Le 4 janvier 1960, quand la Facel-Vega de Michel Gallimard percute un platane entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve-la-Guyard, Albert Camus n’a que 46 ans. On oublie toujours à quel point Camus meurt jeune. On oublie toujours à quel point Camus est jeune. Il lui restait, en 1960, à vivre le triomphe et l’agonie du gaullisme. Il lui restait à voir Mai 68 où il n’aurait eu que 55 ans et tout le loisir d’assister à la revanche sans partage des thèses de L’Homme révolté. C’est lui, et sans doute pas Raymond Aron, qui aurait, dix ans plus tard, accompagné Sartre à l’Élysée plaider, auprès de Giscard d’Estaing, la cause des boat people vietnamiens. Il aurait encore été là, lors de l’élection de François Mitterrand, et aurait dit ce qu’il pensait – lui, pas son fils – de l’étrange religion civique qu’est la religion du Panthéon. Il aurait eu 76 ans au moment de la chute d’un communisme qui n’aura pas eu, au XXe siècle, d’adversaire plus acharné ni plus constant que lui. 79, au début de la guerre de Bosnie et de ses affrontements fratricides : aurait-il songé à lancer, comme au moment de la guerre d’Algérie, l’un de ces appels à la trêve civile dont il avait le secret, ou aurait-il été, sans nuances, aux côtés de ceux qui soutenaient, contre les tueurs serbes, les assiégés de Sarajevo ? On rêve de ce que le pourfendeur inlassable de la « politique du crime », l’analyste des mécaniques infernales qui unissent, dans le « temps des meurtriers », les « crimes de passion » et les « crimes de logique », le « terrorisme d’Etat » et la « terreur irrationnelle », aurait trouvé à dire, au même moment, du génocide rwandais. Aujourd’hui encore… Je n’ignore pas que René Lehmann, son médecin, trouvait ses poumons trop abîmés pour qu’il puisse espérer vivre très vieux, mais qui sait ? Il aurait, aujourd’hui, sept ans de plus que son ami Jean Daniel. Trois de moins que Claude Lévi-Strauss. Et il pourrait très bien être là pour rendre publique une belle déclaration, au lendemain de l’échec du sommet de Copenhague, sur le thème « sauver les corps, c’est désormais sauver la terre ». Mais bon. Il est bel bien mort, hélas, le 4 janvier 1960, sur cette route, avec le manuscrit du Premier Homme et Le Gai Savoir dans sa serviette. Et le grand débat du moment, le seul, est celui de la guerre d’Algérie.

Ah ! la guerre d’Algérie. Je sais que c’est rageant, quand on est un immense écrivain, l’auteur génial de L’Étranger ou de La Peste, l’un des derniers à avoir estimé – et prouvé – qu’un intellectuel a, non seulement le droit, mais le devoir de prendre part à tous les grands combats (Résistance, militantisme antistalinien, lutte contre les dictatures, toutes les dictatures, quels qu’en soient la couleur ou l’étendard) qu’impose son époque, je sais que c’est rageant, oui, d’être toujours renvoyé à cette affaire algérienne. Mais qu’y faire ? C’est vrai qu’un mort est, à jamais, contemporain de ses derniers gestes, de ses derniers mots. C’est vrai – c’est navrant, mais c’est vrai – qu’on est de sa mort comme de son enfance. Et la mort d’Albert Camus est ce qu’elle est : contemporaine de cette maudite guerre d’Algérie. Et le dernier mot d’Albert Camus – je veux dire : le dernier dont on se souvienne, le dernier qui lui colle à la légende – c’est, qu’on le veuille ou non, cette fameuse phrase sur la justice et sa mère prononcée à Stockholm, dans une vague conférence de presse donnée l’après-midi du jour où il va recevoir son prix Nobel ? J’ai longtemps pensé que c’était le genre de petite phrase qui vous échappe un jour de lassitude, parce qu’on n’en peut plus de la bêtise des questions que l’on vous pose et parce qu’on n’a pas pris la mesure de l’écho que la circonstance confère, soudain, à votre voix. Je n’en suis plus très sûr aujourd’hui. Car il la prononce, en vérité, deux fois, cette phrase. Il y a la fois, donc, du Nobel. Et puis il y a cette lettre à Amrouche, publiée en appendice aux Carnets, où, calmement, posément, sans qu’il y ait eu un crétin pour le faire sortir de ses gonds, il écrit : « aucune cause, même si elle était restée innocente et juste, ne me désolidarisera jamais de ma mère, qui est la plus grande cause que je connaisse au monde. » Albert Camus, là, ratifie la phrase. Il la pense en profondeur. Albert Camus, dans ce texte, fait bel et bien le deuil de cette Justice en soi, donc de cette transcendance des valeurs et, pour le dire d’un mot, de cet universalisme qu’il a passé sa vie à essayer de fonder. « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » C’était la position de Camus. Le camusisme, et c’était sa vertu, se voulait un kantisme pratique. Là, avec la guerre d’Algérie, rien ne va plus. C’est le premier platane que se prend Albert Camus. Et c’est, quoi qu’on en dise, sa première vraie grosse erreur politique.

