Bernard-Henri Lévy a toujours su résister aux sirènes de la discrétion. Une fois accompli ce qu’il tient pour son devoir, il n’hésite jamais à rentrer dans la lumière. Le film qu’il présente à Cannes cet après-midi n’échappe pas à la règle. BHL est ainsi le concepteur, l’auteur, le récitant et le principal personnage du Serment de Tobrouk, récit en images de son action en faveur des insurgés libyens en guerre contre Mouammar Kadhafi. Et, bien sûr, la cohorte de ses habituels détracteurs ne manquera pas de moquer ce documentaire lyrique où le philosophe occupe continûment l’écran, et de se gausser de ce stratège qui tient ses réunions d’état-major à la caserne de l’hôtel Raphaël et programme ses actions diplomatiques dans la casemate du café de Flore.
Seulement voilà : BHL le mondain ne se contente pas de parler, BHL le médiatique, qui pourrait couler des jours luxueux à écrire ses livres, est toujours poussé par un étrange démon à militer avec une énergie farouche pour des causes le plus souvent justes. Certes, il y déploie la puissance de ses réseaux médiatiques et les moyens de sa fortune privée. Mais enfin, doit-on sans cesse dénoncer, pour des agacements de forme, un intellectuel qui a défendu Massoud, le commandant le plus respectable de l’insurrection afghane, les défenseurs héroïques de Sarajevo, les victimes de la guerre du Darfour ou, cette fois-ci en Libye, les adversaires d’un tyran d’une rare brutalité ? Avec ses travers de guérillero-caviar, BHL sera d’abord stigmatisé par ceux qui le jugent du haut de leur longue expérience de l’inaction. Comme dirait Michel Audiard, un philosophe qui marche va toujours plus loin que deux commentateurs assis… Ainsi, Le Serment de Tobrouk est aussi un film d’action efficace, un thriller philosophique et stratégique, qui montre un écrivain parisien parti au Caire entrer dans la Libye insurgée dans un camion de légumes, rencontrer les incertains dirigeants de la révolte anti-Kadhafi et transformer par la magie d’un portable cet embryon de comité dirigeant, fait d’universitaires hésitants et de déserteurs du régime au passé suspect, en gouvernement provisoire reconnu soudain par le président français. BHL, qui tutoie Sarkozy, le persuade à distance de mettre le poids de la France dans la balance. Nicolas Sarkozy, interrogé après coup, explique que sa diplomatie était en retard sur les révolutions arabes. Dans l’initiative improbable de l’homme en chemise blanche, il a vu l’occasion de rentrer dans le jeu. Se déroule ainsi un scénario incongru, où l’on voit un paternel BHL prendre sous sa protection dûment médiatisée ces Libyens dépenaillés sortis des hasards de l’émeute, sans relations ni reconnaissance, pour les mettre en selle et leur procurer l’aide de l’armée française, unie aux forces britanniques, soutenue par la logistique américaine. L’action du philosophe a-t-elle été décisive ? Les historiens en décideront. Il n’empêche que cette invraisemblable histoire d’un intellectuel germanopratin déclenchant par son entregent une intervention militaire et un ballet diplomatique mondial a quelque chose de baroque et de réjouissant qui force l’intérêt. Le Serment de Tobrouk, du nom du petit port célèbre pour son taxi mais surtout pour le siège qu’y a soutenu l’armée britannique contre les panzers de Rommel, évoque une autre promesse, prononcée à la même époque, plus au sud, par les soldats de Leclerc qui remontaient du Fezzan pour affronter l’ennemi italien et allemand, « le Serment de Koufra », référence héroïque de la France libre. Ce qui nous conduit à la question de fond : finalement, l’action de BHL et, surtout, l’intervention brutale de l’aviation alliée contre Kadhafi étaient-elles justes ? Là encore, les procureurs automatiques, après avoir prédit pendant l’opération un enlisement qui ne s’est pas produit, dénonceront l’intervention, par nature pernicieuse, des puissances occidentales, alors qu’elle avait le soutien de l’ONU, les pertes occasionnées par les bombardements, alors que les exactions de Kadhafi étaient par eux discrètement tolérées, et, surtout, le résultat des opérations, qui met au pouvoir des dirigeants islamiques aux références démocratiques pour le moins ténues. BHL n’esquive pas la question, qui reproduit en bonne place dans son film l’extrait où l’on voit le principal chef de l’insurrection annoncer tout de go, une fois la victoire acquise, qu’il veut instaurer la charia en Libye.
Mais, outre que la fin de l’histoire n’est pas écrite et que le pouvoir libyen, qui organise des élections libres, n’a pas forcément trahi les déclarations apaisantes qu’il faisait pendant le confit – tout dépendra des électeurs –, on doit rappeler que les décisions se prennent toujours derrière « le brouillard de la guerre ». Au moment où BHL est entré en scène, un massacre, de toute évidence, se préparait. C’est d’abord pour l’empêcher que Britanniques et Français ont décidé d’intervenir. BHL y voyait aussi l’occasion de démontrer aux opinions arabes que les Occidentaux, appelés à l’aide par un philosophe juif, n’étaient pas forcément voués au maintien en place des tyrans qui les opprimaient mais pouvaient aussi les soutenir dans leur volonté de liberté. Il fallait aider les insurgés libyens. Bon ou mauvais, le sort de leur pays est maintenant entre leurs mains, ce qui était le but de l’opération. Voilà une leçon philosophique simple que les donneurs de leçons parisiens armés de leurs certitudes stratégiques devront méditer…
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