ALEXIS LACROIX : Dans American Vertigo, vous écrivez que l’Amérique est une « idée qui libère », un « arrachement programmé au démon des sources et des racines ».
BERNARD-HENRI LÉVY : Oui, ce qui me fascine, aux États-Unis, ce sont les ressources d’une nation qui est, à la fois, une idée et un artefact. Ce qui me captive, c’est ce projet d’un corps politique qui, en vertu du « principe d’endurance » cher à Thomas Paine, parvient à maintenir ensemble des personnes qui, au départ, n’ont rien en commun et se sentent des frères alors qu’ils ne sont pas fils de la même matrice. Ce qui m’enthousiasme, si vous préférez, c’est cette audace de rassembler des hommes, non sur la vénération d’un sol ou même d’une mémoire, mais sur l’attachement aux articles d’un Bill of Rights. L’Amérique, c’est la victoire de Rousseau et de Benda sur Charles Maurras. C’est la revanche du Contrat social et de La Trahison des clercs sur les titres de propriété d’une nation organique. C’est un « pari d’antinature », une idée quasi kantienne…
Justement, vous êtes revenu des États-Unis impressionné par la vigueur et la richesse du débat public. Serait-ce que l’avenir de l’intellectuel est… américain ?
L’intellectuel est une invention française, nous savons tous cela. Sauf qu’aujourd’hui, par l’effet d’une mystérieuse inversion, c’est en effet aux Etats- Unis qu’existe un espace public à la fois plus actif, plus fécond, plus imprévisible aussi, que dans le Vieux Continent. Et c’est aussi là-bas, dans le Nouveau Monde, que les « hommes de pensée » dont parlait Clemenceau à propos des défenseurs de Dreyfus, bénéficient paradoxalement de la plus large audience. Voyez l’importance prise par le courant néoconservateur. Voyez la façon dont ces hommes de gauche qui, selon le mot d’Irving Kristol, « se sont fait casser la gueule par la réalité », ont réintroduit le goût de la controverse et de la discussion dans l’espace public. C’est un exemple parmi d’autres.
Vous n’êtes pourtant pas tendre pour la figure de l’intellectuel néoconservateur : « un platonicien sans les idées, un conseiller des princes sans recul ni réserve… »
C’est vrai. Je critique leur façon, sous prétexte qu’ils sont d’accord avec la politique étrangère de Bush, de se croire obligés d’endosser tout le reste : avortement, peine de mort, armes de guerre en vente libre, dureté envers les plus pauvres. Et je dénonce aussi, deuxièmement, ce mélange bizarre de moralisme et de messianisme qui les fait tenir en mépris la chose politique même et qui est, soit dit en passant, la vraie source de leur erreur irakienne : quand vous ne croyez pas au Politique at home, comment pourriez-vous y croire abroad ? quand, en champion du minimal state, vous pensez que la pauvreté va être résorbée par le seul secours de la philanthropie, comment ne pas commettre la même erreur sur la scène internationale en croyant qu’il suffit d’abattre un tyran, puis de proclamer le « fiat lux » de la démocratie, sans passer par l’étape si indispensable du nation building ? Bon. Cela étant dit, je me refuse à diaboliser ces gens. Et je crois qu’il y a, dans leur courant de pensée, un noyau rationnel qui n’est pas indigne.
Et que vous définiriez comment ?
