CIORAN
OLIVIER ZAHM : J’ai lu dans un entretien que vous détestez l’optimisme. Alors, est-ce qu’on pourrait commencer par le pessimiste absolu, Cioran. L’avez-vous connu ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oui. Je n’étais pas un familier, mais je l’ai rencontré. C’était l’époque où je préparais Les Aventures de la liberté, ma série télévisée, et mon livre, sur l’histoire des intellectuels. Et ce qui m’a tout de suite frappé c’est, comment dire ? sa coquetterie. Je veux dire par là qu’il ne vivait certainement pas son pessimisme au point d’intensité qu’il prétendait. Je n’ai rien contre, naturellement. Je n’ai rien contre le fait que les grands écrivains surjouent les sentiments dont ils s’affectent. Et il y a un paradoxe de l’écrivain, analogue au paradoxe du comédien selon Diderot, qui fait qu’il n’est jamais si bon que quand il tient à distance ces affects supposés le posséder. Mais enfin, c’est ainsi. Le pessimisme de Cioran, son désespoir d’être né, son apologie du suicide, sa façon de se situer au-delà même du suicide et de faire comme s’il avait déjà dépassé ce stade, tout cela était très joué, très mis en scène, objet d’un vrai montage littéraire. C’est ça qui m’a frappé le jour où nous nous sommes rencontrés, dans son studio, il faudrait dire sa soupente, au dernier étage d’un bel immeuble de la rue de l’Odéon. D’ailleurs la conversation, partie sur Beckett, sur le silence de Michaux, sur l’absurdité de cette affaire d’engagement à laquelle je consacrais mon film, était très vite venue sur des sujets très inattendus, en tout cas pour quelqu’un qui, comme moi, ne le connaissait pas : Rasinari, son village natal dans les Carpates ; son goût des paysages et du football ; qu’il aurait pu écrire des opérettes ; qu’une des rares choses qui le calmaient était de réparer des robinets ; et puis la fonction thérapeutique qu’eut, pour lui, la langue française – comment elle fonctionna comme une sorte de camisole chimique, de refroidisseur de lyrisme et de démence. Songeait-il à son fascisme de jeunesse ? à cette époque terrible où il faisait, dans Vremea, l’éloge d’Adolf Hitler ? je ne sais pas…
Et vous êtes allé le voir dans ses derniers jours à l’hôpital ?
Non, je ne l’ai vu qu’une fois. Cette fois-là. N’oubliez pas qu’il rêvait de mettre, sur sa porte, une pancarte : « toute visite est une agression ».
MAURICE BLANCHOT
En contrepoint à Cioran, vous ne parlez jamais de Blanchot, à ma connaissance…
Si. Dans Les Aventures de la liberté, justement. Et dans ma revue, La Règle du jeu, après qu’il m’eut adressé une lettre très étrange, à propos de l’affaire Rushdie, où il m’écrivait – texto : « j’invite chez moi Rushdie (dans le Sud) ; j’invite chez moi le descendant ou successeur de Khomeyni ; je serai entre vous deux, le Coran aussi ; venez. » Et dans Comédie, où je me moque de son côté « grand silencieux ». Et puis j’ai été l’un des premiers, je crois, à parler, il y a vingt-cinq ans, du livre d’un Américain, Jeffrey Mehlman, publié par Philippe Sollers, et qui révélait le passé d’extrême droite, et même antisémite, de celui qui, après la guerre, deviendra l’une des consciences de la gauche morale. Le cas est passionnant. Je veux dire qu’est réellement passionnante cette façon, quand on sait qu’on a commencé par un grand crime, de s’enfermer, comme lui, Blanchot, dans l’invisibilité et le silence. Il y a ceux qui, comme Cioran, changent de langue. Il y a ceux qui, comme Günter Grass, en rajoutent dans l’excès inverse. Et il y a lui, Blanchot, qui, pour blanchir son crime d’origine, prend le parti d’une littérature blanche, posée au bord du silence… J’ai donc dit ça il y a vingt-cinq ans. J’avais un bloc-notes, à l’époque, dans Le Matin de Paris. Et j’avais expliqué que sa façon de s’impersonnaliser, sa façon de disparaître derrière le langage, cette obsession d’effacer ses propres traces, de faire l’impasse sur soi-même, que tout cela était lié à ce terrible péché de jeunesse, à cette faute inexpiable – et inexpiable, je le précise, non seulement en soi, mais dans sa propre logique à lui puisque l’antisémitisme a connu, après la guerre, peu d’adversaires plus acharnés que lui, Blanchot. Une anecdote, à ce propos. Je me trouve, quelques jours après ce bloc-notes, dans le métro. Je vois un type qui m’observe de loin – assez âgé, petit, mais ayant conservé une allure d’adolescent avec des cheveux très longs, une mèche sur le visage, un pantalon en velours côtelé et une sorte d’anorak consciencieusement débraillé. Un type élégant, somme toute, qui m’observe pendant tout le trajet d’un air à la fois pensif et mauvais. Je descends au métro Châtelet. Il me suit. Et, quand je m’apprête à bifurquer pour prendre ma correspondance, il m’accoste et me dit : « je m’appelle Louis-René des Forêts, ce que vous avez écrit sur Maurice Blanchot n’est pas bien, pas bien du tout, c’est une mauvaise action, je tenais à ce que vous le sachiez… » Sur quoi il me plante là et disparaît dans la foule.
ALAIN DELON
Alain Delon, l’incarnation de l’acteur français. Quelle image gardez-vous de lui ?
Personnage essentiel de mon film et personnage essentiel de ma vie. Nous sommes restés liés. En désaccord sur des tas de choses, sans doute. Mais en accord sur une certaine conception de l’amitié, de la vie…
De la solitude ?
Peut-être, oui. Peut-être sa façon d’être solitaire au-delà de l’apparente sociabilité et de la communauté bruyante qui se fait autour de lui. Le fait, en tout cas, est là. Pour cette raison, et d’autres, Delon est quelqu’un dont je suis resté proche. Quand le film que nous avons fait ensemble s’est planté, il a été d’une loyauté impeccable. C’est rare. Je connais des tas d’autres acteurs qui, dans une circonstance semblable, prennent leurs jambes à leur cou. Lui, au contraire, est resté. Il n’a varié ni sur les raisons qu’il avait eues de participer à l’aventure ni sur ce qu’il pensait du film lui-même. Je le revois, à mes côtés, à la conférence de presse du Festival de Berlin. Quolibets. Hourvari. Crachats. Et lui qui, alors, se lève et lance à la meute qui nous fait face : « mesdames, messieurs, j’avais trois maîtres : Visconti, René Clément, Joseph Losey ; j’en ai, désormais, un quatrième : le jeune réalisateur que vous avez face à vous. » Du panache, c’est le moins que l’on puisse dire. Du courage. De l’allure. Ce film a été une aventure importante de ma vie. Mais il a bien voulu me laisser croire qu’il le fut aussi dans la sienne. Quand on a ça en partage, quand on a ce secret partagé, ce grand souvenir magnifique, quand on a vécu ensemble une aventure artistique de cette intensité, cela pèse tellement plus lourd que n’importe quel désaccord politique. J’ajoute que nous avons autre chose, encore, en commun. Il est avant tout acteur. Je suis avant tout écrivain. Nous avons tous les deux cette maladie qui est de croire que, à la fin des fins, la vraie vie n’est pas dans la vie.
FRANCIS FORD COPPOLA
Pour rester dans le cinéma, vous avez rencontré Francis Ford Coppola.
Oui.
On passe sur lui ?
Non. J’ai adoré Le Parrain, au contraire. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Pour l’amour de l’art, sans doute. Mais à cause, aussi, du côté « mauvaise vie » que j’ai pu avoir autrefois et qui est toujours là, dans un coin de ma tête, pas complètement liquidé. Mais n’insistez pas, s’il vous plaît. Et ne gardez, d’ailleurs, pas ça dans votre décryptage final. C’est typiquement le genre de phrase qu’on me ressort des années après. Dites plutôt que j’ai aimé Cotton Club. Voilà, oui, Cotton Club. Ça ne mange pas de pain, Cotton Club. Quant à l’homme… Je ne sais pas. Je n’ai pas d’avis sur l’homme.
TOCQUEVILLE
Un aristocrate doublé d’un démocrate – mais un démocrate qui, du coup, (je pèse le mot, entendez-le dans le sens que vous voudrez) ne pouvait qu’être un démocrate résolu.
ALAIN BADIOU
Un adversaire. Mais que je ne parviens pas à détester. A cause de Mallarmé, sans doute. D’une idée de la révolution fondée sur Mallarmé plus que sur Marx ou sur Lénine. De l’allure, lui aussi.
BÉNY LÉVY
Ah là, c’est autre chose. Le personnage qui, de ma vie, m’a intellectuellement le plus impressionné. Chef politique des maos français. Puis secrétaire de Sartre. Puis cette montée, tellement romanesque, vers Jérusalem et le Talmud – Jérusalem parce que le Talmud, Jérusalem parce qu’il y voyait le seul endroit, au monde, où l’on pouvait lire dignement le Talmud.
