ALEXIS LACROIX, CHRISTIAN MAKARIAN : BHL, ces trois lettres sonnent comme une marque de fabrique. Les présidents passent et vous êtes toujours là – mais dans quel état ? Philosophe, écrivain, séducteur, businessman, inspirateur de la politique étrangère… Vous êtes devenu une caricature de l’homme de pouvoir à la française…
BERNARD-HENRI LÉVY : « Businessman », quelle drôle d’idée ! Vous lisez trop Wikipédia, qui s’obstine à me présenter ainsi dans une « fiche » qui, comme souvent, mêle le vrai au faux et les informations vérifiées à un tissu de calomnies et de fake news. Non. Mon vrai métier, celui dont je suis fier, c’est de faire de la philosophie. Et, avec cette philosophie, de tenter de faire avancer le débat. Montrer, par exemple, que le vrai drame, en Amérique, ce n’est pas que Trump ait remplacé Obama, mais que l’un comme l’autre aient oublié Virgile…
C’est l’idée que vous développez dans votre dernier livre.
Exactement. L’une de mes thèses est que l’Amérique a été fondée par des latinistes qui connaissaient par cœur L’Enéide de Virgile ; qu’ils avaient le sentiment, ces pères fondateurs férus de latin, d’être les héritiers d’Enée fuyant les ruines de Troie et traversant les mers pour réinventer Troie à Rome ; sauf qu’eux, c’est la vieille Europe qu’ils fuyaient, dont ils sauvaient les plus précieux vestiges et qu’ils allaient faire fructifier plus à l’ouest, toujours plus à l’ouest, sur les terres promises de la Nouvelle-Angleterre.
La vraie crise de l’Amérique est là. Dans cet oubli de l’héritage européen. Avec, face à elle, ces cinq puissances que sont la Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie et les pays arabes protecteurs et propagateurs de l’islamisme radical.
Vous les appelez les « cinq rois »…
C’est cela. Et c’est le vrai défi qu’affronte aujourd’hui l’Occident. Ils sont agressifs. Belliqueux. Ils affirment leur illibéralisme avec arrogance et provocation. Et, quand ils s’inspirent de nous, l’Occident, c’est pour nous emprunter le pire. Sait-on seulement que l’Iran, par exemple, se nomme ainsi en raison d’un coup d’Etat sémantique voulu par les nazis ? Ce sont eux qui, en 1935, ont poussé la Perse à cesser de s’appeler la Perse pour s’appeler donc l’Iran, c’est-à-dire, littéralement, « le pays des Aryens ».
Ce sont eux qui ont mis dans la tête des Perses cette horreur, fondée sur des théories racistes qui glorifient le rameau indo-européen, qui dure jusqu’aujourd’hui. Et, quand on rappelle cela, quand on débusque ce « lièvre » historique, quand on exhume ce fond national-socialiste qui sert toujours de décor au régime des ayatollahs, il y a tellement de traits du « fascislamisme » qui, soudain, deviennent clairs ! Voilà ce qui m’intéresse. Et ça me semble beaucoup, beaucoup plus important que de ferrailler avec ces jumeaux que sont les mélenchonistes et les lepénistes ou de débattre de la couleur de mes chemises…
Objection, vos chemises sont toujours blanches !
Oui. Et mon écriture est toujours là.
Si seulement vous vous contentiez d’écrire… Mais vous avez aussi influé de manière décisive en faveur de l’intervention militaire en Libye, qu’Emmanuel Macron a vivement critiquée. Rétrospectivement, quel désastre ! Personne ne songe à défendre le système Kadhafi, mais à son élimination ont succédé la guerre des factions et un flux ininterrompu de migrants…
Objection à vous, Christian Makarian ! Ce flux ininterrompu de migrants n’est, que je sache, pas libyen mais syrien. Et ce qui l’a engendré, c’est moins l’intervention militaire en Libye que la non-intervention en Syrie…
Donc vous ne regrettez rien ?
Rien de rien ! Cette guerre a été à l’honneur de la France. Et elle a empêché la Libye de devenir une autre Syrie – c’est-à-dire un pays vraiment cassé, vraiment dévasté, avec une population entièrement déplacée, réfugiée, vidangée…
Vous étiez pourtant opposé à l’intervention américaine en Irak, en 2003…
La situation était entièrement différente. Les Irakiens n’avaient rien demandé, et je ne suis pas partisan, dans ces cas-là, d’un parachutage de la démocratie. En Libye, en revanche, il y avait des gens qui nous appelaient à l’aide, qui nous suppliaient d’intervenir et qu’il eût été criminel de ne pas entendre. Cet appel des insurgés, cet embryon de désir de liberté, c’est, de saint Thomas à l’Américain Michael Walzer, l’un des critères de la « guerre juste ». Dans l’affaire libyenne, nous y étions.
