CLAIRE RODINEAU : Pourquoi avoir choisi le théâtre pour parler d’Europe, un sujet que l’on imagine difficile à mettre en scène ?
BERNARD-HENRI LÉVY : La magie du théâtre, c’est qu’il permet de parler aux gens. À un public, bien sûr. À une foule. Mais, en même temps, à chaque spectateur, un à un. Cette expérience est irremplaçable. Rien ne ressemble à ça. Après, il y a la question de la mise en scène. Looking for Europe est une vraie pièce de théâtre. C’est un monologue, mais en cinq actes, rythmé, avec, je crois, une vraie dramaturgie et des coups de théâtre. C’est l’histoire d’un écrivain qui essaie d’écrire un discours sur l’Europe. Beaucoup d’obstacles se dressent devant lui et s’engage alors un vrai corps-à-corps entre l’auteur et son discours, les deux personnages de la pièce.
CR : D’où vous vient ce besoin de parler d’Europe ?
BHL : J’ai trois obsessions : je ne veux pas que mes enfants soient esclaves des Chinois, je ne veux pas qu’ils soient soumis à Poutine, et je veux qu’ils soient protégés contre l’islamisme radical. Face à ces menaces, je suis convaincu que l’union fait la force. L’Europe, on la fera tous ensemble ou on ne la fera pas. Je démontre, dans le texte, que seule l’Europe permettra de faire face à ce triple défi.
CR : Comment vous est venu le titre, Looking for Europe ?
BHL : Dans la mythologie grecque, Europe est une petite princesse, qui s’est perdue entre la Turquie et la Crète. On ne sait pas très bien où. Rimbaud pense qu’elle s’est noyée en Méditerranée. Hérodote qu’elle est arrivée jusqu’en Crète et a disparu. Cette pièce est une enquête pour la retrouver. Se cache-t-elle derrière le visage d’une jeune Athénienne croisée dans la rue ? Derrière celui d’une vieille dame rencontrée à Sarajevo ? Europe, la princesse Europe, je la cherche, je suis sur sa piste. C’est ça la pièce.
CR : Votre précédente pièce, Hôtel Europe en 2014, était portée par le comédien Jacques Weber. Cette fois-ci, vous êtes à la fois auteur, metteur en scène et acteur. Pourquoi avoir choisi de monter seul sur les planches ?
BHL : J’ai voulu que cette pièce change de ville en ville, au fil de la tournée. Je l’ai conçue comme un palimpseste, le texte se construisant étape après étape, chaque couche recouvrant les précédentes. En sorte qu’au final, il s’agit de vingt pièces différentes. Et je crois que ç’aurait été très compliqué, pour un acteur, de se plier à ça, de mémoriser vingt versions différentes de la même pièce. J’ajoute que, pour moi, il s’agit aussi d’un exercice de vérité. Hôtel Europe, c’était un personnage, joué par l’un des meilleurs acteurs français vivants, Jacques Weber. Là, c’est vraiment moi, ce ne pouvait être que moi.
CR : Pourquoi adapter votre texte à la ville dans laquelle vous jouez ?
BHL : Parce que c’est cela l’Europe ! Une culture, des valeurs, des principes communs. Mais qui se déclinent dans une multitude de langues. Ou, si vous préférez, dans une multitude d’imaginaires. Les versions différentes reflètent cette multitude. La même pièce, vous dis-je, mais chaque fois une autre. À quoi s’ajoute mon humeur. Mes lectures du moment. Les rencontres et conversations que j’ai pu avoir la veille. Un jour avec Milan Kundera. Un autre avec Roberto Saviano. Et ainsi de suite.
CR : Votre tournée s’achève à Paris, à quelques jours seulement des Européennes. Vous considérez-vous en campagne ?
BHL : Bien sûr. J’avais failli présenter une liste aux élections européennes de 1994. Elle s’appelait « L’Europe commence à Sarajevo ». Je l’ai retirée à la dernière minute. L’idée m’a de nouveau effleuré l’esprit, cette fois-ci. Mais je crois que ce n’est définitivement pas mon truc. Regardez ce qui est arrivé, cette semaine, à Raphaël Glucksmann. Il a fait une déclaration sur le Rwanda et la responsabilité de la France dans le génocide. Et voilà que ses alliés, colistiers, etc, lui tombent dessus. Il ne s’est pas rétracté, naturellement. Car c’est un jeune homme vaillant et qui préfère la vérité à son parti. Mais, franchement, quel enfer ! Au moins, au théâtre je suis tranquille. Seul en scène. Liberté de parole absolue. Zéro obligation de se ranger derrière un drapeau, une école, un parti. Plus question de se poser la question de la droite et de la gauche. Pour l’électron libre que je suis, c’est mieux.
