Grâce à une loi américaine sur la déclassification des dossiers de la CIA, on peut découvrir ces jours-ci un rapport intitulé « France : la défection des intellectuels de gauche », remis à l’Agence en décembre 1985. Avec ce mélange de finesse, de naïveté et de paranoïa qui caractérise la littérature des services secrets, il analyse le virage anti-marxiste pris dans les années 1970 et 1980 par les intellectuels français et ses conséquences sur l’atmosphère culturelle et politique du pays.
On y découvre que la CIA surveillait de près notre vie littéraire et intellectuelle. (On se demande si elle le fait toujours.) Les espions américains qui ont écrit ce rapport ont l’air d’avoir lu pas mal de livres, passé pas mal de vendredis soirs devant « Apostrophes » et traîné leurs imperméables dans les couloirs des universités – notamment Nanterre, « où le marxisme chic était la règle suprême jusqu’au milieu des années 1970 ».
L’espionnage des intellectuels français est en réalité une vieille habitude des services secrets américains. Dès 1945-1946, et jusque dans les années 1970, le FBI a surveillé Sartre, allant jusqu’à dérober des carnets de brouillon. Camus aussi a fait l’objet de rapports. (Dans les premiers, il était nommé « Albert Canus ».) En 2013, le chercheur anglais Andy Martin avait pu consulter les dossiers de ces herméneutes de l’ombre qui se grattaient la tête devant L’Être et le Néant ou Le Mythe de Sisyphe, cherchant à savoir « si l’existentialisme et l’absurdisme étaient des masques du communisme ».
La CIA était évidemment inquiète de voir que, en Europe comme aux États-Unis, la bourgeoisie intellectuelle de gauche était massivement rendue au marxisme. La France était selon elle le lieu matriciel du gauchisme mondial. Dans le rapport de 1985, il est dit que, « dans la période de l’après-guerre, les intellectuels français ont significativement contribué à fabriquer une hostilité internationale à la politique américaine, en Europe comme dans le Tiers-Monde. De Beyrouth à Lisbonne et Mexico, les élites intellectuelles ont écouté et reproduit la pensée et les préconceptions en vogue chez les cafés savants comme Régis Debray ».
Pendant les années 1950 et 1960, la CIA a financé en sous-main le Congrès pour la Liberté de la Culture, un organisme basé à Paris, qui soutenait des revues intellectuelles et des magazines (dont la Paris Review). « Conspiration libérale », selon l’expression de l’écrivain australien Peter Coleman, le Congrès reposait sur l’idée que la défaite culturelle du marxisme passerait par la création d’une nouvelle gauche plutôt que par un soutien à la droite.
La thèse principale du rapport de 1985 est que la bataille française a été gagnée. Un « nouveau climat intellectuel » parisien, marqué par l’antitotalitarisme et incarné par Bernard Henri-Lévy, va désormais œuvrer sans le savoir pour les États-Unis.
« Personnalités médiatiques à sensation »
La CIA se félicite que « l’intellocratie gauchiste » qui régnait sur Paris soit morte, « abandonnée à des mandarins vieillissants » et au souvenir des Sartre, Barthes, Lacan et Althusser, désignés comme « la dernière clique des savants communistes ». C’est « un secret très mal gardé dans les cercles du PCF » que « tous les intellectuels communistes importants sont morts ou ont quitté le parti ».
Les espions américains en accordent le mérite à une « coterie de jeunes agitateurs qui, pendant plus d’une décennie, ont converti à grand bruit dans les cercles militants, en attaquant la gauche française, vue comme dangereuse et intrinsèquement totalitaire » : les Nouveaux Philosophes.
Décrits comme d’anciens communistes ayant abjuré « les sophismes staliniens enseignés à l’École Normale Supérieure », emmenés par Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, ils sont populaires et « ont compensé leur prose abstruse en devenant des personnalités médiatiques à sensation », grâce aux « émissions de télévision et de radio à teneur intellectuelle dont les Français raffolent ». La CIA semble déplorer qu’ils « n’acceptent le capitalisme que comme un moindre mal ».
Une raison de se réjouir : « Lévy est devenu directeur de collection chez Grasset – une des plus grandes maisons d’édition de France – d’où il a pu s’assurer que les opinions des Nouveaux philosophes trouvent un accès facile au public ». Leur essor a selon l’Agence été rendu possible par « un déclin général de la vie intellectuelle en France qui a sapé l’influence politique des penseurs de gauche ».
Bonne éducation
Cette « nouvelle gauche » devrait, selon la CIA, accomplir plusieurs œuvres : « Ils soutiendront les socialistes modérés qui peinent à créer une large alliance de centre-gauche », et ils « s’opposeront à tout effort des socialistes extrémistes de ressusciter “l’union des gauches” avec le PC ». Surtout, elle « devrait aggraver les différends entre les partis de gauche et à l’intérieur du PS, ce qui accentuera probablement la défection des électeurs socialistes et communistes ». En clair, la CIA prophétise l’avènement des gauches irréconciliables et de la « non-révolution permanente » – expression attribuée à un étudiant français interrogé.
Mais le grand apport des Nouveaux philosophes est culturel : « En France, l’anti-américanisme jadis considéré dans les cercles huppés comme une preuve indirecte de bonne éducation n’est plus en vogue. La dénonciation automatique des États-Unis – que les intellectuels de la Nouvelle Gauche nomment “anti-américanisme primaire” – […] est vue comme de la grossièreté. L’anti-américanisme passait pour un signe extérieur de richesse intellectuelle, distinguant les penseurs des gens du commun (suspectés d’avoir une bonne opinion des États-Unis, même pendant la guerre du Vietnam.) Maintenant, l’inverse est vrai : trouver des vertus à l’Amérique – et même identifier de bonnes choses dans les politiques du gouvernement US – est perçu comme la marque d’un esprit clairvoyant. »
Ainsi, ce « climat » va « rendre difficile la mobilisation d’une opposition significative aux actions américaines en Amérique centrale ». (Le rapport évoque ici le soutien des juntes anti-communistes au Nicaragua.) La partie culturelle est même tellement jouée, l’antimarxisme est devenu une part si importante de « l’orthodoxie intellectuelle française » que, selon les mystérieux rapporteurs, « les Nouveaux philosophes semblent de plus rien avoir à dire ».
Le retour de la droite
Il est frappant de lire ce document au moment où ce chapitre de notre histoire intellectuelle se termine, où la gauche se re-gauchise et où l’hégémonie du « socialisme modéré » s’écroule. La CIA, ravie de voir BHL remplacer Sartre, n’a pas vu que la gauche « hard line » n’avait pas disparu. Elle n’a pas vu venir la gloire de Pierre Bourdieu, les grèves de 1995, les mouvements altermondialistes et écologistes.
En revanche, elle a bien senti que la droite n’allait pas tarder à se réveiller. Après la guerre, explique-t-elle, « le conservatisme français » s’était trouvé « discrédité par son nationalisme xénophobe, son anti-égalitarisme et sa proximité avec le fascisme ». Le rapport voit poindre sa « renaissance intellectuelle ».
Il signale que le GRECE et le Club de l’Horloge ont beaucoup recruté chez les « jeunes diplômés de l’ENA ». Que le Figaro Magazine de Louis Pauwels est devenu la plateforme d’expression des militants de l’identité comme Alain De Benoist, d’écrivains attachés aux racines chrétiennes – voire pré-chrétiennes – du pays, en « demande de renouveau culturel », persuadés que « la culture française a été corrodée par les influences extérieures ». C’était il y a trente-deux ans.
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