JOSEPH MACÉ-SCARON : N’y a-t-il pas un paradoxe Romain Gary ? Nous nous trouvons avec lui en présence d’un des grands écrivains du XXe siècle dont l’œuvre est pourtant en partie laissée en jachère. D’où vient, d’après vous, ce – relatif – délaissement ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Je crois qu’il y a, hélas, une quasi-fatalité de l’anthume. De tel ou tel écrivain et, en l’occurrence, de Gary, on a toujours envie de se dire : « mal vu de son vivant, d’accord ; moqué, diffamé, sous-estimé, o.k. ; mais vous allez voir ce que vous allez voir ; laissez venir Dame Postérité sur ses jolis pas de colombe et vous observerez comme tout cela sera rattrapé, comme le grand écrivain, enfin, gagnera son procès en appel. » Eh bien ce n’est pas vrai. Dans ce cas-ci, en tout cas, ce n’est pas ce qui s’est produit. Et il est frappant de voir comment le Gary mort n’échappe aucunement aux clichés qui l’étouffaient vivant : un conteur, un fabuliste, un auteur de bon niveau – mais sans ce double fond, cet envers obscur et crypté, qui appellent le commentaire et font les œuvres officiellement majeures. Vous avez des exceptions, naturellement. Vous avez Paul Audi. Vous avez les gens de la revue Plaid qui font tout un travail autour de l’auteur de Jeunesse européenne. Mais ce sont des exceptions. Et cela est dû, je vous le répète, à cette façon terrible qu’ont la calomnie, la mesquinerie, la déformation de l’œuvre, de poursuivre leur sale travail alors même que l’homme n’est plus là. Ou, pour dire autrement la même chose, c’est dû à la longueur de l’ombre que projette un grand vivant sur son œuvre. C’est ainsi.
Donc pas de réhabilitation posthume ?
Pas pour le moment, non. J’aimerais bien vous dire le contraire. J’aimerais vous dire que l’œuvre de Gary est comme ces lettres perdues, qui tardent à trouver leur destinataire, mais qui finissent tout de même, un jour, par arriver. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Pour l’heure, on n’est pas dans l’hypothèse de la lettre perdue, mais dans celle de la lettre au rebut dont parle Melville dans Bartleby… C’est triste. C’est très triste. Mais, je vous le répète, c’est ainsi.
Est-ce le goût des masques, sensible dans l’« affaire Ajar », qui vous a attiré chez Gary, comme vous semblez le suggérer dans Comédie ? Est-ce, autrement dit, ce qui rappelle et répète la dilection de Pessoa pour les hétéronymes, qui vous a porté vers lui ?
Oui, bien sûr, il y a de ça. Il y a ce goût de l’être-multiple – Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi, Ajar, Gary lui-même qui, comme vous savez, était aussi et déjà un pseudonyme – qu’il a porté à l’extrême et dont on a pris conscience après sa mort. Mais il y a aussi autre chose. J’ai un peu connu Gary. Je l’ai vu, assez régulièrement, dans les deux dernières années de sa vie. Or j’ai été victime, moi aussi, du cliché idiot qui en faisait juste une sorte de baroudeur, d’aventurier des lettres, de Joseph Kessel en plus pittoresque, de condottiere haut en couleur et qui valait moins par ses livres que par son personnage et son allure. Et je ne l’ai donc, à l’époque, pas tellement lu moi non plus. D’où, je pense, un sentiment de culpabilité. D’où, aujourd’hui, vingt ans après, le sentiment d’avoir participé d’une injustice – et d’avoir à la réparer. C’est un peu dans cet esprit que j’ai écrit le chapitre de Comédie que j’ai consacré à l’affaire Ajar.
Vous avez un souvenir exact du jour de sa mort ?
Oui. C’est drôle que vous me demandiez ça. Il y a des gens qui se souviennent de ce qu’ils étaient en train de faire à l’instant de la mort de Kennedy, ou de l’attentat du 11 Septembre, ou du premier homme qui a marché sur la Lune… Moi, je me souviens très précisément de ce que j’étais en train de faire, de l’état d’esprit qui était le mien, à l’instant où une amie m’a annoncé, au téléphone, la mort de Romain Gary. J’étais chez moi, près de la mère de mon fils qui allait naître quelques jours plus tard. J’étais en train de finir de corriger les premières épreuves de L’Idéologie française. Et je m’en souviens parce que ce fut un choc, vraiment, et parce que c’est sous le coup de ce choc que je me suis mis, presque aussitôt, à lire et à m’aventurer dans ce continent littéraire bâti sous le signe du déguisement, du masque, du travestissement, du double jeu.
