« Voici un étrange monstre que je vous dédie », écrivit Pierre Corneille dans l’envoi de L’Illusion comique. De même, Bernard-Henri Lévy pourrait dire à Jacques Weber, son interprète, qu’il lui offre avec Hôtel Europe un bien « étrange monstre », puisqu’il s’agit d’une véritable « Illusion tragique ».
Comme les aventures de Clindor et Matamore nous montrent le théâtre dans le théâtre, Hôtel Europe inscrit l’histoire dans l’Histoire. Celle de l’auteur, des causes qu’il défend, multiples et pourtant liées par la même vision de l’Homme, s’enchâsse dans celle du continent, telle qu’elle a ouvert un nouveau chapitre, au lendemain de la chute du communisme, avec le siège de Sarajevo, réinstallant la guerre en Europe.
Cette époque, ouverte à coups d’obus serbes, à coups de balles de snipers dans la peau des enfants de Bosnie, saigne toujours d’un mélange de déclin et de nationalisme. Convié à prononcer une conférence à Sarajevo pour le 100e anniversaire, au jour près, de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, donc du début de la guerre de 1914-1918, le héros plonge dans ses archives numériques : de ce cloud tombent un orage d’alarme et une grêle de doute, le présent devient glaise et le discours se pétrit devant nous, chaotique et douloureux, en un soliloque impudique aux allures d’accouchement.
Comme un mode d’emploi pour Hôtel Europe, BHL publie en même temps des Réflexions sur un nouvel âge sombre, où il détruit l’Union technocratique et impotente, s’interroge sur les concepts d’identité et de nation, s’inquiète du sort de l’euro, cherche une voie vers le fédéralisme – seule issue de secours – et dénonce en Poutine le nouvel ogre mangeur d’Européens. Mais l’Eurasie que veut bâtir le tsar n’est-elle pas une chance, le fait historique qui nous manque pour accélérer la construction de l’Europe fédérale et éviter à la fois la cogestion du monde par le G2 sino-américain ? Ce n’est pas de Moscou qu’il faut avoir peur, c’est de notre incapacité de penser un monde dans lequel est revenue la Russie.
De même, nous ne parvenons pas à penser l’étage supérieur de l’« Hôtel Europe », la prochaine étape de l’UE. Bernard-Henri Lévy n’escompte pas que l’idée européenne s’instille dans les veines des nations et, les débarrassant du poison de l’identité, « européanise » 500 millions de citoyens par le bas. Il préfère espérer la dilution des nations dans un empire doux, il préconise un fédéralisme en fondu enchaîné. Mais on peut considérer que la nation européenne, partage des mêmes valeurs démocratiques sur un même territoire, est déjà là, et qu’il ne manque qu’une audace politique et de grands dirigeants pour que cela soit la réalité officielle, à très court terme, des pays de la zone euro.
Tel le héros de sa pièce, BHL ne semble jamais découragé, mais paraît parfois désemparé aux carrefours de la géopolitique. Plus qu’un intellectuel engagé, il est un philosophe en guerre comme d’autres le sont en chambre et, dans les plaies du monde, cherche à prendre le pouls de son propre destin, mais aussi celui de ses idéaux. Aujourd’hui, l’idée européenne se meurt, quand hier elle était une évidence. Approche le moment de vérité, où ce continent devra choisir entre la puissance, la jungle des nationalismes et la servitude. En 1992, la guerre de Bosnie vint rappeler au monde que la fin de l’Histoire proclamée par Francis Fukuyama ne signifiait pas la paix éternelle. Choc des civilisations, triomphe des populismes, retour de la barbarie…
Peut-être qu’à la fin de l’Histoire a succédé le début de la tragédie.
EXTRAITS
(Les intertitres sont de la rédaction)
L’Europe vers l’abîme ?