ISABELLE DOUTRELUIGNE
Isabelle, votre première femme, mannequin quand vous étiez encore étudiant à l’École normale supérieure rue d’Ulm. Vous l’avez rencontrée quand ?
Le 19 décembre 1967. Je n’étais pas encore normalien. J’étais juste en khâgne. Mais le fait est que, pour un jeune intellectuel de ce temps-là, pour un khâgneux qui fréquentait les milieux marxistes, sortir avec un mannequin qui faisait la couverture des Purple de l’époque, était une provocation. J’assumais cet écart. J’ai toujours, toute ma vie, aimé assumer l’écart. Mais, là, plus que jamais. Cela étant dit, je corrige. La provocation n’était que relative. Car la réalité c’est que, avant d’être mannequin, elle était la dernière femme surréaliste, la petite cousine de Nancy Cunard, ou de Denise Levy, ou de Gala, la femme de Dalí. C’était une femme de cette trempe-là. On l’aurait dite sortie d’un cadre de Man Ray. Un personnage à la fois lumineux et tourmenté, d’une extrême beauté, fantasque, irrégulière, ne se reconnaissant aucune loi, aucun maître, considérant qu’elle faisait partie des êtres qui avaient le droit de définir leur propre morale et de n’être jugés que par rapport à elle, refusant donc absolument le jugement de la société et prenant, à ce titre, des risques terribles qui lui ont coûté d’ailleurs très cher, se mettant dans un péril total, vraiment total. Voilà. J’ai rencontré peu de femmes aussi belles, aussi fantasques, aussi courageuses qu’Isabelle Doutreluigne – et aussi décidées à prendre le risque d’une liberté qui l’a conduite, hélas, au désastre.
JACQUES LACAN
Est-ce que vous avez rencontré ou côtoyé ou croisé Jacques Lacan ?
Oui. Un peu. Mais j’ai surtout suivi son séminaire, à l’époque où il se tenait à l’École normale supérieure et où j’étais, toujours, en hypokhâgne et en khâgne. Je me revois faire le chemin du lycée Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, à la rue d’Ulm comme on va en pèlerinage. Pour rien au monde je n’en aurais manqué une séance. J’arrivais deux heures à l’avance, parfois trois, car il fallait bien cela pour être sûr d’avoir une place. Quand je ne pouvais pas être là car j’étais cadenassé dans une salle de cours à Louis-le-Grand, j’envoyais un copain avec un magnétophone qu’il fallait poser, au milieu d’une forêt d’autres, devant lui, sur sa table ou à ses pieds, sur l’estrade. Il a été un maître à penser absolu. Un psychanalyste génial, sans doute. Un clinicien hors pair. Mais aussi un philosophe. Un très grand penseur du XXe siècle. Quelqu’un qui, avec Althusser et Foucault, a formé le trio constitutif, fondateur, de ma génération. S’il y a eu, en France, un moment philosophique d’une importance comparable au moment grec de Socrate, ou au moment allemand autour de l’hégélianisme et du post- hégélianisme, eh bien, de ce moment français, Jacques Lacan a certainement été le pivot.
Vous aviez 16, 18 ans. Comment pouviez-vous avoir cette information sur le fait qu’il ne fallait pas manquer les séminaires de ce personnage à part ?
J’avais lu les Écrits, tout simplement. C’est même, si vous voulez tout savoir, un livre que j’ai volé à la librairie des Presses Universitaires de France, place de la Sorbonne, l’année de mon hypokhâgne. C’était un très gros livre. Mille pages, ou presque. Difficile à dissimuler. J’avais une sorte de parka militaire dans la poche intérieure de laquelle je l’avais glissé. C’était vital, pour moi, d’avoir ce livre ! Je savais qu’il était plus important de lire ça que de maîtriser la Métaphysique d’Aristote ou les dialogues de Platon. Or il était si gros, donc, que je me suis fait prendre. Je revois encore le visage goguenard du vigile qui m’arrête au moment où je m’apprête à franchir le seuil pour me sauver. On me fait remplir un formulaire. On m’emmène au commissariat du quartier. Et, bien sûr, cela déclenche un drame familial de grande ampleur. La question, pour moi, ce n’est donc pas pourquoi j’ai assisté au séminaire. Mais c’est comment j’ai pris le risque de voler ce livre, de me faire prendre et de me retrouver dans cette situation humiliante – ramené par des policiers chez mes parents…
Aujourd’hui encore, Lacan n’est pas forcément reconnu comme un philosophe au rang des plus grands, alors que vous, à 17 ou 18 ans, vous étiez au courant…
C’était évident. Je ne dirais pas qu’on était des millions à le penser, mais enfin nous étions un certain nombre. Et pour quelqu’un qui, comme moi, fréquentait, sans en être, les cercles révolutionnaires, les milieux maoïstes ou pré-maoïstes, l’UJCML, la Gauche prolétarienne, etc., l’importance de Lacan était incontournable, elle crevait les yeux, il fallait être un imbécile ou un ignorant pour ne pas s’en aviser.
Comment se passaient ses séminaires ?
C’était public, très ouvert et, en même temps, étrangement confidentiel. Il y avait là un mélange de normaliens, de jolies femmes, de journalistes, d’écrivains et, bien sûr, de psys. C’était une faune extrêmement composite, avec cette forêt de magnétophones disposés devant le maître… Quand il arrivait, c’était toute une mise en scène. Du grand et bon théâtre. Car, en plus d’être ce penseur immense, il était un excellent acteur, fantaisiste, inventif, parfois farceur. Il ne faut jamais oublier que l’acte de naissance de Lacan, sa scène primitive, c’est le surréalisme. Ou le crypto-surréalisme de Georges Bataille. Son sol originaire c’est cette région du surréalisme qui va de Breton à Bataille et à Leiris en passant par le Collège de sociologie. Il avait un vrai côté surréaliste dans son attitude, son goût de l’exposition et de la provocation, sa parenté vague avec Salvador Dalí, sa façon d’arriver au séminaire avec des manteaux de fourrure extravagants, d’énormes cigares et un mépris d’acier pour ceux qui ne faisaient pas l’effort de le suivre et de le comprendre. Et puis ce goût mallarméen de l’obscurité… Cette idée qu’il fallait bien un peu d’obscurité pour faire taire, dans les têtes, le bruit de fond de la doxa… Et pour cela, donc, une difficulté de langue voulue, programmée, stratégique… Moi, j’ai toujours pensé le contraire. J’ai toujours cru qu’il fallait, pour forcer l’attention, la plus grande simplicité, la plus grande clarté de style, la neutralisation maximale des effets de sens parasite. Ce n’était pas l’opinion de Lacan.
FRANÇOIS PINAULT
Si ça ne vous ennuie pas, on passe à un personnage de la vie économique, financière et de la mode aussi, François Pinault. Ce personnage est discret, c’est une des plus grandes fortunes de France, mais il a aussi un rôle culturel avec sa fondation d’art contemporain à Venise, et il a joué un rôle dans votre vie pour avoir dirigé une entreprise directement concurrente de celle de votre père.
Le fait que ce soit une des plus grandes fortunes de France, m’est un peu égal. Le fait qu’il ait constitué une des plus belles collections d’art moderne au monde m’intéresse déjà davantage mais n’est pas non plus le cœur de mon rapport avec lui. L’histoire est, en réalité, plus intime. C’est vrai que François Pinault a été, en affaires, l’adversaire et le concurrent de mon père. Mais il a aussi été son ami. Et le fait est que, quand mon père est mort il y a treize ans, il a pris, dans ma vie, un tout petit peu de la place qu’avait mon père. C’est ainsi.
Et puis ?
François Pinault est aussi l’homme à qui mon père a téléphoné un jour, un an avant sa mort, à l’époque où je voulais tourner Bosna !, mon film-document sur la Bosnie en guerre, et où je ne trouvais pas de financements pour accompagner un projet jugé déraisonnable par tous les producteurs français. Mon père, donc, lui téléphone un dimanche soir. Il lui dit : « voilà, Bernard veut tourner un film sur cette guerre de Bosnie ; primo, je le lui interdis ; secundo, il va me désobéir ; tertio, gagnons du temps – quitte à me désobéir, autant qu’il le fasse vite, bien, et que sorte de là un beau et grand film utile au peuple martyr de la capitale bosniaque assiégée ; quarto, retrouvons-nous donc, demain, au bar-tabac de la rue Saint-Ferdinand où nous avons nos habitudes et où nous créerons, si vous le voulez bien, la société de production ad hoc qui l’aidera dans son entreprise. » Pinault, sans en demander davantage, sans faire la moindre objection, a aussitôt dit d’accord. Ils se sont retrouvés, le lendemain matin, au bar-tabac. Et le film a été produit dans un délai et dans des conditions exemplaires.
PAUL BOWLES
Quel est votre lien avec l’écrivain Paul Bowles. Est-ce la ville de Tanger ?