Je vais revenir à cette affaire de guerre d’Algérie. Mais puisque je fais un portrait d’Albert Camus, je veux en profiter pour ouvrir une parenthèse sur la mère d’Albert Camus. Il y a quelques portraits de mères, bien typés, dans l’histoire de la littérature. Chaque mère est unique, bien entendu. Pour les écrivains, comme pour les autres, aucune mère ne ressemble à aucune autre. Mais enfin, la mauvaise mère est, quand même, un type assez répandu (Folcoche, Vitalie Cuif alias « la Rimbe »…). La bonne mère, idem – aimante, merveilleuse (Romain Gary, Albert Cohen…). La mère proustienne, idem aussi (Proust lui-même, Roland Barthes…). Sauf que, avec Camus, on a affaire à un type spécial, exemplaire unique, bête sans espèce : la mère de grand écrivain, qui, non seulement n’écrit pas, mais ne parle pas, n’entend pas – la mère taiseuse et silencieuse, la mère dont le vocabulaire est réduit à quatre cents mots, la mère dont le propre fils n’a jamais très bien su si c’était une typhoïde de jeunesse qui lui causait cet embarras de parole, ou un typhus, ou une commotion cérébrale à la suite de l’annonce de la mort de son mari, le père du petit Albert, le 11 octobre 1914, sur un champ de bataille en Bretagne. Il faut bien entendre ce que dit là, de son propre embarras, le futur Prix Nobel de littérature, Albert Camus. Il faut essayer de se figurer le petit garçon, puis le jeune homme, se levant avant l’aube pour courir à l’École de la République où il découvre les ressources du Savoir et celles des Livres. Et il faut imaginer, au retour, dans le petit appartement de la rue d’Alger où la mère et ses fils couchent à trois dans la même chambre, cette mère aimée d’un amour absolu alors que, quelle qu’en soit la raison, on ne peut ni lui parler, ni entendre ce qu’elle a à dire, ni donc communiquer avec elle. On peut tourner la chose dans le sens que l’on voudra. Il y a là le principe d’un rapport au langage fait de foi et de méfiance, de gratitude et de scepticisme, qui sera l’une des signatures du camusisme. Et il y a là une situation qui est, soit dit en passant, et je vais aussi y venir, l’exact contraire de la situation d’un Sartre – l’enfant merveilleux et né, lui, comme on sait, dans un véritable « bain de mots ».

Mais je reviens d’abord à l’affaire algérienne. Après la phrase terrible, Camus choisit de se taire. Et il y a, pour interpréter ce fameux silence de Camus, deux grandes explications classiques. Si on est anti-Camus, on dit : « c’est sa situation justement, sa Mère et sa situation de pied-noir, qui l’empêchent de rien entendre à ce qui est en train de se produire ; il passe donc à côté, complètement à côté, de ce fait majeur de l’histoire du XXe siècle qu’est la révolte des peuples colonisés ; s’il ne parle pas c’est qu’il est vaincu, juste vaincu, dépassé par une Histoire à laquelle il devient soudain étranger, balayé. » Si on est pro-Camus, on dit : « il a tout compris, au contraire ; absolument tout ; avec, même, un coup d’avance sur le reste de l’intelligentsia car il a appris, lui, en plus, à sortir du manichéisme, à compter jusqu’à trois – il sait que cette décolonisation inévitable accouchera, non moins inévitablement, de régimes aussi dictatoriaux, parfois plus, que ceux qu’ils auront remplacés, en sorte que, s’il ne parle pas, si son tout dernier article dans L’Express est, en pleine guerre d’Algérie, un étrange « Remerciement à Mozart » qui semble la seule façon qu’il ait trouvée de dire, pour la dernière fois, sa « résistance », ses « luttes » et comment sa vie « s’en trouve justifiée », c’est, non parce qu’il est dépassé, mais parce qu’il est en avance, un pas devant ses contemporains, et que ce qu’il prévoit n’a pas, alors, de mots pour se dire.

