« Lapsang souchong, Mr Lévy » ? L’hôtel Carlyle bichonne ses habitués, et aucun serveur de ce discret joyau de Madison Avenue, ancien refuge d’Audrey Hepburn et des amours de JFK et de Marilyn, n’ignore le goût du French philosopher pour ce thé du Fujian à l’arôme de chêne brûlé. Ce sanctuaire de l’art de vivre et des divinités new-yorkaises, égayé les lundis soir par le groupe de jazz de Woody Allen, a dû suffisamment séduire Bernard-Henri Lévy pour que le « Superman et prophète » encensé par Vanity Fair, en 2003, confie au Wall Street Journal qu’il envisageait d’y acheter un pied-à-terre.
Ce matin, l’auteur de La Barbarie à visage humain et de Qui a tué Daniel Pearl ? commande aussi un très diététique demi-pamplemousse en demandant à mi-voix des nouvelles de la famille du groom pakistanais ; avant de se retourner vers sa table, en soupirant sur l’avenir de l’Asie du Sud, pour aborder l’immédiat : son livre. Son défi, son rêve et son vertige américains : « American Vertigo, sur les traces de Tocqueville ». Le recueil d’une série d’articles fleuves commandités et publiés par la revue Atlantic Monthly ; récit pointilliste, « ouvert, vrai et non exhaustif » d’un périple de neuf mois et 25 000 kilomètres effectué en voiture – avec chauffeur, puisqu’il n’a toujours pas appris à conduire – des ghettos de Boston aux bordels du Nevada, de Seattle à la prison de Guantanamo, du bureau de Hillary Clinton au salon de Sharon Stone. Le tout achevé au printemps 2005, et étayé par ses réflexions sur l’identité et les idéologies locales, la religion et le messianisme démocratique néoconservateur.
En trente ans, et 30 livres, le légendaire BHL a fait ses preuves, mais, de sources proches et concordantes, il jugeait « trop écrasant le signifiant Tocqueville » et irréalisable un remake de De la démocratie en Amérique, l’œuvre inégalée du jeune aristocrate visionnaire, écrite à partir de 1832 après moins d’un an de voyage dans le Nouveau Monde. Mais American Vertigo, traduit en anglais par Charlotte Mandell, dépasse au moins son modèle sur un point. Historique. Il est le seul ouvrage d’un auteur français à être publié en avant-première aux États-Unis, en l’occurrence, deux mois avant sa sortie en France, aux éditions Grasset.
Ce 21 janvier, soixante-douze heures avant le jour J, alors que son éditeur, le géant Random House, fournit déjà un premier tirage de 70 000 exemplaires aux plus grandes librairies du pays, « Mr Levy » contemple, entre Hudson et East River, le nouvel horizon de son incommensurable culot, avec, qui sait ? l’ombre d’une inquiétude : « Les journaux, les réactions ? c’est bon ? Bon ou mauvais ? » demande-t-il à un attaché de presse français. Pas mal du tout, en vérité. La moisson du week-end révèle un imposant article du LA Weekly de Los Angeles, une interview dans Salon, le phare de la presse Internet, et un éditorial du New York Times qui se félicite, en gros, du regain d’intérêt pour Alexis de Tocqueville, non sans épingler son émule pour ses détours prosaïques chez les stars de Hollywood. Ces propos ne dissipent pourtant pas la polémique causée une semaine plus tôt par un entretien provocateur dans New York Magazine. Interrogé sur son rapport avec l’Amérique, BHL a poussé un peu loin l’image de sa liaison passionnée avec le pays, avec cette formule : « J’ai eu “a good fuck” with America. » L’auteur dément formellement avoir tenu ces propos. Mais le journaliste n’en démord toujours pas. Et nous ne sommes que le 23 janvier.
Depuis des semaines, en fait, entre pratique intensive de l’anglais et rendez-vous avec son éditeur, l’essayiste journaliste réalisateur prépare une tournée monstre ; un marathon de 10 villes et 8 Etats, qui, avant de gagner Boston, Seattle, Miami et Los Angeles, doit commencer à New York, antre des coyotes de la critique et lieu de cinq interventions publiques majeures.
BHL n’est pas un inconnu ici. Qui a tué Daniel Pearl ?, son plus grand succès transatlantique, s’est vendu à quelque 200 000 exemplaires. En 1978, star précoce de l’antimarxisme, il avait connu, avec La Barbarie à visage humain, plus que son quart d’heure warholien, remplissant les amphis des plus grandes facs américaines et les colonnes de Time Magazine. Mais les années ont passé. Et son trac devient palpable lorsque son éditeur de Random House, William Murphy, un grand gaillard jovial et vif, lui rappelle que seuls Norman Mailer et Salman Rushdie, Robert Kaplan et le penseur en vogue Francis Fukuyama ont eu droit à une telle campagne.
