisie. Des démocraties cernées par cinq maîtres chanteurs.
AF : Que faire ?
RG : La Chine est dans une stratégie de domination commerciale du monde. Je ne lui en veux pas, mais je voudrais simplement que nous lui résistions. Je suis tout à fait d’accord sur ce point avec Bernard-Henri Lévy : on ne doit jamais, en géopolitique, céder au chantage. Mais ne jetons pas les autres pays dans les bras des Chinois. Mes voyages en Russie et en Iran m’ont montré que les élites de ces peuples sont en réalité très proches des valeurs occidentales. A Téhéran, les mosquées sont relativement vides, les gens ont rejeté le pouvoir des mollahs. Je crois aussi qu’il y a une aspiration du peuple russe à nous rejoindre. Il faut pour cela diminuer la paranoïa de l’Etat russe et l’encourager à prendre le chemin de l’Etat de droit.
BHL : Dans ces cinq royaumes, certains ont pris le meilleur de l’Occident. Nous ne mesurons pas assez cette vocation mondiale qui est la nôtre. Nous ne savons pas à quel point l’Europe est cette exception absolue d’une catégorie qui n’est pas seulement territoriale, mais qui est aussi spirituelle – qui n’est pas seulement une terre, mais qui est aussi une idée. Cette Europe, elle vit en Chine chez les gens qui se battent pour les droits de l’homme. Elle vit en Iran quand les femmes retirent leur tchador. Elle vit dans le monde arabe quand il aspire à la démocratie. Notre mission est là : donner des armes spirituelles à ceux qui se réclament de nous, qui sont nos frères et nos sœurs en esprit et que nous laissons trop souvent tomber au nom de la prétendue realpolitik.
RG : Nous devons rayonner dans le monde par notre exemple, non par nos leçons de morale. L’interventionnisme ou le droit-de-l’hommisme sont dans une vraie contradiction. L’Occident a décidé librement, après la Seconde Guerre mondiale, de se retirer de toutes les terres qu’il régissait à travers la planète. Mais aujourd’hui, on dit à tel dictateur : on ne vous aime pas, on va vous faire la guerre ou vous assiéger par des sanctions. Mais, homme blanc, il ne fallait pas partir du Soudan si tu voulais le transformer en Suède ! Le droit-de-l’hommisme, c’est le retour par la fenêtre de la pulsion coloniale, de la « mission civilisatrice de la colonisation » de Jules Ferry.
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