CR : Dans votre spectacle, vous imaginez votre gouvernement européen idéal : Diogène, Houellebecq, Salman Rushdie, Bartok… Parmi vos ministres rêvés, beaucoup d’écrivains, de compositeurs et de philosophes. Pensez-vous que l’Europe serait mieux gouvernée avec davantage d’artistes dans l’équation ?
BHL : Je suis persuadé, en tout cas, qu’on devrait entendre davantage la voix des artistes. Je ne dis pas qu’il faut qu’ils gouvernent : ils sont comme moi, ils ne sauraient pas faire ! Mais on est quand même sur le continent de Goethe, de Victor Hugo et de Gombrowicz : alors, quel dommage, oui, qu’on ne les entende pas davantage. J’ai toujours pensé que le monde serait sauvé par les poètes et les artistes. La pièce se termine ainsi.
CR : Votre tournée s’achève à Paris. Au-delà du fait que vous êtes français, pourquoi ?
BHL : Parce que c’est mon pays. Parce que je l’aime. Et parce que, même quand je m’éloigne, même quand je vais parler ou agir chez les Kurdes, les Ukrainiens ou les Libyens, c’est la France de Lamartine, d’André Malraux, d’André Chénier, de Victor Hugo qui m’inspire.
CR : Pour votre scène parisienne, allez-vous vous inspirer des gilets jaunes ?
BHL : J’en ai parlé beaucoup. Mais, à mesure que la tournée se déroule, j’en parle de moins en moins. C’est un texte vivant, je vous le répète. Et c’est vrai que les gilets jaunes, à mesure que leur mouvement dépérit, ont tendance à s’effacer du texte. C’est vrai, vous m’y faîtes penser : Paris sera peut-être la seule ville où je n’en parlerai pas ! Pas parce que c’est Paris. Mais parce que le mouvement, encore une fois, s’est auto-dévoré.
CR : François Hollande et Nicolas Sarkozy avaient assisté à l’une des représentations d’Hôtel Europe. Aimeriez-vous qu’Emmanuel Macron voie celle-ci ?
BHL : Bien sûr que cela me ferait plaisir. Il y avait des accents européens dans sa campagne présidentielle que j’avais trouvés extraordinairement courageux. Pour la première fois, un candidat ouvertement européen a gagné l’élection présidentielle. Pour la première fois, un candidat a démenti l’idée, le lieu commun, selon lesquels l’Europe ferait « fuir » les électeurs.
CR : Quel message adressez-vous aux électeurs français à la veille du vote ?
BHL : Que la question, dans ce vote, ne sera plus de savoir si on est « de droite » ou « de gauche ». Il s’agit de barrer la route aux menteurs. Aux tricheurs. Aux faux amoureux de la France, ceux qui prétendent l’aimer et se mettent à la remorque de Poutine et de Steve Bannon.
CR : Vous plaidez pour l’élection d’un président des États-Unis d’Europe qui incarnerait l’institution européenne, lui donnerait un visage. Si vous aviez les coudées franches, qui choisiriez-vous pour ce poste ?
BHL : Le président des États-Unis d’Europe idéal serait suffisamment retiré de la vie politique pour accepter de s’extraire de son propre cadre national, de ses choix partisans, mais aussi d’incarner une forme d’autorité symbolique et morale. Il aurait fallu la Simone Veil d’il y a dix ans. Ou un Robert Badinter. Mais il y a beaucoup d’autres idées. Une chose est sûre : un corps politique sans tête, ça ne fonctionne pas. Un corps politique que les gens ne peuvent pas identifier, auquel ils ne peuvent pas donner de visage, c’est une absurdité, une contradiction dans les termes. Les gens le sentent, d’ailleurs. C’est une grande part de la méfiance des Européens contre cette usine à gaz qu’est devenue l’Europe actuelle. Mais il faut aller de l’avant et ne surtout pas céder à la délectation morose. Car l’alternative à l’Union Européenne, ce n’est pas une « autre » Europe, c’est l’enfer.
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