Quelle définition implicite donne de la littérature ce jeu sur les doubles ? Celle d’un arrachement à soi ? D’une liberté d’allure et de pensée par rapport à la religion identitaire ?
C’est cela, oui. Ce qu’il nous dit, d’abord, c’est que la littérature n’est pas l’émanation d’un sujet. Mais que c’est le sujet qui est l’émanation de la littérature.
Un « antisubjectivisme » extrême, donc…
Dans la famille d’écrivains à laquelle je m’intéresse, il n’y a pas d’abord un sujet qui va nous donner des livres comme un pommier donne des pommes et qui, pour peu qu’il évolue, pour peu qu’il change avec le temps et se métamorphose, va donner des livres différents : période bleue, période rose, période noire… Non. Au commencement est le sujet, d’accord. Mais un sujet totalement concentré sur le livre à venir – tellement concentré qu’il finit par se confondre avec lui et qu’il est, tout bien considéré, un sujet quasiment vide de substance. Antisubjectivisme de Gary. Vertige d’un écrivain qui produisait un moi social pour amuser la galerie mais qui, à l’abri de ce moi social, faisait se dérouler une tout autre partie, une tout autre dramaturgie, où se produisaient, de livre en livre, autant d’hologrammes de soi, d’un autre soi, de ce soi secret, invisible autrement, imperceptible, qui est le sujet même de la littérature. Cet art-là, Gary l’a illustré d’une manière éclatante. Il a été un Contre Sainte-Beuve à lui tout seul. Il a vécu, comme personne, réellement comme personne, dans sa tête puis, hélas, dans sa chair, cette épreuve de l’automultiplication.
S’il s’est suicidé, c’est donc parce que cette dissémination de soi, pour créatrice qu’elle soit sur le plan littéraire, n’en est pas moins invivable ?
Voilà.
N’y a-t-il pas un moment où cette multiplication a fini par influer sur le style de Gary et où il s’est mis à « ajariser » ?
Je ne dirais pas les choses comme ça. Car cela laisse supposer qu’il y aurait « un » style de Gary qu’Ajar aurait investi. Or ce n’est pas cela. Gary n’a pas de style et les a tous. Gary est le nom de cette prolifération sans fin, sans loi, où l’on ne voit jamais une identité prendre le pas sur une autre. Regardez. En pleine époque Ajar, il écrit Clair de femme… L’année de La nuit sera calme, il publie Les Têtes de Stéphanie sous le nom de Shatan Bogat… Et voilà Fosco Sinibaldi qui déboule en pleine écriture de La Promesse de l’aube… Je crois qu’il faut se faire à cette idée qu’il n’y a pas un Gary premier qui aurait engendré tous ses doubles. Dire qu’il était passé maître dans cet art des doubles, dire qu’il était imbattable dans cette guerre des hétéronymes et de leur pantomime, c’est admettre cette particularité absolue et dont je ne connais pas tellement d’autres exemples : pas de matrice ; encore moins de patrice ; pas de nom premier, paternel si vous préférez, qui aurait engendré ce jeu ; particularité qui, soit dit en passant, est assez raccord avec cette névrose paternelle dont nous parlent les biographes et qui était le fait du vrai Gary, du Gary réel, du Gary de chair.
Donc une irréductible dimension de jeu ?
