À travers les déserts, sur les eaux, au sommet des drames, perdu alentour des fleuves et cheminant au-delà des ruines, il est là : en costume sombre, celui du chaos, de la destruction de deux Temples, et en chemise blanche, immaculée, en chemise qui ne peut supporter la souillure. Lui ? C’est le juif, le juif en tenue de juif, en tenue de deuil perpétuel et en tenue de dignité. En tenue de ténèbres, par le costume, et en tenue de lumière, par la chemise. Est-ce inconsciemment, ou consciemment, qu’on reproche à Bernard-Henri Lévy, fût-il en train de secourir les Arabes avec sa plume ou sa pellicule (et très notoirement avec son courage) d’être vêtu en juif, d’être vêtu comme un juif, d’être vêtu juif ? Est-ce consciemment, ou inconsciemment, que cet homme s’habille, se vêt, depuis qu’il se bat et combat, depuis qu’on voudrait le battre et qu’on ne cesse de le combattre, comme le juif qu’il est ? Un juif que ceux-là accusent d’être obsédé par le sionisme (le sionisme existe-t-il encore ? Non : c’est l’Etat d’Israël à présent qui existe) quand ce même homme abandonne son énergie, livre son temps à la défense des peuples arabes, opprimés, suppliciés ; quand ce même homme, dans la stricte même foulée, publie son meilleur livre depuis dix ans, La Guerre sans l’aimer, et son film le plus abouti, Le serment de Tobrouk. Quand ce même homme, qu’on dit tourné vers sa seule gloire, prend la parole et la distribue, et la rend, et la redistribue, neuve, aux foules rassemblées pour le remercier.
Bernard-Henri Lévy ne s’intéresse pas à lui-même, je le connais bien : Bernard-Henri Lévy n’a qu’une passion ; cette passion, c’est son œuvre. C’est la littérature qu’il poursuit par tous les moyens, par de la vie vivante, du risque risqué, des films, des conférences et des voyages, des rencontres et une inépuisable soif de faire totalité – ce qu’on lui reproche, ce n’est pas seulement d’être l’homme à la chemise des juifs, à la chemise juive, au costume sombre des heures sombres des juifs, au costume sombre juif, mais c’est évidemment cette volonté d’écrire, d’écrire son œuvre, d’écrire sa vie, d’écrire la vie de son œuvre et d’écrire l’œuvre de sa vie. C’est parce qu’il aimerait beaucoup s’aimer qu’il s’écrit lui-même, tandis qu’on lui fait le procès de s’écrire à lui-même.
Les images du Serment de Tobrouk sont vibrantes, colorées ; elles remuent des poussières étonnantes, qui ne salissent pas ceux qui restent, bloqués dans les conforts parisiens, aux abords de leur vie humaine. C’est le film d’une improvisation, d’une hésitation qui n’a pas voulu durer, d’une décision qui sent à tout moment la faille, qui sans cesse peut s’effondrer, bifurquer vers la bévue, et qui pourtant s’entête, parce qu’elle qu’a raison. Ce film est malrucien, peut-être, et Malraux eût aimé que son seul disciple remplaçât la sensation du corps, pris dans l’action, à la fermentation du discours, empêtré dans la glose. Ce qu’il faut saisir ici, c’est que l’actualité, c’est que l’histoire en train de se faire peut coïncider avec l’aboutissement d’une œuvre, que les événements historiques, oui, peuvent non seulement être le prétexte, mais la raison d’être d’un livre ou d’un film. L’écrivain pour qui la réalité n’est pas un cas particulier de son œuvre n’est pas un écrivain digne de ce nom. Cela vous tuera : mais la chute de Kadhafi appartient, qu’on le veuille ou non, à l’œuvre (écrite, filmée) de Bernard-Henri Lévy. Quant à l’inverse, c’est de la politique, c’est de l’histoire, c’est de la chronologie, c’est du journalisme. Quant à l’inverse, cela, non, ne nous passionne intensément pas.
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