Pour raconter l’avant-première du nouveau film de Bernard-Henri Lévy, Une autre idée du monde, jeudi 10 juin, le mieux est de commencer par la fin de la séance. Après une heure trente de projection, tous les invités se sont retrouvés sur le trottoir de la rue de Rennes, et dans des circonstances normales, auraient plaisamment profité de la lumière bleue, de l’air chaud, de l’impressionnant cortège d’artistes, grands plasticiens et écrivains célèbres, tous venus saluer le philosophe et admirer son travail inouï. Seulement, ce soir-là, une sorte de sidération retenait les effusions. Non seulement les règles sanitaires avaient interdit toute réjouissance et autre buffet, et les cafés s’apprêtaient à fermer, mais pesait, lourd comme un couvercle, un couvre-feu sur l’exultation qui aurait dû accompagner une grande soirée pour le cinéma.
Était-ce le souvenir immédiat d’un deuil encore douloureux ? Quelques instants auparavant, la salle, debout, avait applaudi le nom de Nicolas Ker, au générique, génial musicien, personnage de Jarmusch, disparu quelques jours plus tôt, et qui offre au film une bande originale qui drape, mystique, les personnages de damnés de la terre d’un linceul, cousu par de longues vagues sonores qui semblent, déjà, provenir d’un ailleurs orphéique. Peut-être. Mais, plus surement, plus intensément, c’est parce que les spectateurs du film sortaient d’un voyage au bout de la nuit des hommes qu’ils étaient, interdits, bouleversés et sans voix. En remontant les marches depuis la salle de projection, en claquant son strapontin, on s’apercevait en effet, pour ceux qui revenaient au cinéma pour la première fois depuis de long mois, que l’épidémie de Covid ne nous avait pas seulement confinés chez nous, claquemurés, isolés, séparés. Elle nous avait privés du cinéma, de cet art qui, lorsqu’il est à son meilleur, montre ce que l’on ne sait pas, qui nous le fait passer et le fait regarder fixement. Elle nous avait privés de la magie du cinéma, de sa puissance, mais aussi de sa violence. Elle nous avait recentrés sur nos petites vies occidentales, en couvrant le fracas d’une planète à l’agonie, en Syrie ou en Somalie. Ces mois durant, nous étions devenus, encore plus qu’à l’accoutumée, des myopes, ne voyant rien au-delà de nos frontières ni de nos balcons. On s’apercevait, en sortant du film de Bernard-Henri Lévy, que le véritable masque que le COVID avait posé sur nous était sur nos yeux plutôt que sur nos bouches.
Car Bernard-Henri Lévy est allé avec son équipe, dans les endroits les plus dangereux du monde, rapporter des images hallucinantes, que personne n’avait jamais capturées : ce camp de Lesbos dont on a, abstraitement, entendu parler, mais qui devient, à l’écran un cloaque glaçant, une cité anarchique qui ressemble au mélange d’un bidonville et du Rivage des Syrtes. Mogadiscio, capitale d’un pays qui n’existe plus, où des mines explosent à chaque coin de rue, où les soldats d’une milice apprennent au réalisateur, avant de le convoyer, à effectuer un garrot. Les collines du Nigeria, où une femme, dans une scène impossible à oublier, étend son corps amputé par les séides anti-chrétiens sur la fosse commune où repose son mari.
Le philosophe, le photographe Marc Roussel, le preneur d’images Olivier Jacquin ont « deux fois vainqueurs traversé l’Achéron », pour reprendre les mots de Nerval – huit fois, plutôt, puisqu’ils ont eu l’audace, et parfois la folie, de visiter, pour des reportages parus dans Paris-Match, huit destinations sorties des cauchemars de Conrad qui sont autant de cercles d’une géhenne contemporaine – Afghanistan, Ukraine, Bangladesh – et qui, sur nous, produisent des déflagrations d’émotions indicibles. Une autre idée du monde – celle, vibrante, d’un universalisme, une vision alternative d’une solidarité pour les peuples silencieusement raturés et massacrés. Mais le titre instille tout autant une sourde ironie : voilà ce monde que l’on ne voit pas, qui n’est qu’à quelques heures d’avion, parfois en Europe, voilà ce monde que nous habitons, et qui, par la puissance de l’image, le temps d’un film, nous habite, nous hante.
Depuis Bosna !, Bernard-Henri Lévy nous avait habitués à ces films engagés, suivant, dans les tranchées et sous les balles, les aventuriers de la liberté, avec l’« espoir » malrucien que, en diffusant le spectacle admirable de leur lutte, l’inertie des chancelleries et l’apathie des opinions nationales s’effaceraient. Mais, dans cette œuvre extraordinaire, « Une autre idée du monde » diffère. Ce n’est plus l’élégie, mélancolique, des valeureux Peshmerga, du film éponyme, ou le pressentiment, doux-amer, que La Bataille de Mossoul recouvre de futures tragédies pour les Kurdes. Cette autre idée du monde, c’est peut-être – presque – la différence avec l’humanité épuisée, vaincue, assiégée des films précédents de BHL. Car les héros de ce film-ci ne sont pas des guerriers. On voit certes des généraux au cuir tanné, ou des soldates du Rojava ; mais le centre de gravité du film se trouve ailleurs : ce sont les enfants, les femmes, les égarés de l’égarement général et des guerres sans fin. Il faut voir ces jeunes hommes, enfants des terroristes de Daech, retenus dans une prison, sans autre crime que ceux de leurs parents ; ces gamins réfugiés de Lesbos, qui jouent au football quand l’Europe et la Turquie jouent, avec eux, au ping-pong ; ces enfants sortis de Dickens, chiffonniers, ferrailleurs et acrobates, qui tombent dans l’eau croupie de Dacca ; dignes vieilles femmes du Bengladesh, qui ont les larmes aux yeux en reconnaissant celui qui, cinquante ans plus tôt, s’est battu pour que ces victimes de viol pendant le conflit avec le Pakistan soient honorées plutôt que réprouvées. Se multiplient les notations, poétiques, parfois humoristiques, d’une insouciance, d’une tendresse même chez ces femmes et hommes tenus dans un étau, que le philosophe révèle en se mettant à leur hauteur. Dans les yeux même du fils de Massoud, ce lionceau du Panshir qui a repris le glaive de la lutte de son père, scintille une forme d’innocence joyeuse, qui est celle de l’enfance, même lorsqu’il raconte la dernière minute de l’assassinat d’un homme, son père, père de la nation afghane. Et se tresse ainsi, dans le fil de révolte du film, un autre fil, celui de la bonté, presque de la charité, de l’humaine condition en tout cas, un fil plus lumineux, qui équilibre merveilleusement ce reportage, autrement presqu’insoutenable et pourtant si précieux. C’est parce que ce film est un film sur l’héritage, la transmission, parce que cet Orphée tombé aux Enfers, regarde, comme il était interdit à Eurydice de le faire, derrière lui, sur sa biographie de combat intellectuel, que le film se colore, et se décentre vers tous ceux d’ordinaire au second rang des conflits, jusqu’à une très belle scène, où le philosophe intervient devant une classe de lycéens où se trouve sa petite-fille.
Lors d’une autre scène, Bernard-Henri Lévy se rend sur la plage d’Ostie où a été assassiné Pasolini. Avec cette « Autre idée du monde », BHL signe un film de « corsaire », et pour cette œuvre de grande colère et de grande bonté, il n’y avait de meilleure lignée.
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