Oui. Mais dans le sens inverse de ce qu’on pourrait croire. Ce n’est pas Tanger qui m’a fait rencontrer Bowles. Mais Bowles qui m’a fait découvrir Tanger. J’avais lu Un thé au Sahara. Et je suis vraiment venu, la première fois, prolonger dans le réel ma lecture de ce livre admirable. A chaque coin de rue, à chaque terrasse de café, je voyais les ombres, les fantômes, parfois les personnages de chair, du roman. Et j’ai fini par aller le voir pour lui dire à peu près ça : « j’ai voulu connaître cette ville à cause de vous ; comme souvent avec les grands artistes, j’y découvre, depuis que je suis là, l’incarnation de vos chimères ; j’ai voulu vous rencontrer pour voir à quoi pouvait bien ressembler l’auteur et de ces chimères et de cette ville. » Car, pour moi, il était l’auteur, l’inventeur, de Tanger. Et c’est avec l’auteur et inventeur de Tanger que je suis devenu ami. On s’est vus, en tout cas, jusqu’à la toute fin.
Comment fait-on quand on s’appelle Bernard-Henri Lévy pour aller déranger un écrivain dans sa retraite marocaine ? On se débrouille pour trouver son numéro de téléphone ? On sonne à sa porte ? On avait deux amis communs. D’abord un vieux copain qui s’appelle Boubker Temli. Il a mon âge. Je le connais depuis la fin des années 60. Il est antiquaire. Expert en orientalisme. Et il a été mon premier lien avec Bowles. J’ai un petit film, filmé par Arielle, une conversation d’une heure avec Bowles, deux ans avant sa mort – c’est chez lui, Boubker, qu’il a été tourné. Et puis nous avions un autre ami en commun qui était aussi un ami de Boubker et qui s’appelait Joseph McPhillips. Il est mort il y a peu. C’était un Américain, né dans l’Alabama, et arrivé à Tanger en même temps que Paul Bowles, dans les années 60, avec Johnny Hopkins, l’auteur des Carnets de Tanger. C’était un personnage incroyablement pittoresque. Il était le directeur de l’École américaine de Tanger. C’était aussi un fou de théâtre qui, chaque début d’année, choisissait un grand texte du répertoire, Shakespeare, Tennessee Williams, peu importe, et le répétait, avec ses élèves, en vue de la cérémonie de la distribution des prix, en fin d’année, à la mi-juin. C’était un événement à la fois ordinaire et ultrachic avec, une année, Mario Testino qui faisait les décors ; une autre, Yves Saint Laurent pour les costumes ; et, chaque fois, Paul Bowles qui écrivait une musique originale… C’est presque inimaginable quand j’y repense. Mais c’est un fait. Bowles pensait, sincèrement, qu’il s’était trompé d’art, qu’il était bien meilleur compositeur que romancier et que le seul lieu au monde où on lui donnait l’occasion de le prouver c’était là, cette fête de patronage qu’était la représentation théâtrale de fin d’année à l’American School of Tangiers. On est devenus amis comme ça, à travers Joe McPhillips et Boubker Temli.
Du coup, vous avez acheté, construit une maison là-bas. Vous avez toujours cette maison ?
Oui, toujours.
Un écrivain peut vous conduire à l’amour d’une ville…
Oui, naturellement. Et l’amour de cette ville m’a conduit à demander à Andrée Putman d’imaginer cette maison, qui est accrochée à la falaise, comme un bateau à quai tout blanc, en verre, en métal et en béton plâtré – Andrée dit volontiers que cette maison est, dans le genre, ce qu’elle a fait de plus abouti.
ANTONIN ARTAUD
Vous avez appelé votre fils Antonin, sans doute en hommage à Antonin Artaud ? Est-ce une passion secrète, car je ne vois pas immédiatement le lien entre vos préoccupations et l’univers d’Artaud ?
On n’a pas les mêmes préoccupations à toutes les époques de sa vie. Et pour un écrivain, plus encore, la vie est une sédimentation d’univers qui se superposent. Alors il y a un sédiment de ma vie qui s’appelle, en effet, Antonin Artaud. A l’été 1967, je suis parti en Irlande, à Galway, puis sur l’île d’Aran, sur les traces d’Artaud qui y était lui-même parti à la recherche de la canne de saint Patrick. Deux ans plus tard, j’ai fait, toujours sur ses traces, et sur celles des Tarahumaras, mon tout premier séjour au Mexique. J’avais 20 ans. J’y suis resté trois mois. Artaud, à mes yeux, était un jalon essentiel dans l’invention de la littérature moderne. Le Artaud du Théâtre et son double, sans doute. Celui du « théâtre de la cruauté ». Sauf que ce n’est pas le théâtre qui m’intéressait. Ce qui m’intéressait, et ce qui m’intéresse toujours, c’était, dans la vie d’Artaud et dans sa pensée, cette façon de mettre en péril l’assise de l’être, l’évidence de l’humain – cette façon de mettre en question l’image trop simple que les hommes ont d’eux-mêmes et qui s’appelle l’humanisme. J’étais plongé, à l’époque, dans une grande réflexion critique sur cette affaire d’humanisme. J’étais un antihumaniste théorique, version Foucault, Lacan, Althusser. J’étais proche de ces penseurs qui mettaient en pièces, qui dynamitaient, l’image traditionnelle du sujet telle que l’avait forgée la philosophie traditionnelle. Eh bien je dirais qu’Artaud attaquait par la face nord ce qu’eux attaquaient par la face sud – ou l’inverse. Celui que Sartre appelait le « salaud », le type sûr de sa place en ce monde, sûr de son droit, sûr de sa légitimité à être, sûr de l’espace qu’il occupe, de l’air qu’il respire, des biens dont il jouit, le type qui trouve tout ça normal, inscrit dans l’ordre naturel, ce type d’homme voyait son assise ébranlée, d’un côté, par les maîtres du « moment structural » et, de l’autre, par cet antisalaud absolu, ce déconstructeur radical et métaphysique qu’était (avec, sans doute, Bataille) Antonin Artaud. Vous aviez le matérialisme bataillien, cette espèce de surréalisme inversé, ce surréalisme non de l’idée et de l’idéal mais de la chair, voire du déchet, Bataille dit même, dans un texte célèbre, du « gros orteil » (la partie la plus intéressante du corps, prétendait-il). Et puis vous aviez Le Pèse-Nerfs d’Artaud, cet écorchement de l’être, ce retournement du sujet, ce travail sur ses soubassements obscurs, son dynamitage méthodique, toute cette expérience métaphysique, complètement neuve, du corps et de la chair, qui culminait dans une vision révolutionnaire des sujets en mutation que nous étions. C’est un temps où l’on ne se satisfaisait pas d’être ce que l’on était. La grandeur de cette époque c’est que l’on y prenait au sérieux l’idée de se vouloir un peu plus grand que soi. Et, de cette idée, Artaud participait.
MICHEL FOUCAULT
Après avoir vécu et adhéré à cette critique radicale de l’humanisme, comment peut-on porter le drapeau des Droits de l’homme aujourd’hui ?
Ce n’est pas contradictoire ! D’ailleurs, regardez. Qui inaugure la politique des Droits de l’homme, en France ? C’est Michel Foucault, justement. Michel Foucault, l’antihumaniste par excellence. Mais qui, avec le GIP, le Groupe d’information sur les prisons qu’il fonde avec Serge Livrozet, Jean-François Lacombe, Claude Mauriac, Henri Leclerc, d’autres, puis avec son combat pour Solidarnosc, invente cette politique minimale, modeste et, au fond, réformiste – mais d’un réformisme radical – qu’on appelle, aujourd’hui, la politique des Droits de l’homme.
La déconstruction du sujet induit un militantisme et une action localisée, au cas par cas ?
Oui. Car, à la fin des fins, c’est quoi la politique des Droits de l’homme ? C’est le contraire de la politique révolutionnaire. C’est le contraire de ces « grands récits » qui prétendaient « changer l’homme dans ce qu’il avait de plus profond » et le viser « droit dans son âme ». Et c’est le contraire de grands récits qui ne « tenaient » que parce qu’ils pensaient qu’il y avait une essence de l’homme et que cette essence devait être retrouvée, restaurée. Donc, c’est très simple. Dès lors que vous ne croyez plus à cette idée d’une essence de l’homme, dès lors que vous avez rompu avec cette idée humaniste d’une vérité de l’homme à refonder, vous devez vous contenter d’une politique plus modeste qui est la politique des Droits de l’homme. On n’a pu se ranger à une politique des Droits de l’homme qui ne soit pas juste un vague supplément d’âme, une action de charité et de bienfaisance, qu’après que l’on a déconstruit l’essentialisme, le substantialisme, de l’humanisme traditionnel. L’humanisme traditionnel reposait sur le théorème de la pureté perdue et qu’il fallait retrouver à tout prix. L’humanisme traditionnel, pour cette raison, impliquait la catastrophe comme la nuée l’orage. A partir du moment, en revanche, où on pense que l’humain est quelque chose de plus complexe, à partir du moment où on admet qu’il n’a pas une identité simple, qu’il est un mixte de dedans et dehors, qu’il n’a pas de noyau permanent, ni de limite parfaitement assignée et qu’il se définit plutôt comme un compromis, perpétuellement instable, entre un dedans et un dehors, alors la seule politique possible est une politique des Droits de l’homme, concrète, au cas par cas. Voilà pourquoi le même Foucault pouvait être, à la fois, cet antihumaniste théorique et ce « droit-de-l’hommiste » intraitable.