Oui. Et même de carnaval. Il y a, dans ces livres, toute une dimension rabelaisienne, un grand rire incessant, un art très « Alfred Jarry » de dégonfler les baudruches, toutes les baudruches, y compris et peut-être d’abord soi-même comme baudruche. Un exemple. La façon dont Gary ne cesse de défaire, saper, faire exploser de l’intérieur, l’idéologie héroïque qui était, par ailleurs, la sienne. Ce grand résistant, ce burgrave du gaullisme initial puis finissant, il n’a de cesse, dans ses livres, dans La Danse de Gengis Cohn par exemple, de guignoliser son personnage. L’obsession, vraiment l’obsession, est, dans son travail nocturne, de reprendre les intrigues tissées dans vie diurne et de les déjouer…
D’accord, il « guignolisait » tout dans ses livres. Reste que, dans Europa, il a théorisé l’antagonisme entre le réel, d’un côté, et l’imaginaire, de l’autre…
Oui. Encore que cela n’est peut-être pas, non plus, son dernier mot. Êtes-vous certain que, pour lui, imaginaire et réel soient si distincts que cela ? Tissés dans des étoffes si différentes ? Je ne sais pas… Ce qui me frappe, moi, c’est la façon dont ses livres fonctionnent comme des têtes de pont permettant d’accéder à d’autres régions du réel. Ce qui m’enchante c’est ce goût de produire, à chaque livre, une version différente de soi. Eh bien je me demande s’il n’y aurait pas, dans les mêmes livres, le goût parallèle de dresser, à chaque fois, les tréteaux d’une autre scène du réel…
Il est impossible de parler de ces constructions et déconstructions identitaires sans évoquer le rapport entre Gary et la judéité.
Gary y a peu réfléchi. Mais il n’y a pas besoin d’y réfléchir pour qu’elle – la judéité – vous réfléchisse et s’empare de vous. C’est ce qui arrive à l’auteur de La nuit sera calme. D’un côté un système de dénégations, d’ignorances feintes ou réelles, un refus d’être assigné à une identité, auxquels ne manque, parfois, que le parfum de la haine de soi. De l’autre, ce jeu d’absence et de retrait, cette obsession de l’impossible origine, cette façon de tournoyer autour de l’indicible nom, qui ne peut pas ne pas rappeler, fût-ce à l’insu de l’auteur, les grands thèmes de la mystique juive.
On trouve aussi, parallèlement, une réinvention de l’humanisme qui emprunte beaucoup, bien que de façon en effet inconsciente, au judaïsme…
J’insiste. Le Gary idéologue n’est pas le plus intéressant. La grandeur de Gary ne réside pas dans la théorisation de ceci ou de cela. Reste qu’il y a quelque chose, chez lui, d’un fabuleux sismographe aux aguets. Radar imbattable… Réflexes d’acier… Et cette idée que, lorsqu’on attaquait les juifs, c’est à la France qu’on s’en prenait. Le judaïsme, pour lui, avait partie liée avec la France. C’étaient comme deux modalités, deux variantes, du même universalisme. Vous avez là, naturellement, l’écho assourdi de la vieille croyance franco-judaïque, celle des Jules Isaac, des Jules Darmesteter et des Zadoc Kahn, si pénétrés par l’affinité élective entre l’universalisme républicain français et le message mosaïque qu’ils voyaient les Dix Commandements s’incarner dans les Droits de l’homme et la Révolution de 1789 accomplir la promesse messianique. Je ne suis pas sûr de partager cette conviction. Mais voilà. Gary, venu de son Vilnius, l’a embrassée. C’est un fait.
Dans L’Idéologie française, vous déconstruisez l’organicisme qui est, dites- vous, la vraie matrice du totalitarisme. En quoi l’œuvre de Gary a-t-elle influencé ce geste ? Est-il un allié dans la lutte contre la tentation, toujours renaissante, de faire de la société une totalité close sur elle-même ?
Une « influence », je ne dirais pas – à cause de cette ignorance où je me suis tenu, si longtemps, de son œuvre et dont je vous ai parlé. Mais un allié, sûrement oui. Et pour une raison très simple. Je dis, à un moment de L’Idéologie française, que le fondement même de la résistance au pétainisme était – et reste – la capacité à penser la France, non comme une chose, mais comme une idée. Et comme une idée que l’on peut continuer de célébrer sans avoir de la terre à la semelle de ses souliers – et en s’envolant, par exemple, pour Londres… Eh bien s’il y en a un qui a pensé ainsi c’est bien lui, Romain Gary, dès 1940 ! Pas le moins du monde embarrassé d’avoir à combattre de l’extérieur puisqu’il avait, de son pays, une définition chimérique, arrachée aux démons du Lieu et de la Terre, abstraite…
Vous avez eu conscience l’un et l’autre très tôt du cheminement parallèle de votre antinaturalisme…
J’ai raconté, ailleurs, le coup de téléphone adorable qu’il m’a donné, un matin de 1979, après avoir lu Le Testament de Dieu dont l’antinaturalisme rejoignait assez exactement les thèses de La nuit sera calme, son faux livre d’entretiens avec François Bondy. Mais la vérité c’est que c’est évidemment lui qui m’avait précédé dans cette voie. La France comme une idée ? Il faut, pour penser cela, être imperméable à cette peste qu’a été, dans la littérature française, la pensée Maurice Barrès. Il faut, si possible, contrairement à l’essentiel du XXe siècle, contrairement à Aragon, contrairement à Malraux lui-même, ne pas avoir lu du tout La Colline inspirée et le reste. C’est fou l’influence qu’a pu avoir, en France, La Colline inspirée ! C’est incroyable, presque impensable aujourd’hui, l’écho que le barrésisme a pu avoir ! Eh bien c’est un autre mérite de Gary de ne jamais avoir trempé là-dedans. Je ne saurais dire s’il détestait Barrès un peu, beaucoup, passionnément – le fond de l’affaire c’est qu’il ne l’avait sans doute pas lu. Et cela lui donnait – même si personne ne le dit, même si on ne le cite jamais – un avantage, une force, considérables par rapport à la plupart de ses contemporains.