« La faute aux deux Murphy », plaisante BHL, pour justifier ce délire. Cullen Murphy, directeur de l’Atlantic Monthly, qui, face à la crise d’identité de l’après-11 septembre, recherchait un intellectuel frais et sophistiqué pour décrire l’Amérique à ses concitoyens. Et William Murphy, qui décrypte son marketing : « Les intellectuels américains sont gris, poussiéreux et sans voix. Bernard apporte son style et son audace, et, puisqu’il est anti-antiaméricain bien que français, un regard plutôt positif et progressiste sur notre pays où le clivage idéologique interdit tout débat. » Leur poulain garde un silence pensif, mais à celui qui semble douter de ses chances ou de son ancrage en Amérique il réserve sa botte imparable : « Que faites-vous donc ce soir ? »
A Washington, il goûte sa revanche
C’est ainsi que le plumitif se retrouve à 20 heures au cœur du réseau BHL, au dîner offert en son honneur par la styliste Diane von Furstenberg, amie de toujours du philosophe et disciple d’Andy Warhol au temps des folles nuits du Studio 54 ; connue autant pour son premier mariage avec le richissime prince Egon von Furstenberg que pour les millions gagnés dans les années 1970 babas par sa nouvelle philosophie de la mode bon chic.
Nous sommes dans ses ateliers, annexe de sa somptueuse demeure du Village, et la « petite book-party » annoncée par BHL rassemble 400 personnes attablées sous les chandeliers Art déco d’une immense salle inondée de lumière rose. Il paraît visiblement heureux, entre sa copine Lauren Bacall et le célèbre journaliste Dominick Dunne, auprès de Felix Rohatyn, ancien ambassadeur à Paris, sous Clinton, et figure influente de New York. Sur cet Olympe new-yorkais et curieusement bon enfant, où ne manque que le tycoon Barry Diller, époux actuel de l’hôtesse, retenu par les obligations de son empire du téléachat, il se détend enfin. Moue gamine quand Diane lui porte un toast. « Bernard est pour moi comme un frère, et je regrette qu’on le croie frivole. Il est profond, vrai et dévoué à ceux qui l’aiment. » Diane l’a rencontré à Paris au début des années 1980, lorsqu’elle était venue en France pour vivre avec son compagnon d’alors, le romancier Alain Elkann, et fonder les éditions Salvi.
Ils ne se sont plus perdus de vue depuis. En 1994, un an après son retour aux États-Unis, la fée mondaine a fait venir BHL à New York pour qu’il commente son film Bosna ! dans l’émission de son ami Charlie Rose, un Jacques Chancel américain érigé en arbitre de la vie intellectuelle, artistique et politique, dont l’austère talk-show sur la chaîne publique PBS accueille, de Clinton à Spielberg, tous ceux qui comptent en Amérique. Il dîne ce soir-là face au diplomate Richard Holbrooke, artisan des accords de paix de Dayton sur l’ex-Yougoslavie, et non loin du flamboyant Graydon Carter, un proche de Diane, patron du mensuel Vanity Fair et fabricant d’étoiles. En 2003, il publiera un article élogieux et décisif sur BHL, avant de faire éditer son propre livre sur Bush chez Grasset, où le philosophe est directeur de collection.
De Londres, Salman Rushdie a remué ciel et terre pour que le monde littéraire, venu en force ce soir, réserve le meilleur accueil à son protégé, offrant l’énorme fichier d’adresses du PEN Club, la prestigieuse association d’écrivains qu’il préside, pour les invitations aux divers « événements BHL ». Un remerciement affectueux en souvenir de ce jour noir de la fatwa iranienne, où seule la gueulante du trublion français avait rompu le silence des chancelleries.
Et puis, ce soir, il y a Arielle, sensible, érudite et drôlissime, venue quatre jours à New York assister au décollage de la fusée Bernard-Henri, avant d’entamer une tournée qui la mènera à Montréal fin février. Née à Norwich, Connecticut, elle détient un passeport américain, ce qui a permis à son mari — il s’en vante lui-même – de passer cette fois l’immigration par la courte file d’attente des US citizens. « Comme un vrai Américain. » « J’ai toujours imaginé une rencontre de Bernard-Henri avec l’Amérique, confie Arielle. Presque un retour au bercail, un recommencement après sa notoriété des années 1970. » Une nouvelle vie ? Grand sourire : « Vous venez demain l’entendre à Washington à la Johns Hopkins University ? J’y serai, car j’ai décidé une fois pour toutes d’admirer Bernard-Henri. »
Elle est au premier rang, le lendemain, d’une salle bondée d’étudiants, pour voir son guerrier, chemise blanche ouverte et crinière grisonnante, débattre avec deux figures de la mouvance néo-conservatrice abondamment citées dans American Vertigo : Francis Fukuyama, professeur à la Johns Hopkins, rendu célèbre pour son traité sur la fin de l’Histoire, et Bill Kristol, rédacteur en chef du Weekly Standard, organe central du mouvement néoconservateur, principal artisan de la campagne idéologique des républicains pour le renversement de Saddam Hussein.