MICHEL LEIRIS
Un mot sur Leiris.
Je l’ai rencontré quai des Grands-Augustins, chez lui, à la toute fin de sa vie. C’est dans Les Aventures de la liberté. Une longue conversation où je ne l’interroge, comme il se doit, que sur des détails infimes : un mot de Breton, un vêtement d’Aragon, un trait de caractère de Nancy Cunard, je ne sais plus très bien, le texte est là, reprenez-le, c’est un entretien pas mal du tout, un document d’histoire littéraire, il est bizarrement très peu repris, j’ignore pourquoi, c’est dommage.
BERNARD KOUCHNER
Bernard Kouchner est quelqu’un d’inclassable dans le monde politique français. C’est un compagnon de route politique, avec lequel vous êtes fâché, je crois.
On n’est pas fâchés, non – pourquoi ? S’il m’avait demandé mon avis, je lui aurais juste déconseillé de devenir ministre de Sarkozy. Car je crois qu’on a toujours tort de ne pas avoir assez confiance dans sa propre biographie. Et, dans son cas, c’est d’autant plus dommage qu’il est, non seulement un personnage hors normes, mais l’inventeur d’un concept – l’un de nos rares contemporains à pouvoir se targuer d’avoir inventé un concept, un vrai concept, un concept important, un concept qui aide à vivre, le concept de « devoir d’ingérence ». Alors voilà. Quand on a inventé le devoir d’ingérence, quand on a eu la vie de Bernard et qu’on a sa légende, on ne devient pas ministre des Affaires étrangères. Ni de Nicolas Sarkozy ni d’un autre. C’est mon opinion. Mais on n’est pas fâchés pour autant.
FRANÇOISE SAGAN
Personnage culte de la vie littéraire et nocturne parisienne, j’imagine que vous avez aimé Françoise Sagan.
J’ai tant de souvenirs d’elle… Des rencontres. Des dîners. Un dîner, une fois, avec François Mitterrand qui s’amusait comme un fou avec elle. Et puis des projets. Beaucoup de projets. Sagan est quelqu’un qui passait son temps à chercher des formules magiques, des martingales, pour gagner de l’argent. A un moment par exemple, elle a eu l’idée, à laquelle elle tenait beaucoup mais qui a fait long feu, de créer, avec moi, Orsenna, d’autres encore, je ne me souviens plus, une sorte d’atelier d’écriture pour des films et des fictions télé… Et puis, bien sûr, la dernière période de sa vie, quand elle était pourchassée par le fisc, harcelée, réduite à la misère et que, avec quelques amis comme Nicole Wisniak, on a tenté de la tirer de là. Mais l’essentiel, cela dit, n’est pas là. L’essentiel c’est qu’elle est probablement l’écrivain français le plus sous-évalué de ces dernières années. Elle vaut infiniment mieux que le statut d’écrivain mineur qu’elle a eu et dont elle a eu l’élégance de se contenter.
JIM HARRISON
Autre écrivain, un Américain, dont vous faites un portrait magnifique dans American Vertigo, je crois : Jim Harrison. Vous êtes allé le rencontrer chez lui, dans le Montana.
Ce qui m’intéresse chez Jim Harrison, c’est très simple : il est l’exact contraire de moi. Si je devais chercher, dans le bestiaire littéraire, l’animal le plus opposé à l’animal que je suis, ce serait sûrement lui, Jim Harrison. Sa manière de vivre, sa vision du monde, son rapport à la nature, son rapport au roman : il n’y a pas un point où je ne me sente l’opposé de cet homme et c’est ça qui me plaît, c’est ça qui m’intéresse, en lui – c’est ça qui fait que j’ai eu envie de le voir, et que j’ai envie de le revoir.
Et quelle est la nature de ce désaccord, alors ?
Je vous l’ai dit : tout.
Il déteste l’Amérique contemporaine.
Oui, mais ce n’est pas tellement ça le problème. Je vous parle de littérature, de métaphysique. Il aime la nature, je m’en méfie. Il aime la campagne, j’aime la ville. Il croit qu’on écrit en état d’ivresse, je crois qu’on écrit en pleine lucidité. Il doit sûrement faire l’amour, le matin, à demi réveillé ; pour moi l’amour physique n’est jamais si intense que lorsqu’il se fait dans la plus grande clarté, les sens aux aguets. Il est optimiste, je suis pessimiste. Il pense que l’écriture vient des tripes, je pense qu’elle vient du cerveau. Il aime le concret, j’aime l’abstraction. Il se méfie des intellectuels, je les respecte. Voilà. Terme à terme. On pourrait continuer longtemps comme ça. Rencontrer Jim Harrison, pour moi, c’est presque faire l’expérience philosophique de l’envers de moi-même.
DAVID LYNCH
Un effet à la David Lynch, quand dans un film la personnalité se dédouble en deux personnes tout à fait incompatibles et néanmoins rivées l’une à l’autre…
Voilà. Ou comme dans Cet obscur objet du désir, où Buñuel fait jouer le même personnage par une actrice espagnole, épaisse, assez ordinaire – et par Carole Bouquet, diaphane, élégante. Ou le même personnage de l’écrivain joué, dans la comédie humaine d’aujourd’hui, par Jim Harrison et par moi.
NORMAN MAILER
Un autre écrivain américain incontournable : Norman Mailer.
Lui, je m’en sens proche.
Dans la pratique de l’écriture ?
Oui. Mais pas seulement. Pour moi, c’est un maître absolu. Je lui ai emprunté le concept de « romanquête », par exemple. Pas le mot, que j’ai inventé. Mais l’idée. Le genre. Le principe. La littérature mise au service de l’investigation. L’investigation qui, lorsqu’elle bute sur l’inconnaissable, laisse la place à la littérature. Son livre sur Lee Harvey Oswald, l’assassin de Kennedy… Le Chant du bourreau… The Armies of the Night… Tout ce rapport de la littérature au réel… Toute cette façon, pour la littérature, de s’emparer du réel et de l’absorber… Je n’ai rien fait d’autre dans les quelques pages de Qui a tué Daniel Pearl ? (quelques pages seulement, bien délimitées, soigneusement indiquées) où je laisse parler le roman. Et il me semble, d’ailleurs, que c’est à moi qu’il a donné l’une de ses toutes dernières interviews, sinon la toute dernière. C’était l’époque d’American Vertigo. Quelques mois avant sa mort. Mon voyage s’achevait. Et je ne voulais pas qu’il s’achève sans que j’aie eu, au moins, une conversation avec lui. Il était vieux. Affaibli. Il avait du mal à se déplacer. Il y voyait mal. Il savait, et le disait, qu’il n’avait plus que quelques heures « utiles », par jour, pour travailler. Bref, il sait qu’il va bientôt mourir. Il entre dans l’obscurité. Et il prend sur le précieux temps qui lui reste à vivre pour, un après-midi, me donner cette magnifique interview qui est le dernier mot d’American Vertigo et dont j’ai donné l’intégralité à La Règle du jeu.
C’était à New York ?
Non, à Provincetown, une ville charmante mais singulière car peuplée, presque exclusivement, d’homosexuels et où cette incarnation du macho américain avait trouvé son dernier domicile. Comme un ultime pied de nez à soi-même. Ou, plutôt, à son personnage, à sa marionnette, à ce double qui le suivait comme son ombre et qu’il avait le souci, à la fin, comme tous les écrivains, de semer.
LOUIS ALTHUSSER
On ne peut pas faire cette galerie de portraits sans parler de Louis Althusser qui a été votre professeur, et votre ami aussi, et qui a partagé un moment de votre vie. C’est un personnage vraiment énigmatique, qui a été au centre de la vie intellectuelle puis qui a été totalement écarté et a sombré dans la folie. C’est comme la fin d’une lignée intellectuelle dont vous avez été le témoin et comme le dernier fils spirituel.
C’est un phare, Althusser. Un phare au sens propre. C’est-à-dire une lumière intense et brève, aveuglante, mais qui n’eut qu’un temps. Un coup de projecteur sorti de la nuit et y retournant. Et puis, à la fin, la tragédie : le meurtre d’Hélène, sa femme.
Mais qu’est-ce qu’il aimait chez vous ? Comment, tout d’un coup, est-il devenu l’ami d’un jeune homme de souche bourgeoise au rapport contradictoire avec l’orthodoxie marxiste ? Et puis on l’imagine assez peu cordial ou amical.
Oui ? Eh bien c’est une erreur. Car il était et cordial et amical. Avec, de surcroît, cette dimension de souffrance, et donc d’humanité, qu’on connaît mieux, aujourd’hui, à la lumière rétrospective de ce qui s’est passé et de la maladie mentale. On le voyait comme un théoricien glacé. On entendait son antihumanisme comme une surdité aux émois et aux passions des hommes. On pensait qu’il était l’incarnation de sa théorie et de l’esprit théoriciste en général. Et on découvre, à l’arrivée, qu’il était un héros de Dostoïevski, qu’il était un frère Karamazov, qu’il finissait sa vie en personnage de fait divers, étranglant sa femme dans un accès de folie, rattrapé par cette humanité déniée, puis enfermé.