Hôtel Europe est un texte sombre. […] Il est sombre comme l’Europe où triomphent, aujourd’hui, comme jadis dans les Balkans et comme si cela était un effet retard de ceci, les populistes, souverainistes, maniaques de la volonté de pureté, néofascistes divers et variés.
Quand, à la main tendue d’un peuple, à l’attente insensée d’hommes et de femmes qui sortent, en titubant, des décombres de leur siècle et placent ce qui leur reste de confiance dans les valeurs dont ils nous pensent les dépositaires et les gardiens, on répond par l’indifférence, même pas cynique, juste pleutre, de responsables dont le munichisme est devenu une seconde nature ; quand, par-delà les responsables, c’est le peuple lui-même qui, tous courants, tous âges, toutes classes confondus, tourne le dos aux moments de son Histoire où il sut affirmer son souci du monde et son goût pour la grandeur […] il faut se rendre à l’évidence : cette Europe veule, cette Europe non pas impuissante mais inexistante, cette Europe orpheline de ses valeurs et sans égard pour ses propres titres et dynasties, cette Europe acéphale ou oligocéphale qui s’acharne à ne pas vouloir ou à vouloir ce que veulent ses ennemis, roule à l’abîme. […]
S’il y a bien une illusion qui a bercé notre génération, c’est celle d’une Europe évidente, inscrite dans la nature des choses ou, en tout cas, dans le sens de l’Histoire et qui se ferait donc même si nous ne faisions rien. Nous pouvions nous laisser porter. Nous pouvions, confortablement installés sur la banquette arrière de l’Histoire, dormir du sommeil de l’innocent ou somnoler sans souci, ni de la traversée, ni du terme. Nous pouvions bouder, penser à autre chose, ruer dans les brancards, faire les difficiles, grogner. Nous pouvions nous payer le luxe de la détester, de la vomir et de la diffamer, de ne pas voter pour elle ou, comme en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, de voter même contre elle.
Elle était si moderne, si parfaitement inscrite dans ce que nous pensions être la logique même du monde, nous étions si certains d’avoir définitivement tourné le dos au paradigme national et à son ordre suranné, que nous ne doutions pas qu’elle suivît un trajet rectiligne, tout tracé et allant irrésistiblement vers le terme prescrit par ses pères fondateurs. Ce providentialisme, ce progressisme témoignaient, déjà, d’une grande ignorance. L’Europe ne s’est-elle pas déjà faite, plusieurs fois faite, avant, chaque fois, de se défaire.
L’euro en danger
Car il y a une loi des monnaies uniques. Il y a, pour s’en tenir aux âges modernes et contemporains, quelques expériences comparables à celle de l’euro – et à l’histoire desquelles on ne réfléchit pas suffisamment. Il y a deux cas, celui de l’invention de la lire et du franc suisse, où l’affaire a marché tout de suite. […] Il y a deux cas, celui du mark et celui du dollar, où cela a failli ne pas marcher. […]
Et puis il y a deux expériences enfin que l’on a tendance à oublier mais qui ont eu leur heure de gloire et dont l’échec même est riche d’enseignements : c’est l’aventure de l’Union latine, scellée en 1865 entre la France, la Belgique, la Suisse, l’Italie et bientôt la Grèce et qui, même s’il ne s’agissait pas, à proprement parler, d’une union monétaire, était, selon ses textes constitutifs, porteuse d’une « unification » qui se voulait le « prélude aux fédérations pacifiques du futur » ; c’est celle, un peu plus tard, de l’Union monétaire scandinave rassemblant, elle, le Danemark, la Suède puis, très vite, la Norvège autour d’un projet ambitieux, utopique, passionnant et qui, à bien des égards, annonçait, lui aussi, celui de la zone euro d’aujourd’hui ; or, si l’un comme l’autre finissent par céder et se dissoudre, c’est du fait des égoïsmes nationaux persistants entre Etats signataires, des inégalités de développement que rien ne vint corriger ni lisser et, a contrario des États-Unis et de l’Allemagne, de l’absence d’un événement, d’un courant d’opinion et d’un homme d’Etat visionnaire, contraignant à faire le saut et à passer à l’union politique.
