Il a donc fallu que ce soit BHL qui déchire la ouate des circonlocutions et des atermoiements. Oui, Bernard-Henri Lévy. Il a tous les défauts du monde, BHL. Oui, c’est un milliardaire. Oui, c’est le prototype de la « grande âme », de la gauche caviar, de la diva, de tout ce qu’on voudra. Oui, il se recoiffe sous les bombes. Oui, il cherche la caméra. Oui, à chaque publication de livre, ou sortie de film, il sature les ondes, à en donner des envies d’exil extraplanétaire. Oui, sans doute (on n’a pas vérifié), il habite à mi-temps un palais au Maroc. Tous les défauts du monde. N’empêche qu’on en est là : il a fallu que ce soit BHL qui vienne gueuler un matin à France Inter que trop c’est trop, que le discours de Dakar de Sarkozy sur « l’homme africain » était tout simplement raciste, que « le mec qui lui écrit ses discours » (Henri Guaino) est un maurrassien et un raciste, que tous les socialistes et socialistoïdes ralliés sont avant tout des fatigués, qui ont renoncé. Bref, qu’il reste, sinon forcément une droite et une gauche clairement identifiables, au moins des camps, des valeurs, des frontières. Et des mots pour le dire. Et surtout des voix pour le crier, comme avant. Des voix non muselées.
L’important, ce n’était pas ce qu’il disait, ce matin-là. Mais ça faisait du bien, dans les salles de bains, d’entendre cette voix-là crier dans son micro. Démontrer par le décibel qu’on peut encore crier. Que tous les crieurs d’antan ne sont pas devenus ministres, ou hauts-commissaires, ou présidents de commissions de réflexion, que tous ne se sont pas transformés en prélats de la circonlocution, en orfèvres du « je n’aime pas beaucoup ça, mais ça ne m’indigne pas ».
Évidemment, disséqué à froid, le raisonnement béachélien trouve rapidement ses limites. On sent bien que l’indignation est endiguée dans les limites étroites du calcul tactico-promotionnel. D’abord, elle tombe bien, cette indignation, pour lancer le livre, cité au moins dix fois dans l’émission. Et puis que penser de cette manière de ménager toujours les chefs, pour accabler leurs seconds ? Le fameux discours de Dakar ? Sarkozy n’en est pas responsable voyons, puisqu’il l’a « découvert dans l’avion ». Quant à Royal, elle n’est pas responsable non plus de sa défaite. Mais alors, qui ? Des saboteurs, voyons. Des noms ? Mais c’est évident : Chevènement ! Faire porter à Chevènement la responsabilité de la défaite de Royal, prétendre que le scribe Guaino est responsable des mots qui sortent de la bouche présidentielle, c’est n’importe quoi. N’empêche que la surprise était d’autant plus agréable que le coup de gueule venait de lui, BHL, c’est-à-dire la cible par excellence de l’ouverture. Quand débutèrent, dès les premiers jours du sarkozysme, les ralliements, on pouvait confusément imaginer BHL en rallié potentiel, comme Glucksmann, comme Bruckner, comme Attali, comme Kouchner et tous les autres. Il avait le profil. Eh bien, non. Il n’ira pas. Et il s’amusa même, à France Inter, à imiter la voix d’un Sarkozy guignolisé, s’adressant à Poutine. Et c’est idiot, mais on lui en était reconnaissant. On en est là. A être reconnaissant à BHL parce que lui, au moins, il n’ira pas siéger avec Hortefeux. C’est dire à quel point d’accoutumance on en est arrivé. A propos d’accoutumance. L’autre soir, en regardant cet objet télévisuel défiant toute description qu’est l’interview d’un politique par Michel Drucker, on prenait la mesure du processus. Donc, ce soir-là Sarkozy parlait de Rachida Dati. Il faut imaginer le tableau. Drucker, costume noir de croque-mort, maquillage de géronte soviétique, a déplacé sa statue de Grévin à l’Élysée, là où il interrogeait Chirac l’an dernier, à propos de Bernadette. Aujourd’hui, le mannequin sollicite la parole sarkozienne à propos de Dati. Et Sarkozy, donc, voix de velours, tendre sourire de l’homme fort-et-fragile-à-la-fois, donne dans l’intime confidence : il raconte une audience de rentrée à la Cour de cassation, où il était venu accompagner Dati. A un moment, raconte-t-il, il regarde la salle, les dignes magistrats tous semblables, vieux, blancs, solennels. Et comme il se sent fier de leur avoir donné, comme ministre, ce symbole-là. Et il se produit un phénomène étrange : on se prend presque à être d’accord avec Sarkozy. On est au bord de voir la magistrature par les yeux de Sarkozy. On a presque envie de rire avec Sarkozy, ce Sarkozy si espiègle, qui dessinerait bien des moustaches aux portraits des ancêtres, si on le laissait. On se sent pousser du Sarkozy dans la tête. Et il fallait attendre de lire, quelques jours plus tard dans Le Monde, le compte rendu de ce moment de télévision, dans une enquête sur le bilan de Dati au ministère de la Justice, lire comment Sarkozy avait comparé les magistrats à « des petits pois, qui se ressemblent tous », avec la « même absence de saveur », pour dessoûler enfin et réaliser le contenu de l’envoûtant spectacle : on avait vu le président de la République se moquer d’un des corps constitués de la République dont il a la charge. On l’avait vu ridiculiser la magistrature. C’était aussi énorme que le discours de Dakar. Et toute réaction d’indignation s’était trouvée étouffée par la ouate « aquoiboniste » de l’accoutumance.
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