Et vous, comment vous le perceviez ?
Je n’imaginais rien de tout cela. Aucun d’entre nous n’imaginait que notre maître puisse être ce dément qui, lorsqu’il disparaissait, de longs mois, sans donner d’explications, se cachait dans un hôpital psychiatrique où il passait des nuits et des jours, un torchon entre les dents pour éviter de se trancher la langue, à subir des cures d’électrochocs qui le laissaient en miettes…
Il s’est pris d’affection pour l’étudiant que vous étiez ?
Sans doute. Je me souviens d’un été, dans le sud de la France, près de Gordes, où il possédait une maison. J’en avais loué une, au village voisin, à Cazeneuve, en partie pour me rapprocher de lui. Je rentrais du Bangladesh. J’y étais parti, à l’origine, avec un projet de thèse dirigée par Charles Bettelheim, pas le psy bien sûr, l’économiste, l’homme qui faisait, avec quelques autres, de l’althussérisme appliqué à l’économie et chez qui Althusser m’avait, avant mon départ, envoyé. Je n’ai pas fait la thèse. Mais c’était l’été de mon retour. Et, comme je voulais « rendre compte » à Althusser, comme je voulais surtout écrire, à défaut de thèse, ce premier livre, infusé d’althussérisme, qui s’appelle Les Indes rouges et qu’Althusser lui-même donnera, d’ailleurs, à François Maspero, on l’a passé, en grande partie, ensemble. Alors, d’où venait ce brin d’amitié dont il voulait bien me témoigner ? Je n’en sais rien. Peut-être juste le fait que j’étais le dernier des althussériens, le dernier althussérien vaguement sérieux, l’un des derniers sur lesquels il pouvait avoir prise. La grande génération althussérienne, c’est celle qui m’avait précédé. C’est la génération d’Etienne Balibar, Pierre Macherey, Régis Debray, d’autres. J’avais cinq ou six ans de moins qu’eux. Et j’ai donc été, chronologiquement, le dernier. Son dernier disciple. C’est peut-être à cela, à rien d’autre qu’à cela, qu’il se raccrochait en me voyant.
JACQUES DERRIDA
Et Jacques Derrida, votre autre maître de la Rue d’Ulm ?
Pas le même niveau. A mon avis, pas le même niveau. Mais un très grand professeur. Et puis – comment vous dire ? – quelqu’un à qui je reste d’autant plus attaché que je l’ai transformé en personnage d’un de mes livres : Comédie.
AHMED MOHAMADIALAL
Un autre personnage ami qui a traversé votre jeunesse étudiante et militante, c’est ce jeune Marocain qui s’appelle Ahmed Mohamadialal.
C’est le parrain, avec Gilles Hertzog, de ma fille Justine. C’est une autre victime de cette fin des années 60. Un autre de ces « suicidés de la société », comme disait Antonin Artaud. Il est toujours vivant, lui, grâce au ciel. Mais suicidé, d’une certaine manière. Car pas à la hauteur des promesses dont il était porteur. Il fait partie de ces gens qui ont pris très au sérieux les mots d’ordre de subversion de la fin des années 60 et qui, face à l’échec de cet espoir, ont fait comme s’ils concluaient : « continuez sans moi ! que cette société dégueulasse contre laquelle nous nous sommes battus continue, soit, mais ce sera sans moi… »
Et avec élégance ?
Oui. Beaucoup d’élégance.
Donc un jeune Marocain qui décide de venir en France…
Élève des Jésuites, standardiste à l’école Sainte-Geneviève de Viroflay, près de Versailles, où je suis moi-même professeur. J’ai 18 ou 19 ans. Il en a 17. On devient amis. Inséparables. On drague les filles ensemble. C’est un séducteur incroyable. On joue à se donner des défis absurdes du type : « le premier qui ramènera une rousse d’un mètre soixante-dix-sept avec un grain de beauté sur le genou ». Et c’est toujours lui qui gagne ! Lui qui trouve la femme philosophale ! Et puis, surtout, il pensait, nous pensions, que la société telle qu’elle était organisée ne méritait pas notre respect. Moi, j’ai changé. J’ai fini par penser qu’il n’y avait pas d’alternative sérieuse, que l’idée d’une société idéale était une chimère dangereuse. Lui, il semble qu’il n’ait pas changé. Il a décidé de ne pas s’accommoder, jamais, de cette société. Et c’est pour ça qu’il a fini par dire, comme le héros de Melville : « I’d better not »… Continuez, encore une fois. Continuez, si vous y tenez – mais sans moi…
Il est tombé amoureux à Tanger, de cette française, issue de l’aristocratie jet-set, Diane de Beauvau-Craon.
Oui, il a eu un enfant avec elle. Un fils. Avec, ensuite, une histoire compliquée, très compliquée. Privé.
GILLES HERTZOG
Le compagnon, depuis trente ans, de la plupart de mes reportages. Avec Jean- Paul Enthoven, l’autre ami incomparable. Et le dernier des mousquetaires.
Vous avez aimé le portrait de vous qu’a brossé Jean-Paul Enthoven, dans son roman, Ce que nous avons eu de meilleur ?
Naturellement ! Le roman est magnifique. Et j’aime ce portrait, oui, bien sûr. Sans la moindre réticence. Ceux qui en douteraient n’auraient pas bien compris de quelle alchimie relève, quand elle s’empare des vivants, la littérature.
JUSTINE LÉVY
Parlons de votre fille, Justine Lévy, écrivain, vivant à Paris. Qu’est-ce que vous diriez d’elle ?
Que c’est la meilleure romancière de sa génération.
Ce n’est pas un avis exagéré dû à la tendresse paternelle ?
Non, c’est l’avis du lecteur, de l’écrivain et de l’éditeur que je suis. Je pense vraiment qu’elle est, dans la famille que je qualifierai, pour aller vite, de « durassienne » – refus du bel écrire et de la littérature en gants blancs et majesté, écrire comme on respire, coller au plus près de son souffle retrouvé, la légèreté comme une ruse, la vie comme une fiction – je pense vraiment qu’elle est, dans ce genre, et depuis la mort de Guillaume Dustan, la toute première. Je suis désolé. C’est ainsi.
Vous l’avez prénommée Justine Juliette, selon une double référence à Sade !
Oui. Sans doute pensais-je que je la plaçais, de cette façon, au centre de gravité des passions humaines. Une Juliette qui aurait l’âme d’une Justine. Ou l’inverse : une Justine qui ne serait plus la victime de Juliette. En lui donnant ces deux prénoms extrêmes, l’idée était vraiment, je crois, de conjurer le double piège du vice et de la vertu, d’inoculer à l’un l’antidote qu’est l’autre et vice versa – l’idée était de l’encourager, de loin, à puiser dans ces deux gisements passionnels ce qu’ils avaient de propre à conjurer ce qui, à l’époque, début du féminisme, m’apparaissait sans doute comme la malédiction féminine.
CHARLES BAUDELAIRE
Vous lui avez consacré un livre. On ne vous attendait pas sur ce poète. Qu’est-ce qui, tout d’un coup, vous ramène à Baudelaire ?
Sa métaphysique. Ça peut sembler curieux mais c’est pourtant vrai : il y a une métaphysique de Baudelaire, et c’est cette métaphysique qui est le vrai sujet du livre que je lui ai consacré. Le Baudelaire disciple de Joseph de Maistre… Le Baudelaire antinaturaliste… Le Baudelaire qui fait, contre la spontanéité, l’éloge du maquillage et de l’artifice… Le Baudelaire qui n’aime les femmes que fardées… Le Baudelaire qui croit que les amis déclarés du genre humain ont de bonnes chances de devenir ses assassins… Le Baudelaire qui déteste Robespierre… Le Baudelaire qui ne croit pas aux communautés… Le Baudelaire qui sait que les hommes naissent seuls, meurent seuls et traversent la vie presque aussi seuls… C’est ce Baudelaire-là qui m’a fasciné. C’est lui qui, aujourd’hui encore, vingt ans après le livre où je me mettais dans sa peau pour vivre son agonie, m’accompagne.
BARACK OBAMA
Vous l’avez rencontré ? Il y a une interview de lui, je crois, dans votre parcours américain…
Alors là, honnêtement, ça peut paraître prétentieux, mais il se trouve que c’est la vérité : j’ai dû être le premier Européen, sinon à imprimer son nom, du moins à parler de lui comme d’un possible président américain. C’était il y a quatre ans. Juste quatre ans, jour pour jour, à l’heure où nous parlons. Je le vois surgir sur la scène de la salle du Congrès où se tient la précédente convention démocrate, celle qui va investir John Kerry. La salle est presque déserte car il est tard. C’est un des derniers orateurs car il est, à ce moment-là, presque complètement inconnu. Et il y a, dans la façon qu’il a d’entrer sur cette scène, dans la manière qu’il a d’habiter un texte qu’il n’a sans doute pas écrit lui-même, dans l’éclat dont il irradie, quelque chose qui m’impressionne si profondément que je cherche aussitôt à le revoir, le revois dès le lendemain et écris, dans la foulée, un petit texte que je donne au magazine pour lequel je travaille, Atlantic Monthly. Ce texte sera repris, ensuite, dans American Vertigo. Il s’intitule « Un Clinton noir » – pas trop mal vu, non ? La vraie vérité, d’ailleurs, c’est que le vrai premier titre que j’avais donné à ce texte était « Un Kennedy noir ». Mais mes copains américains ont été si surpris, et si choqués, ils me l’ont tellement jouée « écrivez ce que vous voulez mais n’allez quand même trop loin – la mémoire de Kennedy, franchement, vous poussez… » que j’ai accepté un compromis et ai changé « Kennedy » pour « Clinton »…
DANIEL PEARL
Un mot de Daniel Pearl à l’assassinat de qui vous avez consacré un livre d’enquête. Y a-t-il une chose que vous n’auriez pas dite après l’enquête et que vous auriez envie de dire, aujourd’hui, après le succès de ce livre ?
