Arrivée au Caire, pour la grande manifestation du vendredi, dix jours après la chute de Moubarak. Immobilisés par « la situation », comme on dit ici, les avions, par centaines, encombrent les tarmacs. L’aéroport, immense, est totalement vide. Nous sommes les seuls visiteurs, et accueillis comme tels. « Welcome to Egypt », nous répètent, tout sourires, policiers, douaniers, contrôleurs, qui tournent en rond dans un hall désert, où, habituellement, en cette période de vacances d’hiver en Europe, les touristes occidentaux débarquent par dizaines de milliers.

Traversée d’Héliopolis, des chars ici ou là sont postés devant des bâtiments militaires et le palais présidentiel, vide de son « occupant ». La circulation enfle peu à peu, sur l’autoroute en hauteur qui surplombe la ville et ses milliers d’immeubles aux couleurs de sable. Les premiers klaxons retentissent, les embouteillages commencent, les drapeaux égyptiens sortent des voitures, fenêtres ouvertes, brandis par des enfants hilares, les joues peintes des trois traits de l’emblème national, comme des supporteurs de football. L’Égypte, il est vrai, a gagné le match contre son maître, dont on n’osait pas même prononcer le nom en public. Les Égyptiens nommaient entre eux Moubarak : « notre ami ». Cela donnait, par exemple : « Est-ce que tu sais où se trouve notre ami ? », « Comment s’est passée l’opération de notre ami ? », quand Moubarak partit se faire soigner en Allemagne.

La circulation ralentit puis se fige totalement. Tout le Caire se rend manifester place Tahrir, à des kilomètres encore de là. Nous finissons par nous extraire du « Go slow », gagnons par des rues, presque toutes aussi encombrées, notre hôtel sur les bords du Nil, et nous repartons à pied, cette fois, vers la place Tahrir. Le flot des promeneurs sur les ponts qui franchissent le Nil est presqu’aussi dense que la circulation de tout à l’heure. C’est un concert de klaxons, de chants, de sifflets, de musiques orientales sortis des radios. Pétards, feux de Bengale éclatent de tous côtés. Des groupes de jeunes hommes dansent entre les voitures immobilisées et les calèches. Vendeurs de drapeaux égyptiens, marchands de pistache, de boissons fraîches, braseros, occupent  la chaussée. Nous approchons de la place. Des chars couverts d’enfants dans les bras des soldats protègent l’accès. Une mer de drapeaux égyptiens flotte au-dessus de la foule innombrable. Les feux d’artifice partent de tous côtés. La densité humaine est telle que notre quatuor de Français, pressé de toutes parts par les manifestants, est littéralement propulsé sous une tribune croulant sous des grappes humaines, où BHL et moi-même sommes hissés de force, agrippés par des dizaines de mains. Nous brandissons le drapeau égyptien. La foule applaudit, se remet à danser. C’est partout une énorme kermesse populaire, une explosion de joie continue. Des familles entières pique-niquent au milieu de la foule, heureuses d’être là, au cœur de la masse, cernées de partout.

Le Caire, ce vendredi soir, comme tous les vendredis soirs, sort des immeubles et des appartements surpeuplés « prendre l’air », mais c’est l’air, cette fois, de la liberté. Et la liberté se savoure pour elle-même. Pas un slogan politique, pas un discours, juste des drapeaux qu’on agite, des chansons hurlées en choeur. Pas des manifestants. Des gens en liesse. La liberté est une fête. Et plus on est serré, plus on est ensemble, plus on est nombreux, plus on forme un corps unique, plus la fête est bonne.

Demain, la politique.


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