La leçon est claire. Dans un sens comme dans l’autre, elle est, hélas, implacable. Une monnaie se fait quand une politique la veut. Une monnaie se défait quand la politique ne la veut plus assez, qu’elle échoue à prendre le relais, qu’elle abdique. Et il en ira ainsi de l’euro si un nouveau geste, un pas en avant, une deuxième révolution – mais politique celle-là ! et urgente ! – ne viennent pas parachever le dispositif mis en place il y a quinze ans et mettre en défaut les souverainetés. […]
Nous sommes, faute d’un bond dans la chimère, plus près du déclin des empires que de leur construction. Sans progrès, autrement dit, de cette intégration politique dont l’obligation est inscrite dans les traités européens mais qu’aucun responsable, en France comme en Allemagne, ne semble vouloir prendre au sérieux, sans abandon de compétences par les Etats-nations et sans une franche défaite de ces souverainistes qui poussent les peuples au repli, l’euro se désintégrera comme serait désintégré le dollar si les sudistes avaient gagné la guerre de Sécession.
Jadis, on disait : socialisme ou barbarie. Aujourd’hui, il faut dire : union politique ou barbarie. Mieux : fédéralisme ou éclatement et, dans la foulée de l’éclatement, régression sociale, précarité, explosion du chômage, misère. Nous n’avons plus le choix : c’est l’union politique ou la mort.
Nations ou empire ?
Ou bien on croit que les nations sont de toujours. On croit que les humains se sont très tôt, voire originairement, constitués en unités territoriales et politiques ressemblant aux nations d’aujourd’hui. […] Les nations restent les nations, mais s’y ajoute une qualité de style, de civilisation et de vie – cafés, paysages humanisés, rues et places portant des noms de poètes ou de héros – qui, de Prague à Paris, ou de Budapest à Barcelone et Lisbonne, est aussi le parfum de l’Europe. […]
Au sens de Julien Benda, dans ce Discours à la nation européenne dont le titre est trompeur […] : l’Europe n’est pas une nation ; ce n’est même pas une métanation ; c’est quelque chose qui n’a plus rien à voir avec une nation au sens où l’on entend, d’habitude, le mot ; c’est une machine qui se branche sur les nations existantes, mais pour les compliquer, les complexifier, les délester d’une part de leur lourdeur racinaire, les recharger en abstraction et en désir d’infini. [Alors,] on voudra, et fera, l’Europe.
Mais ce ne sera pas un corps politique européen. Ce ne sera pas une macronation qui, absorbant les micronations, leur ressemblerait encore trop et reproduirait, en les amplifiant, leurs traits les plus détestables. L’Europe fédérale, dans cette configuration, est très difficile, presque impossible, à imaginer. […] Ou bien on fait l’analyse inverse. […] La nation, ayant un acte de naissance, peut avoir un acte de décès. La nation, née dans les flancs de l’empire, peut très bien y retourner et s’y perdre. Si c’est l’empire qui est originaire, si c’est l’empire qui est premier au double sens d’aîné et de meilleur, et si la nation est une création tardive, laborieuse, mal ficelée, perpétuellement balbutiante, incertaine, il ne devrait pas être très difficile de la déconsidérer et il sera facile, à l’inverse, de restaurer, sous le drapeau de l’Europe, la grandeur et la gloire de l’empire.
Je ne dis pas que cela rende l’Europe plus désirable. Mais je suis sûr que cela la rend mieux concevable et plus aisée à bâtir. Je suis convaincu que c’est le juste pari quand on veut une Europe réellement supra nationale. […] La nation, chose très ancienne (et enkystée dans l’humain, impossible à éradiquer) ou invention plutôt récente (et, par conséquent, dépassable) ? Dans ce texte, et ailleurs, mon cœur et mon esprit balancent.
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