En anglais, BHL reste BHL, d’une éloquence sidérante, fleurie de délicieux gallicismes, de fautes charmantes et de concepts en cinq syllabes. Le miracle se produit : il écrase ses contradicteurs sous les rires et les applaudissements, convoquant par des phrases à rallonge Hegel, Kojève et Kierkegaard contre la dialectique « optimiste et hyperhégélienne » de Fukuyama, qu’il respecte, avant de s’embusquer au ras des pâquerettes pour dégommer Bill Kristol, qu’il méprise, et lui reprocher un récent article du Weekly Standard sur les infidélités de Clinton, le fustiger pour son entrain à commander « tout le menu du conservatisme de Bush », au lieu de se contenter du volontarisme moral de la politique étrangère républicaine. Ses interlocuteurs, desservis par leur look de comptables, s’inclinent en souriant. Bernard-Henri Lévy savoure son entrée dans le débat américain et goûte sa revanche.
Car sa gloire américaine de 1978 n’avait pas duré. Deux ans plus tard, invité d’honneur d’un colloque d’été sur la civilisation française à la New York University (NYU), l’intello le plus prisé de France montrait déjà tous les travers de la nomenklatura. Hautain et incapable, à l’époque, d’aligner deux mots d’anglais, il avait fait fondre en larmes son interprète, épuisée par sa logorrhée à tiroirs. Mal informé, il avait cru bon, pour prouver l’ineptie de la gauche américaine, de citer les propos d’Angela Davis, figure du microscopique Parti communiste américain, puis de Jane Fonda, totalement discréditée à l’époque. En 1994, à son retour pour la promotion de son film Bosna !, il n’y avait, à sa grande tristesse, pas même 100 personnes dans la salle du Tisch Hall de la NYU.
Humilié par John Kerry, il prépare sa riposte
Mais il revient. Alan Wolfe, l’un des meilleurs spécialistes de la religion et des divisions idéologiques américaines, garde un excellent souvenir de leur rencontre, pour les besoins d’American Vertigo. « Connaissant l’habituelle et incroyable ignorance des intellectuels français sur mon pays, il fait preuve de remarquables connaissances, confirme l’auteur de Return to Greatness. Et je ne doute pas, quel que soit le sort de son livre, de sa capacité à contribuer au débat américain. Il appartient à cette mouvance soixante-huitarde qui a redécouvert le libéralisme sans pour autant basculer totalement à droite, comme l’ont fait les néoconservateurs. Il apporte une vision de gauche, mais empreinte de maturité. »
Acharné, presque chaque nuit au Carlyle, à achever des réponses à Fukuyama dans la revue The American Interest ou à contredire par écrit l’historien bushien Walter Russel Meade, BHL prépare aussi pour The Nation une lettre ouverte à la gauche américaine. Une réponse intellectuelle à l’humiliation qu’il avait ressentie lorsque John Kerry, de peur d’apparaître en compagnie du Français élitaire pendant sa campagne, l’avait fait reléguer dans l’avion de secours de sa tournée. « Il y avait les bagages, les secrétaires, et BHL », rappelle le martyr, pour prouver l’atonie cérébrale des démocrates, condamnés à singer le populisme de Bush et incapables de reprendre l’avantage dans la bataille des idées.
Le mardi 24 janvier au soir, devant les invités du Council on Foreign Relations, prestigieux think tank new-yorkais, Lévy, interrogé par son ami Felix Rohatyn, confirme qu’il partage « la vision morale et l’hostilité des néoconservateurs pour les Saddam, mollah Omar et Milosevic », mais exige un « renouveau du rôle social de l’Etat américain ». Son éditeur retient surtout qu’il compare l’antiaméricanisme à une « nouvelle religion mondiale aux relents néofascistes ». « Cela plaît aux gens, lui dit Murphy. Insistez là-dessus. »
Lévy, si roué soit-il, découvre l’énorme machine des promotions à l’américaine, en particulier le mercredi soir, apothéose de sa première étape new-yorkaise, où, au son du tube On The Road Again, de Willie Nelson, craché par une sono d’enfer, le Français monte à la tribune de la plus grande salle de la prestigieuse New York Public Library pour parler de son carnet de route avec Tina Brown, ex-patronne diva du New Yorker. Rameutés par une tempête d’e-mails promotionnels, 600 spectateurs se tassent dans l’auditorium. 400 n’ont pu trouver de tickets d’entrée. Les chanceux en ont pour leurs 15 dollars. Après avoir invoqué Proust, Foucault, Althusser, Andrew Jackson et Jefferson, le showman intello met la salle en délire en rappelant la dernière campagne d’humour politique demandant à une quidam de se sacrifier pour administrer une minauderie à Bush et assurer sa destitution, compare la réussite de la mixité à l’américaine aux défauts de l’intégration républicaine française et achève sa prestation, sous le regard médusé de Tina Brown, par sa propre version politique du « Je fais un rêve… » de Martin Luther King. Du grand boulot.