Je ne sais pas… Peut-être ma fierté, juste ma fierté, d’avoir entrepris cette enquête, de l’avoir menée à bien et d’avoir contribué, ce faisant, à ce que les juifs appellent la « célébration » de son nom. A part ça, il y a des années, maintenant, que j’ai écrit ce livre. Or le fait est que pas un jour ne passe sans que je pense à lui, sans qu’il soit un peu avec moi et moi un peu avec lui. C’est étrange. Mais c’est ainsi.
Pour les gens qui n’ont pas lu votre livre et qui ne le connaissent pas, comment décririez-vous cet homme ?
Un homme atrocement martyrisé parce qu’il était juif, américain et journaliste.
Juste pour son identité ?
Pour cette identité-là, oui. Américain dans un pays où l’Amérique est la maison du diable. Juif dans une région du monde ravagée par l’antisémitisme. Et journaliste sur le point de découvrir – c’était ma thèse – une vérité qui ne devait pas être dite : à savoir que l’inventeur de la bombe atomique pakistanaise, appuyé par une fraction des services secrets, était en train de vendre ses secrets à un certain nombre d’Etats voyous et, sans doute, à Al-Qaïda. Les faits – c’est-à- dire l’arrestation, quelques mois après la parution du livre, et pour la raison que j’avais dite, de cet homme, Abdul Qader Khan – ont confirmé mon hypothèse. C’est la raison de sa mort.
BENAZIR BHUTTO
L’autre Pakistan. Une femme admirable et l’autre Pakistan. Je ne l’ai jamais rencontrée. Mais nous nous sommes écrit. Adressé des signes. Elle avait lu mon Qui a tué Daniel Pearl ? Je sais par l’un de ses amis, l’homme d’affaires pakistanais Amer Lodhi, que l’un des derniers livres qu’elle ait lus est mon American Vertigo. Et puis, surtout, le grand journaliste californien Nathan Gardels a en sa possession l’un de ses tout derniers messages qu’elle lui avait envoyé depuis son blackberry : elle réagissait à une interview que je venais de lui donner à lui, Gardels, et où je réexpliquais, pour la énième fois mais avec des arguments nouveaux, comment le Pakistan de Musharraf demeurait l’endroit le plus dangereux du monde. Et ce à cause de l’alliance, qui s’y était nouée, entre islamistes et services secrets. Benazir confirmait l’analyse. Et exprimait le vœu d’une rencontre.
VLADIMIR POUTINE
Vous avez rencontré Poutine ?
Ah non ! Vladimir Poutine, c’est l’homme qui a déclaré que la plus grande catastrophe du XXe siècle était l’éclatement de l’Union soviétique. C’est quelqu’un qui croit vraiment, au fond du fond de lui, que l’éclatement de l’Union soviétique, c’est-à-dire, pour parler clair, la libération des Polonais, des Tchèques, des Hongrois ou des Ukrainiens, est un phénomène qui peut se comparer – mais en pire et en plus grave ! – à Hiroshima, à la Première Guerre mondiale, à la Deuxième, à Auschwitz, au génocide du Rwanda, j’en passe. Là, à ce niveau de fanatisme et de cynisme, les bornes du débat raisonnable sont, pour moi, définitivement franchies.
HEINER MULLER
Un personnage dont on parle peu : Heiner Muller, le dramaturge berlinois.
C’est drôle que vous prononciez ce nom. On ne se souvient plus guère de lui. On n’en parle plus. Or je l’ai connu, lui, à la toute fin de sa vie, à Berlin. Un personnage terrible, en un sens. Un affreux. Mais, en même temps… L’un des derniers représentants de cette espèce, déjà en voie de disparition à l’époque, qu’étaient les princes évêques du communisme. Des écrivains venus au communisme, la plupart du temps, par antifascisme et chez qui l’espérance s’était éteinte. Je me rappelle une conversation avec lui. Je m’étais exclamé : « mais vous ne vous rendez pas compte ! le communisme ce n’est rien d’autre qu’une manière de domestiquer l’animal humain, de l’asservir et de lui faire accepter, de surcroît, sa servitude. » Et il était parti d’un grand éclat de rire, féroce, presque méphitique et il m’avait répondu : « mais je suis d’accord, jeune homme ! absolument d’accord ! n’allez tout de même pas croire que je sois assez con pour croire que le communisme va émanciper les humains ; c’est la corde qui les tient ; la trique qui les met au pas ; on est d’accord… » Un pessimisme terrible, donc, à l’égard de la nature humaine. Et l’idée que le communisme était la seule solution face à cette hypothèse pessimiste, la seule manière durable de dompter la bête humaine. Je n’étais pas contre le pessimisme. Mais je détestais la conclusion qu’il en tirait et je détestais donc le communisme. On peut partir du pessimisme ; et conclure qu’il faut, non corseter l’animal humain, mais essayer de le rendre un peu plus libre, de rendre sa situation un peu moins irrespirable : c’est mon point de vue, c’est le combat de ma vie.
FRANÇOISE GIROUD
Françoise Giroud, une grande journaliste, écrivain aussi, que vous avez côtoyée, qui est peu connue hors de France. Votre grande amitié, qui a duré des années, doit être évoquée. N’est-ce pas l’une des femmes essentielles de votre aventure intellectuelle ?
Absolument. D’abord, elle était le sosie de ma mère. Ça la faisait rire quand je le lui rappelais, mais c’est un fait : il y a des situations comme ça, dans la vie, quand on a l’impression que Dieu a fait l’économie d’un moule et qu’il a utilisé deux fois le même pour deux âmes disparates – c’était le cas. Et puis, il y a ce livre que nous avons écrit ensemble, à deux voix ou quatre mains, Les Hommes et les Femmes, ma première expérience de ce genre de livre avant Ennemis publics, avec Michel Houellebecq…
Vous la trouviez séduisante ?
Je vais vous raconter une anecdote. Dans L’Imprévu, le quotidien que je crée, en janvier 1975, avec Michel Butel, l’édito était un texte tout d’une pièce, imprimé en gros caractères, comme un dazibao chinois, qui occupait toute la Une et que nous écrivions à tour de rôle ou, parfois, ensemble. Alors, un jour, c’est moi qui l’écris. Je le titre « Françoise Giroud ou la douceur de vivre avant la révolution ». L’idée est, en gros, que la révolution approche avec son cortège de drames, de tumultes, peut-être de violences. Mais que, grâce au ciel, et en attendant, on a ce miracle de raffinement, ce sommet de civilisation et de grâce, qu’est la personne de Françoise Giroud. Sa fille, Caroline, m’appelle le lendemain et me demande – un peu sévère : « Monsieur, êtes-vous amoureux de ma mère, par hasard ? »
Elle était très Nouvelle Vague ?
Elle invente la « Nouvelle Vague ». D’abord parce que c’est elle qui, comme vous le savez, produit pour la première fois la formule dans un de ses éditos de L’Express. Mais, ensuite, parce qu’elle était comme une incarnation de cette nouvelle vague : son côté vieil Antibes, Positano, images de soleil, modernité, jupes courtes, Marcel Carné…
On la voit plus sous un angle autoritaire, en tant que journaliste d’influence.
Elle était bien plus charmante que cela. Un sourire irrésistible. Des battements de cils à vous damner. Et une intelligence superbe. Les dernières années, nous avons pris l’habitude, Arielle et moi, de passer systématiquement des bouts d’été avec elle. Merveilleuse compagne… Souvenirs exquis de Tanger, de Saint-Paul-de-Vence, d’Italie…
MICHEL BUTEL
Longtemps mon meilleur ami. Et l’un des êtres les plus singuliers qu’il m’ait été donné de rencontrer. Nous avons donc fait ce journal ensemble, ce quotidien, L’Imprévu. Un ratage certes. Mais magnifique. Et qui, je crois, nous lie à jamais. Butel est aussi un romancier de haute tenue. Et il est, encore, l’un des modèles du personnage principal de mon premier roman, il y a vingt-cinq ans, Le Diable en tête.
PHILIPPE SOLLERS
L’écrivain essayiste Philippe Sollers, votre ami, votre compagnon secret…
C’est vrai que j’ai parfois le sentiment, quand on se voit, qu’on est comme deux agents secrets, représentants de je ne sais quelles puissances alliées et se voyant de loin en loin pour échanger, entre une tasse de thé et un verre de whisky, comme dans un roman de Graham Greene, quelques informations de qualité.
