Amis d’Afrique.
J’ai connu le Rwanda, au temps du génocide des Tutsis.
J’ai couvert les guerres d’Angola, d’Érythrée, du Burundi.
Je me suis mobilisé pour les génocidés du Darfour, les massacrés des monts Nouba, les chrétiens persécutés du Nigeria, les militants anti-apartheid d’Afrique du Sud.
Je me suis tenu aux côtés du peuple algérien quand les groupes islamistes armés y tuaient comme on déboise et j’ai soutenu l’aspiration à la démocratie de la société civile libyenne.
Comme j’aime, avant tout, la vie, j’ai aussi de beaux souvenirs d’une Afrique vivante et heureuse que j’ai arpentée, à différentes époques de mon existence, d’Abidjan à Dakar, de Lusaka à Nairobi.
Tout cela pour dire que les lignes qui suivent sont inspirées par l’amitié, le respect et le sentiment d’avoir, chaque fois que je l’ai pu, fait écho à vos justes combats.
Mais il y a, sur une partie de votre continent et, en particulier, dans sa zone subsaharienne, un aveuglement étrange, navrant et, à terme, tragique quant aux enjeux de cette guerre en Ukraine qui est l’événement géopolitique majeur où se joue notre destin commun.
J’étais à Odessa lorsque sont arrivés à Saint-Pétersbourg, pour le deuxième sommet Afrique-Russie, dix-sept de vos hauts dirigeants.
J’ai entendu l’un d’eux, président du Burundi, exprimer sa préoccupation face aux « ingérences occidentales » et à l’« iniquité » des « sanctions infligées à la Russie ».
J’ai observé Poutine qui avait peine à croire, lui-même, à la divine surprise de ce blanc-seing donné à sa guerre par un représentant de ce que Frantz Fanon appelait les damnés de la terre.
J’ai vu la stupeur des Odessites face au cynisme d’un homme qui venait, d’une main, en bombardant leur ville, de couper le corridor qui achemine vers vos pays, directement ou via l’Europe, 15 millions de tonnes de blé et de maïs par an et qui, de l’autre, vous faisait l’aumône de « 25 000 à 50 000 tonnes » qui ne viendraient, précisait-il, que « d’ici à trois ou quatre mois ».
Et j’ai été, moi-même, sidéré de constater que cette mascarade n’ébranlait pas outre mesure la position qui est celle de nombre de vos pays, depuis le premier vote des sanctions contre la Russie, à l’ONU, le 2 mars 2022 : au mieux, abstention et neutralité ; au pire, alliance avec le régime assassin.
Alors, amis d’Afrique, je veux vous dire, aujourd’hui, ceci.
Cette attitude, d’abord, est incompréhensible.
Car nul n’ignore, bien entendu, que vous dépendez du blé russe non moins que du blé ukrainien.
Mais comment ne pas voir qu’au blocus qui empêche de les exporter désormais l’un comme l’autre, il y a un responsable et un seul : l’homme qui bombarde les silos d’Odessa, dénonce unilatéralement l’accord céréalier de juillet 2022 et a lancé, avant cela, cette guerre insensée d’où tout découle ? Votre position, ensuite, est suicidaire.
Car, en refusant de voir la réalité et en acceptant les mensonges de la propagande poutinienne, vous vous liez à un homme qui n’est pas votre ami.
Faut-il vous redire que la Russie pille, en ce moment même, l’or soudanais, l’uranium nigérien, le coton burkinabé ?
Faut-il vous rappeler comment, au plus fort de la crise du Covid, elle vous vendait au prix fort les rebuts de ses mauvais vaccins ?
Et que dire de la façon dont elle ridiculise votre jeunesse quand elle invite les jeunes de l’ANC sud-africaine à « observer » les pseudo référendums d’annexion des territoires pris à l’Ukraine et qu’elle leur fait saluer ces « formidables et merveilleux scrutins » ?
Et le groupe Wagner, responsable de crimes de masse en République centrafricaine, de tortures sans nombre au Mali et, peut-être, du coup d’État, au Niger, contre le gouvernement démocratiquement élu du président Bazoum, au nom de quelle macabre logique peut-il être vu comme l’instrument d’un « nouvel ordre multipolaire » aidant l’Afrique à se débarrasser des « séquelles du colonialisme » ?
Non, amis d’Afrique, la Russie n’est pas votre amie.
Dans ceux de vos pays qui lui ouvrent les bras, elle reproduit ce qu’ont fait de plus atroce les colonisateurs français, anglais, belges, portugais ou allemands que vous avez chassés.
Et il y a, dans sa façon de pourfendre à grand renfort de rhétorique anti-occidentale l’impérialisme d’hier, une diversion grossière dont vous ne pouvez être dupes car elle n’a d’autre effet que d’occulter l’impérialisme, bien réel, qu’elle pratique aujourd’hui.
J’ajoute enfin, amis d’Afrique, que cet aveuglement est indigne de vous et de votre histoire.
Et l’on ne peut pas avoir mené tant de luttes de libération et tourner le dos à un pays, l’Ukraine, qui prend le même chemin et secoue ses chaînes à son tour.
Puisse le souvenir de vos illustres pionniers vous inspirer.
Puissent les mânes des pères fondateurs de vos libres nations vous rappeler à votre propre mémoire.
Senghor, Houphouët-Boigny, Louis Rwagasore, ne seraient pas allés à Saint-Pétersbourg au moment où l’on bombardait Odessa.
Sékou Touré et Julius Nyerere eux-mêmes ne se seraient pas laissé humilier par un dirigeant russe en train de ressusciter, à son profit, les pires pratiques coloniales.
L’Afrique d’aujourd’hui n’est plus ni l’« Afrique fantôme » ni l’« Afrique ambiguë » de nos grands africanistes d’autrefois.
Elle est le continent du futur et a, sur la scène du monde, des responsabilités historiques.
Sa place est aux côtés des Ukrainiens.
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