Le show est également une réunion de famille. Antonin et Justine, ses enfants, ont fait le voyage. L’éditeur Gilles Hertzog, ami de toujours et compagnon de voyage en Amérique, Laurent Dispot, l’un de ses « gardes du corps intellectuels » de sa revue La Règle du jeu, Olivier Nora, patron de Grasset, côtoient Lauren Bacall au premier rang sous les projecteurs des télévisions. Par un réflexe pavlovien, BHL et Arielle rabattent pour la première fois leurs lunettes noires de stars. Leur troupe, mitraillée par les photographes, sort d’un pas lent et triomphal vers la 5e Avenue.
Mais la nuit est douloureuse. Lévy a insisté pour passer dans l’émission culte du moment, le Daily Show with Jon Stewart. « On a dit dans Vanity Fair que BHL n’a pas d’équivalent ici, confiait le philosophe au New York Magazine. Et Jon Stewart n’a pas d’égal, alors ? » Alors, il se plante. « Bernie Lévy, vous savez que c’est le nom d’un garagiste à Brooklyn ? » lui demande Stewart, dès l’altière entrée de son invité. Ensuite, BHL, toujours prompt à occuper le terrain, s’emballe vite et trop violemment sur l’influence des « escrocs religieux américains » et du créationnisme. Il ignore qu’il insulte les croyants et que Stewart, malgré ses mimiques, a bâti son succès sur la dérision des idées reçues. Ce dernier l’arrête, sans rire : « Vous savez, 80% des gens ici sont tout à fait raisonnables ? »
Le lendemain, lors d’une soirée au consulat offerte par son ami Jean-David Levitte, ambassadeur de France à Washington, BHL digère encore mal sa déconvenue : « Je dois être un plouc qui ne connaît pas les codes », ironise-t-il. Mais l’heure est grave. Même Arielle, en parlant du stress qu’endure son mari, mime de ses ongles les « coups de griffe auxquels il se prépare ».
Le prestigieux supplément littéraire du New York Times va sortir le lendemain une mauvaise critique du livre. Au vrai, un meurtre. En couverture. En confiant l’article à Garrison Keillor, célèbre chroniqueur radio du Middle West, le New York Times voue le beau parleur au goudron et aux plumes. Son bourreau du Minnesota, ne relevant en deux pages que ses clichés et ses morceaux choisis condescendants, le prie au final de décamper. « C’est de mauvaise foi, mais de bonne guerre. Et seulement un splendide bizutage qui tranche avec la couverture médiatique habituelle, tempère Richard Sherwin, universitaire et spectateur d’un des shows de BHL. Il va y avoir de la polémique, des lettres de lecteurs. Enfin un peu d’animation ! »
Le dimanche, en effet, il joue à guichets fermés au « 92nd Street Y », une salle de 900 places, célèbre institution culturelle juive, où Lévy, questionné par son ami Adam Gopnik, ancien correspondant du New Yorker à Paris, décrit l’histoire de l’antisémitisme français, son propre regain d’intérêt intellectuel pour le Talmud, et emballe la philosophie de Levinas devant une foule conquise. Il réédite l’exploit le lendemain, son dernier soir à New York, debout comme un crooner sur une estrade de la plus grande librairie de la ville, le Barnes and Noble de Union Square. Dans le public, Marc Gaige, un prof de philo de la NYU, commente le show : « Son look à la Kennedy, son anglais charmant. Ce type n’a pas son pareil pour profiter de l’énorme complexe d’infériorité intellectuelle des Américains, et leur renvoyer, à grands coups de citations de Habermas ou d’Husserl, une image flatteuse et sophistiquée d’eux-mêmes. Mais tout de même, il parle de la gauche américaine avec une franchise et une vérité qui nous manquaient. »
A la sortie, on demande à Bernard-Henri Lévy si ce succès le surprend. « Non, pourquoi ? J’ai seulement l’impression d’avoir déjà un peu vécu cela. » Le dimanche 12 février, son livre American Vertigo est entré dans la liste des meilleures ventes du New York Times, à la 15e place.
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