La proposition numéro 1 est injuste, naturellement : car comment transformer en militant de l’Algérie française ou, comme Albert Memmi dans un article de La Nef, en « colonisateur humaniste », l’auteur des admirables reportages sur la misère en Kabylie qui sont ce qui s’est écrit de plus puissant, avec le Voyage au Congo de Gide, en matière d’anticolonialisme ? Mais la proposition numéro 2 n’est pas juste non plus : car elle fait bon marché, elle, d’une foule de déclarations où il explique – en méconnaissance radicale, pour le coup, de ce qui, dans le colonialisme, faisait système – comment les seuls vrais bénéficiaires du colonialisme, les seuls à mériter l’épithète infamante de colonialistes, ce sont les « gros » colons, ou leurs « correspondants » en Métropole, bref les deux cents et quelques familles qui, en Algérie et en France, tirent les gros bénéfices du régime. Alors ? Alors la vérité est entre les deux. Et je crois, surtout, qu’il y avait dans le rêve camusien d’une fraternité entre « indigènes » et « petits Blancs », c’est-à-dire d’un Etat binational qui ferait l’économie des souffrances et des drames de l’indépendance, la marque d’une naïveté, c’est-à-dire d’un optimisme, c’est-à-dire d’un défaut de sens du Tragique, qui est une autre marque de l’esprit Camus.

Quoi ? Camus, pas le sens du Tragique ? Comment pouvez-vous dire cela alors que s’il y a bien un philosophe, au XXe siècle, qui a été sensible à l’Absurde, donc à la Finitude, et donc, si les mots ont un sens, au Tragique de la condition humaine, s’il y en a bien un qui, du Mythe de Sisyphe à La Chute, n’a cessé d’insister sur l’insoluble contradiction entre le désir humain de « transparence » et le « silence déraisonnable du monde », s’il y a un écrivain pour, face aux ruines de Tipasa, face à leur beauté en principe apaisée, face à ses arches inclinées et en train de sombrer doucement, voir une déchirure irrémédiable, et qui blesse, et qui révolte, c’est lui, Albert Camus ? Eh bien oui, pourtant. Car Absurde, d’abord, n’est pas Tragique. Et, surtout, il y a, tout de suite, vraiment tout de suite, un autre Camus ; il y a, dès Noces et dès, en particulier, Noces à Tipasa, un Camus qui se reprend et qui forme le pari que, justement, la déchirure n’est pas sans remède, ni le silence du monde éternel, ni la contradiction indépassable ; il y a un second Camus, coextensif au premier, logé dans les mêmes textes, qui parie sur l’unité, la fusion – il dira, dans Le Premier Homme, l’« innocence » de toutes choses. Un Camus solaire. Un Camus de lumière et de chaleur. Un Camus philosophant sur le « corps nu », encore « tout parfumé des essences de la terre », qui s’en va « plonger dans la mer » tiède afin de « laver » les premières dans le cristal de la seconde. Un Camus rêvant d’une étreinte, d’une harmonie quasi charnelle, des éléments. Un Camus projetant de réunir « lèvres à lèvres » cette « terre », et cette « mer », et, tant qu’à faire, ce « ciel », qui « soupirent » l’un après l’autre, et depuis si longtemps. Un Camus adepte, en un mot, de ce qu’il appelle la pensée du Midi et qui, dans l’ordre de l’humain comme dans celui de la nature, ne constate le Tragique que pour, aussitôt, le surmonter et poser qu’il y a un point de l’esprit d’où les contradictions du monde, ses incompossibilités, ses mésintelligences et conflits, apparaissent miraculeusement résolus. Optimisme ontologique. Naturalisme lyrique. Embrasements qui sont toujours des embrassements et tournent toujours dans le sens du meilleur et même du Bien. Ce pour quoi, soit dit en passant, Camus s’est, tout de suite, c’est-à-dire bien plus tôt qu’on ne le croit et qu’il ne l’a sans doute pensé lui-même lorsqu’il rendit compte, dans L’Alger Républicain, de la parution de La Nausée, engagé dans une lutte à mort avec un certain Jean-Paul Sartre.