Pourquoi, justement, le citait-on si peu ? Parce qu’on regardait de haut sa prétention à une littérature « humaniste » ?
Peut-être, oui. Moi-même, je me souviens du léger mépris où je tenais, par exemple, son fameux Pour Sganarelle qui se voulait la grande attaque frontale contre mes maîtres structuralistes. Si grande était la fascination qu’exerçaient alors les œuvres de Barthes, d’Althusser, de Lacan, qu’elle rendait inaudible une tentative comme la sienne. Il avait lui-même, d’ailleurs, un numéro très drôle là- dessus. Il y a, disait-il, les noms qu’on cite. Et il y a les noms qu’on ne peut pas citer. On essaie. On se dit : cette fois, je vais le citer. Mais non. Le nom s’efface. On n’y arrive littéralement pas. C’est comme si la page même se dissolvait, ou se trouait, sous le choc de cet impossible nom. Tels étaient, selon Gary, les incitables noms.
Et pourtant, son œuvre et son rapport propre à l’écriture n’étaient-ils pas porteurs d’une nouveauté qui n’a pas fini d’interroger, d’interpeller notre temps.
Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre ! J’en suis, aujourd’hui, plus que persuadé ! Et j’aimerais, d’ailleurs, écrire un jour quelque chose qui oublierait Ajar, les postures et impostures, la comédie, le « au revoir et merci, je me suis bien amusé », etc. – pour ne se souvenir que de cet art poétique d’une impayable modernité… Mais voilà. Nous n’en sommes, je vous le répète, pas là. Et, le plus souvent, les gens qui s’intéressent à Gary continuent de ne s’intéresser qu’à cette part de lui à quoi il voulait, précisément, tordre le cou. Gary et sa marionnette… Gary et ses leurres, toujours aussi sidérants… Gary et Ajar… Hélas !
Que vous inspire, chez lui, la défense du « minimum de l’humain » – ce vibrant plaidoyer pour ce qu’il appelle, dans L’Affaire homme, la marge humaine ?
Il y a là deux choses. D’abord, bien sûr, le côté humaniste, intégrité des personnes, droits de l’homme défendus bec et ongles – son côté Camus. Mais vous avez aussi cette autre idée, à mon avis bien plus importante, que les hommes sont en train – comment dire ? – de se ressembler de plus en plus. Gary était frappé, et consterné, par le grégarisme montant. Le panurgisme triomphant. Il était obsédé par fait que les différences entre les êtres devenaient de moins en moins perceptibles et sensibles. Je le revois, chez Lipp, attablé devant l’« entrecôte pour deux » qu’il commandait invariablement, râler contre les gens qu’il voyait entrer. « Regardez-moi ça, grognait-il… La fabrique à humains… L’usine… Tous les mêmes… Standardisés… » Vous vous souvenez de Race et Histoire, le livre où Lévi-Strauss déplorait l’épuisement, dans le jeu du monde, des possibles civilisationnels ? C’était, toutes choses égales, un peu son point de vue : un monde où le champ des possibles se rétrécissait ; un monde où les défenseurs passionnés, comme lui, de la singularité n’allaient pas tarder à devoir déclarer forfait ; un monde où ce « minimum » en effet, cette « marge », qui font la distinction des sujets se réduisaient comme peau de chagrin. Avec ce Gary-là, avec ce Gary ontologiquement antitotalitaire, est-il nécessaire de préciser que je me sens plus que jamais en accord ?
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