Nicolas Sarkozy, votre ami, a maille à partir avec la justice au sujet d’un financement supposé de sa campagne électorale de 2007 par le régime de Kadhafi. N’est-ce pas une ombre de plus sur votre action en Libye ?
Il y a deux sujets différents. D’abord, l’Histoire avec un grand H. C’est La Fable des abeilles, de Mandeville, étendue à la géopolitique : quelles que soient les motivations des protagonistes, un acte juste demeure un acte juste ; et rien n’effacera le fait que l’Occident en général et la France en particulier ont fait, là, trois grandes choses. Arrêter un massacre. Détruire une dictature. Et, peut-être plus important encore, cette grande première historique dans nos relations avec le monde arabe : un Occident qui, pour une fois, prenait le parti des peuples et non celui des tyrans…
Et le deuxième sujet ?
Je ne suis ni juge ni journaliste. Mais je trouve cette histoire parfaitement invraisemblable. J’ai, pendant ces six mois de guerre, été en contact constant avec Sarkozy. En vertu de quelle logique un homme ayant au-dessus de la tête une telle épée de Damoclès aurait-il livré une si longue guerre, avec une telle ténacité ? Et comment comprendre que Kadhafi, qui aurait eu cette arme absolue entre les mains, ne s’en soit pas servi pour, prenant l’opinion internationale à témoin, tout arrêter ?
Il l’a fait !
Oui. Son fils aussi. Mais dans les premières heures de la crise. Et jamais depuis. Alors que, je vous le répète, les télévisions du monde entier étaient à Tripoli, à 100 mètres de son palais, et auraient, bien évidemment, sauté sur la nouvelle ! Imaginez une seule seconde le faux de Moussa Koussa produit par CNN au moment où les avions français stoppaient les chars autour de Benghazi, Brega ou Misrata… La guerre était finie. Kadhafi était remis en selle. Et les « rivières de sang » coulaient pour de bon…
Fallait-il laisser tuer Kadhafi ?
Bien sûr que non. Je l’ai écrit, dans Newsweek, le lendemain du lynchage. Pour cette jeune révolution démocratique, c’était un effroyable et tragique baptême.
Tout de même, la Libye s’est trouvée saccagée et on a du mal à imaginer qu’elle puisse revenir à l’état initial ?
J’espère bien qu’elle ne reviendra jamais, comme vous dites, à l’« état initial » ! Car cet état initial c’était la terreur au quotidien, les massacres dans les prisons, la Ballade des pendus permanente, les infirmières bulgares accusées d’inoculer le sida, le chantage aux migrants et, sauf à la toute fin, le soutien au terrorisme international…
Après, que la nouvelle Libye ne soit pas un paradis, c’est évident et c’est, dans l’Histoire, toujours comme ça. Je ne connais qu’un cas au monde de pays qui soit passé, d’un seul coup d’un seul, de la nuit au jour et du néant à la démocratie : c’est Israël.
En tout cas, comme l’a affirmé Emmanuel Macron, la France et ses alliés ont eu tort de ne pas assurer le suivi démocratique après l’intervention militaire…
Oui. Ce fut notre erreur. Et j’ai été le premier à le dire. Mais ce n’est pas parce que l’on n’a pas fait assez qu’il ne fallait rien faire du tout. Je vous le répète : ce que j’appelle, dans mon livre, la longue guerre contre le cynisme et pour la fraternité, contre le souverainisme et pour l’internationalisme vrai a connu là sa première vraie victoire. Que l’Histoire soit lente, que la démocratie soit difficile et prenne du temps, c’est une autre affaire. Rappelez-vous Zhou Enlai, à qui Malraux demandait un jour ce qu’il pensait de la Révolution française et qui lui répondit : « Il est encore un peu tôt pour le dire… »
Dans leur grande majorité, les opinions publiques occidentales sont devenues hostiles au principe d’une intervention militaire dans les conflits en cours. Que leur répondez-vous ?
Que je n’ai, moi, à ce point de ma vie, qu’un remords. Qu’il n’y a qu’une chose dont je pourrais demander pardon aux générations futures. Et c’est, je vous l’ai dit, de n’avoir pas su convaincre qu’il fallait intervenir militairement en Syrie. 400000 morts, plus de 12 millions de réfugiés, la moitié de la population déplacée, Daech partout : voilà notre défaite, voilà notre honte, voilà le vrai suicide des démocraties. Comme toujours.
Comment cela, « comme toujours » ?
Les démocraties ont toujours été anti-interventionnistes. Lors du génocide des Arméniens, en 1915. Pendant la guerre civile espagnole, en 1936. L’Anschluss, en 1938. Le soulèvement de Budapest, en 1956. Et encore lorsque la Pologne s’est dressée contre les Soviétiques, en 1981. C’est une pente naturelle. C’est comme une loi de la gravitation politique. Et l’exception, c’est le courage d’intervenir. Hélas.