Car j’en viens à la séquence Sartre. Là aussi, c’est un peu injuste. Là aussi, c’est un peu bizarre. Je trouve qu’on pourrait s’intéresser un peu plus, par exemple, aux rapports de Camus avec Mauriac : cette polémique superbe, à la Libération, par Figaro et Combat interposés, entre le tenant de la Charité et celui de la Justice qui, peu à peu, et non sans probité, inclinera vers la Charité. Ou avec Breton : l’étrange attaque, dans L’Homme révolté, puis dans les « Compléments à la deuxième réponse à Breton », contre un surréalisme réduit, ou quasiment, à la fameuse phrase sur « l’acte surréaliste le plus simple » consistant à « descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard dans la foule ». Ou avec Malraux : leur rencontre en 1938, dans un cinéma du quartier Belcourt où le « colonel rouge » vient tenir meeting antifasciste ; la façon qu’eut Camus, dès l’époque de la brigade Alsace-Lorraine, de mettre humblement Combat, le journal qu’il anime avec Pascal Pia, au service de son glorieux aîné ; ou la fameuse phrase, murmurée à la petite Américaine, Patricia Blake, le jour de l’annonce du Nobel, « c’est Malraux qui aurait dû l’avoir… tu sais bien, Malraux… ». Je trouve qu’on devrait, quand on veut brosser un portrait exact du premier grand intellectuel français à avoir instruit le procès sans réserves de la violence révolutionnaire et de son messianisme assassin, s’intéresser davantage à ses rapports avec Merleau-Ponty : car c’est avec lui qu’est, sur ce point, et à partir d’Humanisme et Terreur, l’essentiel du désaccord ; c’est avec lui, plus qu’avec Sartre, qu’est le vrai conflit sans retour ; et c’est lui, Merleau-Ponty, dès 1946, quand Les Temps modernes publient Le Yogi et le Commissaire, c’est-à- dire le premier chapitre du livre, qui est à l’origine du tout premier orage et de la toute première colère d’un Camus que l’on verra, un soir, chez les Vian, en venir presque aux mains avec l’auteur d’un texte où il ne parvient pas à lire autre chose qu’une justification cauteleuse, laborieuse, et d’autant plus misérable, des sinistres procès de Moscou. Mais bon. C’est comme ça. La vie des écrivains s’écrit, aussi, dans leur dos. Et c’est un fait que, quand on dit Camus, c’est d’abord à Sartre que l’on songe ; et que cette brouille, leur brouille, cette « autre façon de vivre ensemble sans se perdre de vue » que l’on appelle une brouille, est la seule brouille d’écrivains qui ait, en tant que telle, la dignité d’un événement à part entière de l’histoire philosophique et littéraire – si bien qu’elle est aussi, par la force des choses, et pour le meilleur et le pire, un élément constitutif du portrait d’Albert Camus.

Le meilleur ? Ce qu’elle nous dit, d’une part, de la férocité, de la mauvaise foi de ses adversaires – mais aussi, et d’autre part, de la personnalité merveilleuse d’Albert Camus. La façon dont les amis de Merleau le traitent… Leur condescendance mandarinale… Leur mépris, à peine déguisé, pour le « petit voyou d’Alger, très marrant, très truand » (Sartre, Situations X)… Le fait que Sartre, son ami, n’ait même pas daigné prendre tout de suite la plume et ait chargé de l’exécution un Francis Jeanson qui, à l’époque, et quelque respect qu’inspirent ses engagements futurs, n’est encore qu’un second couteau… La brutalité de Jeanson lui-même qui, quarante ans après encore, quand j’irai l’interroger, à Bordeaux, pour un film sur l’histoire des intellectuels, persistera, signera et en rajoutera même une louche sur cette « manière de juger les choses à partir d’une certaine indifférence méditerranéenne »… Les phrases blessantes de Sartre quand, après la réponse de Camus, il se décidera enfin à descendre dans l’arène – mais avec quelle cruauté (« je n’ose vous proposer de vous reporter à L’Être et le Néant, la lecture vous en paraîtra inutilement ardue »), quelle perfidie (« il se peut que vous ayez été pauvre »), quel sens de ce qui va faire mal (tout le passage sur les connaissances « de seconde main » et cette « manie » « de n’aller pas aux sources »)… Et puis, de son côté à lui, Camus, cette candeur, cette noblesse, cette incrédulité blessée – cette façon, dira Maria Casarès à Octavio Paz, d’errer dans la maison comme un taureau blessé. Le texte de Sartre, de fait, le laisse sans voix. Littéralement sans voix. Un mot, dans ses Carnets, sur la « déloyauté » de l’ancien « copain ». Un autre sur sa « coquinerie » de grand seigneur méchant homme le faisant rosser par son valet comme le duc de Rohan Voltaire. Un autre encore sur cette « dénonciation du frère » qui, des années après, le suffoque encore. Et puis La Chute où il répond enfin, mais des années après – mais sur le mode de la fiction, à travers le portrait de Clamence, le juge-pénitent qui a mis le mot « liberté » au service de ses « désirs » et de sa « puissance ». Noblesse de Camus. Bonté de Camus. Désespoir d’un Camus qui n’aime qu’admirer, qui a toujours vu dans l’exercice d’admiration l’équivalent d’un séjour au paradis terrestre et qui découvre, là, soudain, la force d’une haine dont il ne comprend, sur l’instant, et comme toujours, ni les raisons ni les vrais enjeux.