Pour plus d’efficacité ?
Disons qu’il y a cause commune.
Politique ?
Oui. Donc littéraire.
Vous avez aussi en commun une même passion pour les femmes, pour l’érotisme, pour une vie libertine.
Je ne sais rien de la vie de Philippe Sollers. Il ne sait rien de la mienne. Nous ne parlons jamais de ces choses.
Sans doute, mais les deux grands séducteurs de la scène littéraire française, c’est lui et vous.
Je ne sais pas.
Admettez que vous partagez, tous les deux, le même goût pour le secret et la vie privée…
Là oui. Absolument. Le secret comme un art de vivre. L’art du secret.
Alors ?
Alors je dirai que ce qui nous rapproche le plus c’est le goût de la littérature, d’abord. Et puis, ensuite, le goût du siècle, de ce siècle, de cet instant en tant qu’il est notre présent. Vous connaissez le mot de Voltaire : « Ah, le beau siècle que ce siècle de fer ! » ? Eh bien cette idée, le principe selon lequel c’est cette époque-ci qui est la bonne, qu’il n’y en a pas d’autre, qu’on n’a pas d’époque de rechange et que c’est là qu’il faut jouer, que c’est là qu’il faut gagner, que c’est ça qu’il faut décrire, raconter, critiquer, ce principe qui commande de vivre sans nostalgie, sans dépression, sans mélancolie, et sans indiscrétion non plus, eh bien voilà, oui, ce qui nous rapproche. En tout cas, le fait est là : on réalise le tour de force de se voir très régulièrement, de rire beaucoup, de se parler d’un nombre infini de choses, sauf de nous-mêmes ! Pas de confidences. Pas d’intimité. Je ne connais aucun de ses secrets. Il ne connaît aucun des miens. Et cela fait une amitié forte, intense et, sur la durée, à toute épreuve.
ROMAIN GARY
Un autre personnage qui fait partie de votre famille : Romain Gary.
Je le connaissais, oui. Nous nous voyions assez souvent.
Il a un peu disparu aujourd’hui, son nom est moins évoqué.
C’est vrai. Et c’est dommage. Car c’était un personnage superbe, doublé d’un écrivain majeur. A l’époque où je l’ai connu, il avait l’air d’un vieux cow-boy vantard, m’as-tu-vu, portant des chemises trop voyantes, des bottes aux piqûres extravagantes, des chapeaux Stetson ou, parfois, un blouson d’aviateur qui le faisait ressembler au jeune pilote héroïque qu’il avait été au temps de la France Libre. La vérité, d’ailleurs, est que son excentricité vestimentaire était si grande qu’il changeait sans cesse d’allure. Tantôt Monsieur le Consul avec costume croisé et rosette de grand-croix de la Légion d’honneur. Tantôt hippie, juste débarqué de Majorque ou de Tanger. Ou tantôt, donc, vieux cow-boy argentin mélancolique et perdu. Alors, derrière tout ça, bien sûr, il y avait une aventure littéraire extraordinaire, sans précédent. Avec, entre autres, le dédoublement de la fin : cette façon de poursuivre une œuvre sous deux identités, deux signatures, deux pavillons – tantôt Romain Gary, tantôt Émile Ajar…
Sans que cela soit un secret de Polichinelle dans les milieux littéraires autour de vous ?
Non, personne ne savait. Presque personne. Il avait si bien monté son affaire ! Il s’était donné tant de mal pour rendre crédible cette idée qu’il y avait, d’un côté, le vieux Romain Gary, à bout de souffle et d’inspiration, et, de l’autre, le jeune Émile Ajar, ce neveu plein de talent, plein d’avenir et de force, et dont il était jaloux ! Le piège était si bien armé que si, d’aventure, quelqu’un devinait, si quelqu’un, dans un dîner, se risquait à suggérer que c’était peut-être bien Gary qui se dissimulait derrière le nom et le corps de Paul Pavlowitch, son neveu, alias Émile Ajar, il se faisait rabrouer sur le thème : « encore ce vieux salaud qui vous a intoxiqué ! il est si jaloux, si envieux, et, de surcroît, tellement cabot, tellement toquard, qu’il est en train d’essayer de s’approprier l’œuvre de son pauvre neveu ; c’est un scandale ; c’est une honte ! » Ce que je crois, aujourd’hui, c’est que le dispositif était si bien ficelé qu’il en est mort. En décembre 1980. Une balle dans la tête. Quelques mois après le suicide de Jean Seberg, son ex-femme, sans doute la femme de sa vie.
Pourquoi son cas vous intéresse-t-il autant ?
D’abord, je vous le répète, parce que je l’ai connu et aimé. Mais ensuite parce que vous avez là le cas d’un écrivain qui en a assez d’être ce qu’il est, qui suffoque dans sa propre identité, sa marionnette, le cliché qu’on a tiré de lui et qui lui colle au visage comme un masque dont il ne sait plus comment se défaire. Vous avez là un écrivain qui n’en peut plus de cette célébrité absurde qui fait qu’on ne le lit plus, qu’on parle plus de sa femme actrice que de ses romans, qu’on le voit comme une figure pittoresque de Saint-Germain-des-Prés davantage que comme un auteur respecté comme tel et cité dans les livres savants. Alors, il en a tellement assez qu’il décide de tout recommencer, de repartir à zéro, de naître une seconde fois dans la même vie. Quel est l’écrivain célèbre qui n’a jamais eu cette tentation ? Comment, moi-même, ne serais-je pas fasciné, attiré et, en même temps, terrifié par cette aventure garyenne ?
Très peu d’écrivains ont réussi ce tour de force.
Oui. Mais il en est mort – c’est ça l’histoire. Ce dédoublement l’a rendu fou. Ce jeu pervers entre lui et Pavlowitch l’a véritablement vidé de son être et annihilé. C’est toute l’histoire.
Comment la vérité a-t-elle vu le jour ?
Après sa mort. Manuscrits sous scellés. Quelques avocats dans le secret. Et un Paul Pavlowitch ma foi assez extraordinaire, merveilleusement loyal, qui est l’autre victime de cette affaire, sa victime ignorée, sa victime obscure, et qui vient à « Apostrophes » dire : « voilà, c’est moi ; je ne suis personne ; je n’étais que l’image publique de mon oncle ; j’étais la marionnette qu’il envoyait s’agiter à sa place sur le théâtre d’ombres des médias. » Il y aurait un livre à écrire sur Pavlowitch. Sa loyauté. Son courage. Sa douleur aussi. Sa douleur et sa vie brisée.
Et vous, que saviez-vous de tout cela ?
Rien. Même pas un doute. Je voyais Romain dans cette période. Je l’entendais s’emporter contre ce neveu qui lui faisait de l’ombre. Et jamais, au grand jamais, je n’ai deviné la supercherie.
DINAH LÉVY
Votre père est très présent dans vos propos, mais vous parlez moins de votre mère… Venue d’Algérie, sa capacité à épouser la vie parisienne, la modernité des années 70, son amour de la décoration, de la mode, de la mondanité…
C’est vrai, oui. C’est vrai que je n’en parle guère. Et c’est vrai, pourtant, qu’elle m’a transmis ce que vous dîtes. Plus, peut-être, l’amour de la littérature.
Elle aimait la littérature ?
Oui.
Plus que votre père ?
Elle pensait, vraiment, que la chose la plus importante au monde ce sont les livres.
Et comment vous a-t-elle transmis ce goût des livres ?
En me les racontant, en me les faisant lire, en me les faisant désirer, en me les interdisant aussi… Tout le jeu par lequel une mère peut faire découvrir à un enfant l’extraordinaire gisement, la mine d’or, qu’est la littérature.
Et la mode ?
C’est vrai, oui. La mode. J’avais dix ans. Peut-être douze. Elle était cliente chez Dior, Féraud, Courrèges. Et je l’accompagnais, parfois, aux défilés. Pour ne rien vous cacher, le spectacle me rendait fou. Ce sont probablement même là, quoique cérébrales, mes premières émotions érotiques. J’en dis un mot dans Le Diable en tête. Je raconte comment c’est là, backstage d’un défilé de Louis Féraud, que j’embrasse pour la première fois de ma vie une femme. Je suis encore un enfant. Mais mon premier contact avec l’étourdissement du mystère féminin, est là. Interprétez-le comme vous voudrez.
YVES SAINT LAURENT
Dans cette drôle de vie, un peu chaotique, qui est la mienne, il a effectivement une place, une vraie place. D’abord parce que je lui ai consacré un texte, il y a vingt ans, auquel je tiens et dont je dirai, pour parodier Roland Barthes, qu’il est un peu mon « système de la mode ». Et puis ensuite parce que, par amitié pour lui et, surtout, pour Pierre Bergé, j’ai siégé quelques années au conseil d’administration de la Maison. C’était absurde. Il n’y avait là que des banquiers, plus les représentants de la famille De Benedetti, plus mon ami Alain Minc. Je ne comprenais rien à ce qui se disait. Mais bon. J’étais là. Je faisais semblant.