La démocratie ne consiste-t-elle pas à tenir compte des opinions publiques, même si elles restent rétives ?
En tenir compte, bien sûr. En être l’esclave, sûrement pas. Il y a aussi, dans ce que je nomme l’« empire », une dictature de l’« opinion », une tyrannie du « peuple ».
Justement, ce qui a changé la face du monde est que l’« empire », en l’occurrence les États-Unis, a décidé de ne plus être interventionniste. N’êtes-vous pas un peu seul à le regretter ?
Peut-être. Mais c’est, pour moi, le phénomène le plus énigmatique et le plus désastreux du moment. Et de ce point de vue, je vous le répète, Barack Obama et Donald Trump sont les deux faces de la même monnaie. Si l’Amérique devait durablement tourner le dos à sa vocation originelle, il n’y aurait plus que l’Europe pour reprendre le flambeau des démocraties. Mais le ferait-elle ? Cette incertitude, je l’avoue, me terrifie.
En perdant des soldats en Afghanistan, comme dans le reste du Moyen-Orient, l’Amérique a plus que payé son écot…
Ce n’est pas une question d’« écot », c’est une dette impayable. La bataille pour l’honneur, pour la justice, pour un monde meilleur est, par essence, interminable. On n’en est jamais quitte. C’est une tâche infinie. Ou alors, on accepte d’être à son tour vaincu.
Comment cela ?
Prenez ce djihadisme qui nous frappe à domicile et dont je démontre, je crois, qu’il est la dernière perle noire crachée par l’huître du nazisme. On ne comprend rien au phénomène et, surtout, on s’empêche de le combattre si on ne le réinscrit pas dans son contexte géopolitique. En d’autres termes, l’Iran, la péninsule arabique et le Qatar, la Turquie…
Même en France, l’élection d’Emmanuel Macron a marqué un changement de cap après l’ère Sarkozy-Hollande, qui était dominée par un agenda « néoconservateur ». Faut-il craindre le retour de la realpolitik ?
Je ne crois pas que Macron soit si « realpoliticien » que vous le dites. Prenez le jour où, devant Poutine, il a le culot d’affirmer que Russia Today n’est pas un média respectable mais une officine de propagande. Ou celui où, au grand dam d’Erdogan, il reçoit le Premier ministre Barzani à l’Élysée. Ou encore quand il parle de valeurs démocratiques devant Xi Jinping. Ce n’était pas si mal…
On sait que vous vous sentiez plus proche de François Hollande ?
J’étais, c’est vrai, en grande affinité avec la politique internationale de Hollande. Mais les choses ne sont pas binaires. Macron a fait, sur ce terrain, des choses bien.
Par exemple ?
Il a compris que Poutine est non seulement un adversaire stratégique, mais un ennemi idéologique. Il a saisi que son seul vrai dessein est de se venger de l’Europe et de la déstabiliser.
L’Europe connaît son propre accès d’illibéralisme avec la montée des populismes. Reflètent-ils le déclin de l’Occident, ou un besoin de frontières ?
Sans doute les deux. Mais le fond de l’air est quand même celui du dégagisme, de l’antiélitisme, du défaitisme culturel et de la lassitude démocratique. Le vrai « déclin de l’Occident », c’est ça : quand, comme au Kurdistan, nous ne sommes plus capables de défendre nos propres valeurs.
Qu’aurait-il fallu faire pour les Kurdes, vaincus par les Turcs à Afrin, en Syrie ?
Erdogan est un maître chanteur. Mais c’est aussi un tigre de papier. Il était possible de lui dire « stop ». Mais il y aurait fallu une intrépidité churchillienne.
Personne, ni sur le plan local ni sur le plan international, ne semble pour l’heure vouloir d’un Etat kurde. Votre combat pour cette reconnaissance a-t-il encore un sens ?
Eh bien, c’est une honte ! Jadis, on discutaillait de savoir si cette Turquie avait ou non sa place en Europe. Aujourd’hui, on aurait dû, on devrait, ouvrir l’autre débat : a-t-elle toujours, vraiment, sa place dans l’Otan ? Croyez-moi : cette perspective d’être expulsé de cette alliance stratégique aurait beaucoup calmé les ardeurs criminelles d’Erdogan.
Après le Qatar, pendant la présidence Sarkozy, puis l’Arabie saoudite avec Hollande, Macron a-t-il raison de miser sur les Emirats ?