Le meilleur encore. C’est l’aspect idéologique de l’affaire. Son sous-jacent proprement politique. Car on a beau dire qu’il y a eu, dans cette brouille, tout un côté personnel, passionnel, d’homme à homme. Sartre lui-même a beau avoir écrit, dans ses Lettres au Castor par exemple, qu’il en avait marre de voir ce petit « voyou algérien » plaire à toutes les femmes qui croisaient son chemin et séduire, donc, Wanda, la sœur d’Olga, au point de quasiment la lui « souffler ». On a beau imaginer, entre les deux hommes, toutes les figures imposées du grand ballet phallique auquel les intellectuels n’échappent pas plus que les autres et pour lequel Camus a toujours été un peu trop doué. Il y a un sous-jacent politique à l’affaire. Et, dans l’ordre du sous-jacent, le sartien en moi souffre d’avoir à en convenir et Sartre lui-même, d’ailleurs, n’en disconviendra finalement pas : c’est Camus qui a raison ; c’est Camus qui est dans le vrai ; c’est du côté de Camus que sont, cette fois, la rigueur, le courage et, aussi, la prescience… Pour le dire d’un mot, ou de deux, c’est Sartre qui, alors, invente la terrible théorie du Billancourt qu’il ne faut pas désespérer en lui inoculant une dose trop forte, et mortelle, de vérité. Et c’est Camus qui, au contraire, produit les concepts et formules sur lesquels va pouvoir compter, en Europe en général et en France en particulier, l’antitotalitarisme des années 50 et suivantes. Assez, tonne-t-il en substance, des terribles théories distinguant entre « bons » et « mauvais » morts. Assez de l’obscénité qui permet à des « consciences » qui ne se sont jamais donné d’autre mal que de « mettre leur fauteuil dans le sens de l’Histoire », de désigner des « victimes suspectes » et des « bourreaux privilégiés ». Et, contre le socialisme césarien, contre la race méprisante des Grands Ducs de la Révolution, contre l’idée même de Révolution et les paranoïaques qui s’en sont faits les servants, vive l’humilité ou, mieux, l’esprit de responsabilité de celui qui s’avise, là aussi, comme il l’avait déjà dit dans La Peste, qu’il y a plus à « admirer » qu’à « mépriser » chez les humains et qu’on peut donc tenter de les changer mais sans prendre le risque, jamais, au grand jamais, de les briser. Que diront d’autre, quinze ans plus tard, les nouveaux philosophes ? Que dit d’autre Czeslaw Milosz quand il sort de Pologne communiste et qu’il est d’ailleurs le seul, lui, Camus, à lui tendre une main secourable ? Et n’est-ce pas toute la philosophie des droits de l’homme, n’est-ce pas le principe même d’une gauche moderne, dégrisée et, pourquoi pas, mélancolique, qui se trouvent ainsi annoncés et, pour partie, fondés ?

Mais, hélas, il y a le pire. Ou, plus exactement, il y a le côté métaphysique des choses, où c’est Sartre qui reprend l’avantage et Camus, donc, qui s’égare. Il y a un texte de Kojève – un autre de ces contemporains capitaux avec qui il aura poursuivi, sa vie durant, et peut-être davantage qu’avec Sartre, un vrai dialogue silencieux – il y a un texte de Kojève, donc, qui est contemporain de Noces puisqu’il se trouve dans l’Introduction à la lecture de Hegel et qui dit qu’il n’existe, au fond, que deux grands tempéraments philosophiques. Il y a les philosophes qui pensent que la Nature est, sinon mauvaise, du moins hostile ; que le rôle du discours philosophique est de renverser, donc, cette hostilité en disant lui-même non à la nature ; il y a les philosophes qui, en d’autres termes, se séparent du monde, lui déclarent une sorte de guerre et opposent à son ordre muet une parole qui le surplombe et, en le surplombant, le dérange et le dément. Et il y a les philosophes qui, en face, disent oui à la Nature ; il y a les philosophies dont le premier et le dernier mot consistent à la bénir ; il y a toute une tradition de pensée qui assure que la nature est bonne, très bonne, qu’il faut la suivre pour être heureux et qu’un homme se définit, d’abord, par la place qu’il y occupe ainsi que par l’intensité de l’acquiescement qu’il met à l’occuper. Je ne sais pas à qui pensait Kojève en écrivant ces lignes. Mais, pour moi, c’est évident. Le symbole de la première attitude, c’est le protestant Jean-Paul Sartre engagé dans son corps-à-corps magnifique, qu’il sait perdu d’avance, contre le Mal en ce monde. Et le prototype