ERNEST HEMINGWAY
Pourquoi cette passion pour Hemingway ?
C’est un maître, lui aussi. Car un écrivain physique. Je suis, certes, un « intellectuel ». Donc quelqu’un de cérébral, qui aime les concepts, les idées, les raisonnements. Mais j’aime aussi la littérature qui respire. J’aime les voyages, j’aime bouger, nager, partir. J’aime aller sur le terrain des conflits et des affrontements qui font, hélas, l’ordinaire de l’espèce humaine. Et, là, sur ce point, il n’y a pas, pour moi, trente-six modèles. Malraux, d’abord, bien sûr. Mais aussi cet autre écrivain que je n’ai pas du tout connu, ce grand écrivain de la guerre, de l’action, du courage : Hemingway. A 20 ans, je connaissais par cœur des pans entiers de ses romans. Je ne pouvais pas relire, ou me remettre à l’esprit, la mort de Jordan, par exemple, dans Pour qui sonne le glas ?, sans en ressentir une émotion terriblement intense, personnelle, comme si cette mort, oui, me concernait personnellement. Et vingt ans plus tard, en Bosnie, ou trente ans plus tard au Pakistan, que voulez-vous que je vous dise ? Je n’aurais certainement pas entrepris ces voyages, je ne me serais pas lancé à corps et âme perdus dans l’action ou l’enquête, sans avoir encore en tête, d’une certaine manière plus que jamais, le modèle hémingwayien. Un livre, notamment. Un livre peu connu qui s’appelle En ligne et qui contient des reportages, des notes de méthode, des textes sur le journalisme. Un régal.
MALAPARTE
Et Malaparte aussi ?
Malaparte c’est plus compliqué, à cause de la tentation fasciste. Mais oui, vous avez raison. Le Malaparte de Kaputt, quand même ! Cette description hallucinante de l’Europe en guerre… Ce modèle indépassable pour tous les écrivains de la guerre… Si vraiment la littérature a affaire au Mal, si elle a pour mission de l’ausculter et de le décrire, alors, oui, il faut mettre Malaparte au tout premier rang. En Bosnie toujours, pendant ces quatre années où j’ai passé tellement de temps, soit dans Sarajevo assiégée, soit dans les tranchées, aux avant-postes de la défense de la ville, je n’avais, souvent, qu’un livre avec moi – que je conserve comme une relique, une sorte d’archive de moi-même : Kaputt.
LOUIS ARAGON
Vous avez rencontré Louis Aragon, qui fut non seulement un des plus grands écrivains de Paris, sur Paris, mais aussi un personnage d’influence dans le Paris littéraire…
Nous sommes en 1976. Je suis au Twickenham, un bar aujourd’hui disparu qui faisait l’angle de la rue des Saint-Pères et de la rue de Grenelle, juste en face de Grasset, et où, n’ayant pas d’appartement à l’époque, il m’arrivait de passer la nuit – j’attendais que la brigade du soir ait fini son service et je la laissais m’enfermer là, jusqu’à l’arrivée, quelques heures plus tard, de la brigade du matin qui me réveillait en fanfare, endormi en chien de fusil sur la banquette de moleskine trop courte où j’avais passé la fin de la nuit…
Vous vous endormiez ivre ?
Non. J’ai un métabolisme qui fait que je peux boire de façon déraisonnable sans être vraiment ivre. D’où le fait, d’ailleurs, que je ne boive jamais. Jamais. J’ai compris un jour, sur les conseils avisés d’un médecin, que c’était quand même plus raisonnable, vu les quantités de bon ou de mauvais alcool que j’étais capable, du coup, d’ingurgiter.
Et donc Aragon…
Un soir donc, vers minuit, arrive Louis Aragon, spectral et magnifique, grande cape marocaine sur un costume de lin gris, yeux d’acier, visage de roi en exil, qui vient s’asseoir à ma table et me dit : « vous, je vous connais ; on prépare une adaptation d’Aurélien ; je voudrais que vous y jouiez le personnage de Paul Denis. » Suit une conversation passionnante sur le surréalisme, ses rapports avec Breton, le Parti communiste. Et puis, quelques mois plus tard, la mise en scène d’Aurélien par Michel Favart qui me donne, en effet, le rôle de Paul Denis – ce personnage, inspiré de René Crevel dont Jean-Jacques Pauvert venait, comme par hasard, de rééditer quelques-uns des livres et dont le destin m’intéressait.
GRASSET
Jadis, l’annexe du Twickenham. Aujourd’hui, mon port d’attache – je n’en ai pas tellement d’autre… Avec un éditeur d’exception, qui est devenu un ami : Olivier Nora.
MICHEL HOUELLEBECQ
Une autre rencontre. Mais improbable. La dernière en date de mes rencontres improbables. Avec cette bizarrerie qu’à cet ami improbable j’ai confié des choses que je n’avais, que je n’aurais, jamais confiées à quiconque. Miracle de la littérature.
AHMAD SHAH MASSOUD
Voilà une rencontre dont on dit que vous l’avez truquée…
Les gens disent ce qu’ils veulent. Il y a les faits. Et, en particulier, les images. Celles d’il y a dix ans, parues un peu partout. Et celles d’il y a trente ans que vous verrez, très bientôt, dans le film-portrait que me consacre Eric Dahan pour France 5 et où on voit le petit groupe que nous formions avec, notamment, Renzo Rossellini, apporter au jeune Ahmed Shah Massoud les émetteurs radio que nous avions fait fabriquer en Italie. C’était une belle aventure que cette aventure de « Radio Kaboul Libre ». Il s’agissait d’aider les combattants afghans d’orientation démocrate et anti-fondamentaliste, primo à combattre les Soviétiques, secundo à se fédérer et à coordonner leurs actions. C’était bien. C’était même, dans le genre, assez prémonitoire. Et j’en suis, aujourd’hui encore, plutôt fier.
JEAN-PAUL SARTRE
Jean-Paul Sartre. Votre génération l’a ignoré ou le considérait comme dépassé…
A tort. Car il était l’incarnation même de l’intellectuel engagé.
Ce que vous êtes aussi.
A cause de lui, oui.
Sartre, c’était quoi pour vous ?
Ça. La double aventure d’une œuvre et d’une vie. Cette façon de jouer la partie aux deux tables de la littérature et de la vie. En prenant des risques. En se trompant, parfois.
En même temps, c’était la figure à abattre quand vous étiez jeune ?
Je dirais plutôt que nous avions tendance à le considérer comme dépassé, démodé, renvoyé au musée des vieilleries philosophiques par les structuralistes dont je vous parlais tout à l’heure. En fait, nous nous trompions. Car ce que je montre dans mon Siècle de Sartre c’est que, justement, il anticipe les grandes thèses des structuralistes. Sa conception du sujet, par exemple, est beaucoup plus proche de celle de Lacan que de celle de Maine de Biran ou de Descartes…
ALIJA IZETBEGOVIC
Vous avez connu le président François Mitterrand. Mais le président pour lequel vous vous êtes vraiment engagé politiquement, c’est sans doute Alija Izetbegovic, le président de la Bosnie sous les attaques de la Serbie.
C’est vrai que cet homme m’a fait faire des choses insensées. J’avais toujours pensé – et dit, notamment dans La Barbarie à visage humain – que jamais je ne conseillerais de « prince ». Or, pour lui, j’ai dérogé à la règle. Je l’ai conseillé. J’ai passé des nuits, dans son palais austro-hongrois du centre-ville de Sarajevo, à discuter stratégie militaire et politique. Je l’ai amené chez le pape à Rome. Je l’ai amené chez le roi d’Espagne, chez Margaret Thatcher à Londres ou, justement, chez François Mitterrand. J’ai écrit certains de ses textes et de ses discours. Bref, j’ai fait pour lui, c’est vrai, ce que je n’aurais fait, et ne ferai jamais, pour personne d’autre… Lui, en retour, m’a fait un extraordinaire cadeau. Malgré tout ce qui nous séparait (entre autres le fait qu’il était un musulman pieux, avec un vrai passé fondamentaliste), il m’a donné une preuve de confiance inouïe. Je lui avais proposé de constituer une brigade internationale pour la Bosnie. Il m’a répondu qu’il doutait de mes capacités militaires mais qu’il me verrait bien, en revanche, tourner un film-document sur la résistance de ses concitoyens. Moyennant quoi il m’a donné ce qu’il n’a donné, encore une fois, à aucun cinéaste, aucun intellectuel, aucun journaliste. C’est-à-dire l’accès aux archives de l’armée bosniaque, d’une part. Et l’accès physique, d’autre part, pour Alain Ferrari et moi, à toutes les lignes de front où les Bosniaques résistaient aux Serbes. D’où Bosna !, ce film unique, sans équivalent je crois, qui est allé au Festival de Cannes et qui a joué un vrai rôle, ensuite, comme support pour la mobilisation de l’opinion. Voilà. Je me suis mis au service d’un homme dont tout, ou presque, me séparait. Et cet homme, en retour, m’a donné accès à ce qu’il avait alors de plus précieux – à savoir les secrets militaires de la Bosnie en guerre. C’est une belle histoire.
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