La démocratie médiatique ? Toujours la même histoire : le pire des systèmes – à l’exception des autres.
Méfiance, donc. Réserve. Ne pas céder à l’illusion. Ne pas croire – mais qui le croit ? – que l’on dise la même chose en trois minutes de télévision qu’en trois pages de littérature. Et ne pas craindre d’admettre que bien des griefs sont fondés – dictature du marché, audimat, loi du zapping et de l’amnésie, risque de domestication de la pensée… – dans cet interminable procès.
Mais pas de panique non plus. Pas de frénésie antimédias. Il faudrait pouvoir parler de ces choses calmement. Sans pathos. Il faudrait savoir distinguer entre médias chauds et médias froids. Il faudrait avoir le droit d’échapper à cette catégorie absurde – « les » médias – qui met dans le même sac journalisme et spectacle, « prière matinale » (Hegel) et « messe cathodique » (« Today Show »). Il faudrait, sans passer pour un chien de garde du néolibéralisme, pouvoir continuer de célébrer un genre, le « grand reportage », dont Sartre faisait, après Hemingway, son modèle d’excellence littéraire. Et il faudrait garder le droit de rappeler qu’à l’heure où la Russie se réveille, où l’Afrique s’enfonce, où la Chine reprend l’initiative historique, à l’heure des carnages quotidiens en Irak ou en Afghanistan et à l’heure où le Pakistan nucléarisé menace de sombrer dans le chaos, cette affaire des « pro » et des « anti » médias n’est ni la seule ni même la grande affaire qu’aient à traiter les clercs de notre époque.
Quant au reste, quant à la façon, à partir de là, de s’orienter, non dans la pensée, mais dans la pratique de cette relation au journalisme en général, et à la télévision en particulier, c’est l’affaire de chacun, vraiment chacun, tant il est vrai que rien ne se joue d’autre, dans cette aventure, que le rapport de chaque sujet – chaque intellectuel – à ce qu’il a de plus singulier : son corps, son visage, son goût de déplaire ou de séduire, son narcissisme – un nietzschéen dirait ce « texte mystérieux », jamais tout à fait « déchiffrable », qu’est son « idiosyncrasie ». Nietzsche ? Oui. Une fois n’est pas coutume. Signes et symptômes. Ame et corps indissociés. Je ne connais pas un médiaphobe – ni, bien sûr, un médiaphile – qui ne soit justiciable, à la fin, d’un strict traitement généalogique.
Pour moi – puisqu’on n’échappe pas, dans ce type de débat, à l’obligation de parler de soi – il y a eu, dans la relation aux médias, et en France, deux périodes.
La saison de la comédie, d’abord. La loi du tapage et de l’éclat. La joie de choquer et de faire scandale. Les corporations contournées. Les académies court-circuitées. Le monde comme un flipper et les mots comme des grenades. L’intense jubilation face à cette machine à dynamiter les conformismes qu’était un écran de télévision et l’idée du progrès accompli quand un mot de Maurice Clavel chez Bernard Pivot, ou de Michel Foucault à la radio, devenait un bâton de dynamite explosant dans les cervelles : que de temps gagné, grâce aux médias, dans la bataille contre le Goulag ; que d’idées complexes, mais oui, complexes – à commencer (ce n’est qu’un exemple !) par la durable coexistence du pétainisme et du socialisme – qui ne seraient jamais passées si elles n’avaient été, aussi, de la pâture pour les médias !
Et puis les temps de la démocratie d’opinion sont venus et, avec eux, un sentiment de malaise, nouveau mais grandissant. Est-ce le régime de visibilité imposé par une époque encore plus obscène ? Est-ce la banalisation des supports ? L’arrivée d’Internet et le triomphe de la blogosphère ? Le ralliement, quoi qu’ils en disent, du Professeur insoupçonnable, du Juge, de l’Expert, bref de la plupart des boudeurs officiels, à des rituels honnis et qui perdent, de ce fait, leur force ancienne de transgression ? Moins de joie, en tout cas. Moins de jeu. L’image, inquiétante, d’une sorte de panoptique inversé : votre tour, dans la lucarne ou sur le Net, d’être regardé, épié, sous contrôle – votre tour d’être mis, non pas en examen, mais en observation par un maître implacable qui a pris le visage de l’Opinion. Et la tentation, du coup, de s’y prêter – mais moins : les urgences sont toujours là ; les liturgies aussi ; mais c’est le cœur qui n’y est plus ou qui, plus exactement, va voir ailleurs s’il y est. Autres temps. Autres ivresses. Je me suis bien amusé. Je m’amuse peut-être moins.
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