de la seconde, c’est le bénisseur Albert Camus avec sa croyance dans cette « bonne nature » qui finissait, à la fin de L’Étranger, après le dialogue avec l’aumônier, par entrer en Meursault comme une merveilleuse et paisible « marée ». Camus le grec. Camus le païen. Camus qui a parfois dit qu’il ne se consolait pas qu’il n’y ait plus de Delphes où se faire initier. Camus qui a souvent dit qu’il n’acceptait pas, dans le christianisme, l’hypothèse du péché originel et donc du Mal radical. Camus qui, dès son premier texte, « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme », consacré à la relation entre ces deux grands « Africains » que sont, à ses yeux, Plotin et saint Augustin, prend parti pour le premier ou, plus exactement, pour ce qui, dans le second, va subsister du premier. Cette métaphysique est respectable. Mais est-elle la mieux ajustée à l’esprit de révolte ? Un antitotalitarisme conséquent peut- il se passer de se désaccorder avec le Tout ? Et ne faut-il pas, pour sauver les corps, commencer par prendre ses distances avec ce monde qui les tourmente ? On peut avoir la juste politique, mais sans la philosophie qui va avec. On peut voir juste sur le Goulag, mais sans les instruments théoriques qui permettraient d’aller au bout de sa vision. Souvent, j’ai rêvé au couple Camus-Sartre comme à une sorte d’aigle à deux têtes où l’un fournirait à l’autre la philosophie qui lui manquait – et l’autre au premier la politique qu’il aurait pu fonder.

Alors, philosophe pour classes terminales ? C’est la fâcheuse réputation qui poursuit Camus depuis, précisément, l’anathème jeté par Sartre et les sartriens. Mais je ne la pense pas, pour autant, fondée… Car c’est une chose de dire qu’il n’a pas la philosophie de sa politique et que c’est Sartre qui, paradoxalement, disposait peut-être de cette philosophie. Mais c’en est une autre de dire qu’il n’a pas de philosophie du tout ; et je trouve proprement consternante, chez tant et tant d’ignorants qui n’ont aucune espèce d’idée de ce que philosophie veut dire, la répétition pavlovienne de la scie – sonnant comme un supplice éternel, une dégradation posthume, une volonté d’humilier que la mort même n’a pas lassée : « philosophe pour classes terminales ! philosophe pour classes terminales ! » Camus est philosophe de formation, déjà. S’il n’est pas agrégé, s’il n’a pas, à Alger, passé la fameuse Agrégation qui aurait peut-être tenu en respect les Messieurs de la rue de Condé, c’est parce que, rongé par la tuberculose, il n’a pu obtenir le certificat de bonne santé que la République, à l’époque, exigeait de ses futurs professeurs. Et quant aux connaissances « de seconde main », quant à la « superficialité » supposée de ses lectures, la plus élémentaire des honnêtetés oblige à dire, quand même, deux choses. Primo : ce n’est pas plus vrai de lui que de Sartre dont le moins que l’on puisse dire est qu’il se pose là, lui aussi, dans le genre lecteur pirate, parfois pillard, survolant les textes, les arraisonnant, y prélevant les armes dont il avait besoin, et elles seulement, dans sa guerre de longue durée contre l’injustice, l’oppression, le Mal – un certain Heidegger ne le lui a pas envoyé dire le jour où il comprit, en 1946, l’usage pour le moins cavalier qu’il était en train de faire de sa Lettre sur l’humanisme… Et puis, secundo, une lecture, même cursive de ses carnets, de ses notes, de telle lettre à Francine, ou à Brisville, ou à Claude de Fréminville, demandant l’envoi en urgence, à Lourmarin ou ailleurs, d’une édition de Hegel, ou de Spinoza, montre qu’il n’avait pas moins qu’un autre le souci d’en venir toujours aux textes mêmes. On peut, encore une fois, discuter sa philosophie. On peut trouver pour le moins rapide, dans L’Homme révolté par exemple, le raccourci qui lui fait voir, dans les jeunes inventeurs russes du « terrorisme individuel », les « frères des lycéens tragiques de Lautréamont » s’emparant de « la pensée allemande » pour en « incarner, dans le sang, les conséquences ». Et on peut observer, enfin, qu’il ne fut pas le dernier à confier, par exemple à Servir, en 1945 : « je ne suis pas philosophe ; je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système. » J’ai la conviction que, philosophe, il l’est ni plus ni moins, justement, et de la même façon, que Sartre.

