Cet amour-là est un film incroyable. Il y a peu de cas, il me semble, de résurrection aussi réussie de la présence d’un écrivain. Jeanne Moreau ne « joue » pas Duras. Elle n’est ni dans le mimétisme ni dans la reconstitution. Mais voilà. Elle est Moreau. Et dès qu’elle paraît, dès qu’elle parle, c’est Duras elle-même qui entre en scène. Et pas n’importe quelle Duras ! La Duras écrivain. La voix autant que le visage de Duras. Car c’est cela que Josée Dayan a réussi à travers cette adaptation du roman de Yann Andréa : rendre la voix de Duras ; retrouver son écriture ; faire du souffle avec des images, de l’écriture avec des cadrages et de la lumière. D’habitude, on part de la littérature et on en fait des images. Là, c’est l’opération, la transmutation, inverse : on part des images, des visages ? et c’est la littérature que l’on retrouve.

J’ai connu Duras au moment de L’Amant. Puis, dans les dernières années, autour de François Mitterrand. Et c’est vrai qu’il y a des moments de proximité hallucinante entre le jeu de Jeanne Moreau et cette présence de l’écrivain : les gestes bien sûr, les cols roulés, les grosses lunettes d’écaille, Capri c’est fini, l’alcool, l’égoïsme monstrueux, la tendre cruauté. Le film, à la réserve près de ces quelques signes codés, ne joue pas sur ce ressort mimétique. On pourrait presque le voir sans penser ni à Duras ni à Andréa.

C’est aussi l’histoire d’un amour, d’une passion. Mais l’amour de quoi, au juste ? De qui ? On peut dire, évidemment : la Duras de chair et de sang. On peut s’en tenir à la lettre de ce que dit le film et à l’histoire de cet amour insensé entre une femme usée par l’alcool et la vie, et le tout jeune homme qui, un beau matin, débarque chez elle à Trouville et ne la quittera, pendant quinze ans, quasiment plus. Mais, en même temps, que veut le jeune homme ? De quoi, de qui tombe-t-il amoureux ? Dayan, sur ce point, est très précise. Il y a les corps, sans doute. La chair. Il y a ce mystère ? dont Duras elle-même a si douloureusement parlé dans les dernières années de sa vie ? de l’amour d’une femme pour un homme qui, en principe, ne veut pas d’elle (autre version du mot fameux de Lacan : « Donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »). Mais ce dont Yann s’éprend c’est d’abord d’un nom, d’une voix encore, d’un regard, d’une ouvre. Le plus beau dans ce film, le plus réussi, c’est le face-à-face, autour du livre à venir, entre l’écrivain apparemment à bout de souffle et le jeune homme qui, à la machine, recueille sa dernière parole, ses silences, ce que Duras appelait « l’ombre interne » de l’œuvre.

Quant à l’homosexualité du héros, ses virées nocturnes, ses disparitions, ses retours toujours, l’insondable souffrance de la femme qui aimait l’homme qui n’aimait pas les femmes, tout cela est dit, mais rien n’est montré. Ou, plus exactement : rien n’est dit de manière explicite ; Dayan n’accuse jamais le trait ; elle ne tombe jamais dans le trivial ou dans la comédie de mœurs ; mais tout est suggéré, tout est sur l’écran, il y a une belle impudeur des mots, une bouleversante maladresse des gestes et des regards, des aveux brûlants, des scènes de violence : une façon terrible, au contraire, de dire le malentendu amoureux dans son extrémité.

C’est Serge Daney, je crois, qui disait que la grande différence entre le grand et le petit écran, c’est que dans un film même les scènes intimistes sont du cinéma alors que dans un téléfilm même les scènes à grand spectacle restent de la télévision. Je ne suis plus très sûr, aujourd’hui, de la distinction. Et s’il y a bien quelqu’un qui, en tout cas, et depuis quelques années, est en train de la faire vaciller, c’est Dayan. Quand on fabrique comme elle le fait son propre système narratif, quand on réinvente sa propre chronologie et donc, qu’on le veuille ou non, sa temporalité, quand on dirige ainsi son actrice, quand on la montre sous tous les angles et qu’elle demeure une énigme, quand on la fait parler et que sa parole, dans l’esprit du spectateur, reste sans réplique, on est absolument dans le cinéma.

Et puis, dans ce film, on voit Jeanne Moreau comme on ne l’avait pas vue depuis longtemps. Et cela pour une raison très précise, presque technique. Dayan, au fond, fait deux choses. Elle prend son actrice comme elle est, avec son visage familier, la panoplie de traits qui, dans notre imaginaire de cinéphiles, lui collent à la peau depuis Truffaut ou Buñuel, sa mémoire donc, le bloc de mémoire vive qu’elle est devenue et qui la hante. Et puis le film commence et l’autre magie opère : celle d’une caméra qui la dénude, la vide de sa substance acquise, rompt le charme en quelque sorte, la désenvoûte, la dépossède et la rend vierge, au fond, pour le personnage inédit qu’elle incarne et qui à son tour la possède. Ce double geste, cette façon de désenchanter un corps pour mieux le réenchanter, cette fidélité à une mémoire en même temps que cet exorcisme nécessaire, n’est-ce pas le cinéma même ?


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