La politique, cela veut dire se débrouiller d’un monde hobbesien dont j’ai souvenir que Raymond Aron, dans un texte de guerre froide, le comparait à une « jungle ». Eh bien… Dans une jungle, j’aime mieux un fauve apprivoisable qu’une bête sanguinaire. Alors j’entends, bien sûr, qu’on spécule beaucoup sur les volontés réformatrices de Riyad ou de Doha. Mais, pour l’heure, le seul réformateur fréquentable que je vois à l’œuvre, le seul, aussi, à faire vraiment la chasse aux djihadistes, il est non pas à Riyad, mais à Abou Dhabi.
Quelle est votre vision plus globale du Moyen-Orient ? Est-elle celle d’une division de la région entre Etats communautaires, qui ferait les affaires d’Israël ?
Zappez une bonne fois les bavardages des complotistes ! Je plaide, au Moyen-Orient, pour une solution infiniment moins tortueuse.
Appuyer, autant que faire se peut, les forces démocratiques. D’où l’urgence d’un Kurdistan indépendant qui deviendrait, après Israël, le deuxième Etat démocratique de la région. Vous savez, les prétendus « réalistes » sont souvent les vrais irréalistes. Je les connais bien. Depuis des décennies, à l’étouffée des chancelleries, ils se rengorgent de la « stabilité » des dictatures. Quelle stabilité, franchement ? L’autoritarisme et la tyrannie, c’est toujours, et partout, l’injustice, mais aussi le désordre et la guerre.
Israël est le seul Etat à soutenir l’indépendance du Kurdistan irakien. Est-ce parce qu’il est le poste avancé de l’Occident ?
C’est, sûrement, parce qu’en Israël prévaut le sentiment d’une affinité élective du peuple juif avec le peuple kurde. Mieux : d’une communauté de destin. Les survivants de la Shoah qui ont fait Israël, leurs descendants, les descendants de leurs descendants n’ignorent rien du tourment d’être un « peuple en trop ». Et ils en éprouvent, pour leurs frères kurdes, une sollicitude qui relève de ce que le dissident tchèque Jan Patocka a nommé la « solidarité des ébranlés ».
Vous ne répondez pas : Israël est-il, ou non, le poste avancé de l’Occident ?
Géographiquement, non, bien sûr. Mais, sur le plan des valeurs, pourquoi pas ? L’image, contrairement aux anti-occidentalistes forcenés, me semble belle. Et noble. Dès lors que l’on postule qu’il y a de la grandeur dans les principes métaphysiques qui ont fait l’Europe et, donc, l’Occident, être l’un des endroits du monde où ces principes sont cultivés et entretenus est assez exaltant…
Vous avez été, en 2003, un des initiateurs du pacte de Genève, au grand dam de la droite israélienne. Depuis, on vous entend très peu mettre en cause le Likoud tout-puissant. Que se passe-t-il ?
Eh bien, vous écoutez mal. Je n’ai pas changé d’avis sur la solution des deux Etats. Et je suis, plus que jamais, persuadé qu’Israël doit se libérer des Territoires, donc donner une souveraineté aux Palestiniens. C’est nécessaire, juste et vital.
Mais attention ! Vous ne me verrez jamais, pour autant, céder un millimètre à l’autre pente. Celle qui, à partir de l’exigence d’un débat démocratique normal et ouvert, en conduit certains, en France et ailleurs, à cautionner la délégitimation, voire la satanisation d’Israël. Critiquer Netanyahou, bien sûr. Le nazifier, jamais. C’est, si vous êtes honnête, la position dont vous devez reconnaître que je n’ai, sur la durée, jamais dévié.
Vous soulignez que l’Occident a toujours eu partie liée avec l’exigence de vérité. Pourquoi écrivez-vous que la numérisation déchire ce lien historique ?
Une bataille fondatrice a inventé l’Europe : le combat entre, d’un côté, la volonté de vérité et, de l’autre, le couple diabolique du cynisme et du relativisme. Eh bien, deux mille cinq cents ans plus tard, ce sont les sophistes, demeurés en embuscade, qui reprennent l’ascendant. Mark Zuckerberg, c’est Gorgias, en pire.
Et cette opinion qui règne, qui surveille, qui châtie, c’est le triomphe des tricoteurs et tricoteuses qui exultent à la mort de Socrate. Une société qui a perdu jusqu’aux derniers scrupules qui la rattachaient aux piliers transcendantaux de la vérité, c’est le futur irrespirable que nous prépare la révolution anthropologique des Gafa.
Vous voilà maintenant croyant !
Je crois à ce que mon maître Jean-Toussaint Desanti, qui avait l’athéisme du charbonnier, nommait les « idéalités mathématiques ». Autrement dit : les universaux. Nous sommes en présence d’un combat farouche et sans merci. L’Empire contre les cinq empires. Ou, si vous préférez, nihilisme contre nihilisme. L’Amérique, si elle devait devenir un empire pour rien, laisserait le champ libre à la « volonté de néant » des cinq rois.
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