D’ailleurs, soyons précis. Un philosophe, c’est quelqu’un qui – définition minimale – fabrique, usine, agence des concepts. Or on ne peut pas refuser ce souci à Camus. On ne peut lui dénier ni ce talent ni cette technicité. Et j’en prendrai un seul exemple : celui de cet « historisme » dont il fait le procès dans L’Homme révolté, puis dans Défense de l’Homme révolté et, de-ci de-là, dans sa réponse à Francis Jeanson. Qu’est-ce que l’« historisme » ? C’est l’état d’esprit, dit-il, de celui qui dit oui à l’Histoire. Ou mieux : c’est l’attitude de cette catégorie très particulière d’esclaves qui voient dans l’Histoire leur maître, la figure même de l’Absolu et de la Loi. Ou mieux encore : c’est la métaphysique, implicite ou explicite, de qui se résout à un monde où les « repères » deviennent des « buts » ; où on remplace l’« au-delà » par le « plus tard » ; et où les valeurs ne valent – c’est toujours Camus qui parle – que lorsqu’elles ont triomphé. Jean Daniel, dans son Avec Camus, raconte la colère de son ami un jour où il lui avait, lui, Jean Daniel, fait valoir que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable. Quoi ? avait protesté Camus. Vous dites inéluctable ? Comment ce mot, inéluctable, peut-il même franchir les lèvres d’un journaliste, ou d’un intellectuel, épris de vérité ? Et la tâche de la pensée ne commence-t-elle pas, précisément, avec l’effort pour opposer à la prétendue inéluctabilité des choses la sainte liberté des hommes ? Que cette protestation témoigne aussi, hélas, de son défaut de sens du tragique et de la bévue qui, en la circonstance, en fut le corrélat, c’est évident. Que Camus se trompe quand, dans d’autres textes de la même eau, il attribue au judéo-christianisme cette vision d’une Histoire imposant ses inéluctables décrets, j’en suis le premier convaincu. Et que cette condamnation de l’historisme ne soit pas toujours raccord avec sa propre métaphysique des noces de l’homme et de la terre, c’est encore vrai – et c’est sans doute même la contradiction majeure qui traverse et déchire son œuvre. Mais qu’on ait affaire, là, à un concept ne me semble pas douteux. Et franchement… Est-il tellement moins bien formé, ce concept, que celui d’« historicisme » dans le fameux « Qu’est-ce qu’un collaborateur ? » où Sartre oublie juste d’étendre au stalinisme cette manie de collaborer avec l’Histoire qu’il pointe et décrit admirablement ? Est-il moins puissant, opérateur de moins de vérité, que ce concept de « dictature de l’Histoire » où Levinas, au même moment lui aussi, voit le premier et le dernier mot du totalitarisme – mais sans en tirer les mêmes conséquences pratiques, les mêmes maximes, que Camus ? Et l’usage, enfin, qu’il fait de Heidegger pour, dans Le Mythe de Sisyphe, tenter de sortir de la contradiction (constitutive de son concept d’« historisme ») qui lui fait résister au diktat de l’Histoire mais consentir à celui de la Nature, est-il tellement moins instruit que celui de la plupart de ses contemporains ?

Un philosophe c’est quelqu’un qui – autre définition minimale – opère des gestes philosophiques. Or on ne peut pas dénier, là non plus, ce goût à Camus. Ni, davantage, le pouvoir, le savoir-faire, lui permettant de mettre ce goût en œuvre. Et je n’en prendrai, de nouveau, qu’un exemple : le travail qu’il opère, du Mythe à La Chute, sur la figure de Nietzsche. Quel est ce travail ? C’est le travail qui part d’une fascination pour l’œuvre et pour le nom ; qui commence, par exemple, à Turin, via Carlo Alberto, où, le 24 novembre 1954, il se rend en pèlerinage et se remémore, le cœur serré, la visite d’Overbeck à son ami « fou de délire » et « se jetant dans ses bras en pleurant » ; et c’est le travail qui, alors, consiste à reconstruire un Nietzsche blanchi de sa folie (car ramené à la mesure grecque), rectifié de sa cruauté (car partant de la fidélité à la terre pour conclure qu’il ne faut pas ajouter aux injustices de la Nature celles que fabrique la perversité des hommes), positivé (cf. le « bon nihilisme » dont il dit, dans la lettre à Francis Ponge du 23 janvier 1943, qu’il est ce qui viendra « après l’Absurde » et « au-delà » de lui), ou encore mis en pratique (cf. cet « amor fati mis en mouvement » qui est la grande leçon des notes du Cahier VIII des Carnets sur la dernière visite à Turin). On peut, de nouveau, discuter ce travail sur le nom de Nietzsche. On peut – et c’est mon cas – trouver qu’il participe de la tentation païenne qui apparaît dans Noces et reste une constante de l’œuvre. Techniquement parlant, ce n’est pas un travail moins bien mené que le travail, à nouveau, de Sartre forgeant à son propre usage, du temps de La Nausée, un nietzschéisme synonyme d’individualisme, de romantisme, de solitude hautaine. Ni que le geste de Bataille et de ses amis du Collège de sociologie quand, à l’époque de Contre-attaque et d’Acéphale, ils proposent une Réparation à Nietzsche censée l’arracher aux nazis – mais non sans prendre le risque, parfois, d’un périlleux bord-à-bord avec eux. On aimerait, là encore, éviter le ton défensif de la « réparation à Camus » : mais le préjugé est si profondément ancré, le cliché si vivant, l’opprobre si durable, qu’on ne résiste pas à la tentation de faire observer que, dans l’auberge espagnole qu’est, dans la seconde moitié du XXe siècle, le nom de Nietzsche, le ragoût camusien n’a pas moins bonne allure, ni saveur, que les autres.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que Camus est, de son propre aveu, un philosophe d’un genre particulier. C’est un philosophe qui, déjà, se moque des philosophes quand ils cèdent à l’académisme, la pompe, l’obscurité (cf., dans la nouvelle édition, en Pléiade, des Œuvres complètes, cette pièce inédite, signée du pseudonyme d’Antoine Bailly et datant, vraisemblablement, de 1947, qui s’intitule L’Impromptu des philosophes et qui consiste en un long dialogue moliéresque et, au demeurant, drôlissime entre Monsieur Vigne et Monsieur Néant). C’est un philosophe qui, ensuite, considère depuis le tout premier jour, c’est-à-dire depuis sa collaboration à L’Alger Républicain, que le journalisme est un genre philosophique à part entière (il ne l’exprime pas en propres termes – mais que dit-il d’autre quand, dans Combat du 8 septembre 1944, il propose la formule de « journalisme critique » ?, et quand, huit jours plus tôt, le 1er septembre, il qualifie le journaliste « critique » d’« historien au jour le jour » dont « le premier souci doit être de vérité » ?). C’est un philosophe qui fait du théâtre et qui, dans « cette histoire de grandeur racontée par deux corps » où tient, selon lui, l’essence même de ce théâtre, voit une autre manière de poursuivre la même aventure de pensée (aurait-il fait du théâtre, en aurait-il écrit et mis en scène, sans la présence constante, en lui, et là aussi, de son cher Nietzsche ?). Et c’est un philosophe qui, non content d’écrire, enfin, des romans, voit dans l’écriture romanesque la voie royale, pour le coup, de la philosophie (« on ne pense que par images – si tu veux être philosophe, écris des romans », dit-il, en 1936, dans le Cahier I des Carnets ; puis, dans son article de 1938 sur La Nausée : « un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images » – en sorte que, « dans un bon roman, toute la philosophie est passée dans les images » ; et puis, plus tard encore, dans le Cahier V des Carnets : je suis d’abord un « artiste » ; c’est l’artiste en moi qui philosophe ; et cela pour la simple raison que « je pense selon les mots et non selon les idées »)… Un philosophe artiste. Un philosophe qui prend, à tous les râteliers, les armes dont il a besoin. Un philosophe qui, de surcroît, n’a jamais séparé sa vie de son aventure de pensée et a toujours joué, donc, le double jeu d’une vie écrite et de livres intensément vécus. Ce type de philosophe invente une attitude en même temps qu’il produit une œuvre. Il est l’auteur d’un style avant que d’un système. Mais n’est-ce pas, selon ses chers Grecs, la définition même de la philosophie ? N’est-ce pas l’image la plus haute d’une discipline qui ne s’assignait, alors, d’autre but que de bien dire comment bien vivre et comment vivre selon le Bien ? Ce Camus-là, ce moraliste dont Sartre lui-même saluera, après sa mort, « l’humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel », on l’aime comme un frère, un jeune frère – jeune à jamais depuis ce jour de janvier 1950 où la Facel-Vega heurta, pour de bon, un platane qui n’était plus, tout à coup, un platane de papier. Énergie et probité. Vérité et, quand il le faut, colère. Un autre maître. Un très jeune maître. Impossible, même et surtout quand on est sartrien, d’avoir raison contre Camus.


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