La plupart viennent de l’antitotalitarisme des années 70. C’est-à-dire, pour parler clair, de la révolte qu’inspirait aux esprits libres de cette époque la résignation du monde libre à l’asservissement d’une moitié de l’Europe. Eh bien de cela, ils ont gardé trois choses au moins qui me semblent précieuses. Le souci, contre les realpoliticiens façon Kissinger, de faire de la géopolitique avec des idées et pas seulement avec des intérêts. Une haine salubre du relativisme mortifère selon lequel toute une partie de la planète ne serait pas mûre, ou pas prête, ou pas faite, pour la démocratie. Un détecteur du pire, enfin, qui semble assez sophistiqué pour offrir le bon diagnostic sur, par exemple, le fascislamisme contemporain. Voilà ce que j’appelle le noyau rationnel du néoconservatisme. Et voilà pourquoi il me semble urgent de faire justice des insinuations, à la fois ineptes et injurieuses, selon lesquelles un « gang » d’intellectuels new-yorkais – rebaptisés « princes des ténèbres » et supposés au service exclusif des intérêts d’Israël – auraient accompli le hijacking du cerveau du Président…
Face à ces néoconservateurs qui défendent le droit d’ingérence, les isolationnistes vont-ils prendre leur revanche, et entraîner l’Amérique à se replier sur elle-même ?
C’est le danger, naturellement. Avec, comme souvent dans l’histoire des États-Unis, la sainte alliance des deux isolationnismes, car il y en a bien deux, qui sont prêts à s’engouffrer dans la brèche que va ouvrir le désormais probable échec des néoconservateurs. Ce sera l’alliance de Huntington et de Michael Moore. Ce sera la convergence des tenants de la théorie du choc des civilisations et des idéologues tiers-mondistes et conspiratifs pour lesquels l’Amérique a commis le crime originel de la domination. Car que disait Moore dans son film Fahrenheit 451 ? Que la faute de l’Amérique, ce n’est pas d’avoir raté le nation building, mais de s’être ingérée dans une région du monde où l’« hyperpuissance » n’avait, à l’en croire, « rien à faire ». Il accréditait, en la repeignant d’une vernis d’ultra-gauche, la vision huntingtonienne d’une planète fragmentée en blocs de civilisation homogènes, incompossibles et immiscibles. Entre le professeur bostonien et le cinéaste populiste, la convergence n’est pas fortuite : ils représentent les deux pôles magnétiques de l’« idéologie américaine » – et ces pôles se répondent et se renforcent tels saint Georges et le Dragon.
A Dearborne, au Michigan, vous avez constaté la réussite de l’intégration des Arabes américains. Est-ce parce que « la question de la double allégeance ne se pose en aucune façon » aux États-Unis ?
Il y a deux facteurs, en réalité. Le fait que l’Amérique, contrairement à notre modèle robespierriste et jacobin, n’exige pas de ses minorités qu’elles fassent abandon de ce qui les distingue. Et le fait que les minorités, en retour, n’ont aucune espèce de problème pour se réclamer du patriotisme américain. Cette dialectique heureuse, ce bon réglage des deux fréquences et des deux appartenances, cela donne l’anti-Clichy-sous-Bois. Ou l’anti-Bagneux. Et c’est un bon contrepoids à cette fameuse compétition des victimes, cette guerre des mémoires et des deuils, cette façon de faire comme si ce que l’on donne à telle communauté souffrante était autant que l’on retire aux autres, bref, cette perversion nouvelle des esprits dont je pense, personnellement, qu’elle est la vraie source, plus encore que l’antisionisme, du néo-antisémitisme…
Cette « concurrence des victimes » est aussi un produit d’importation de la « political correctness » américaine !
Oui et non. Ce combat pour la captation du capital victimaire est un phénomène beaucoup plus large dont je vois davantage la source du côté de l’islamisme radical, ou de la conférence soi-disant antiraciste de Durban, ou du tiers-mondisme. Et je ne suis pas loin de penser que, face à ça, face à cette lèpre de l’esprit et du cœur, face à ces gens qui pensent que pleurer Ilan Halimi empêche de pleurer la petite Sohane Benziane, brûlée vive, il y a quatre ans, par les mêmes barbares des mêmes banlieues, la « political correctness » américaine va plutôt, au contraire, dans le bon sens : celui de la solidarité des victimes ou, comme disait Patocka, de la solidarité des ébranlés…
La polémique fait rage en France sur les « déclinologues » et leurs sombres alertes. Qu’en pensez-vous ?
Chacun son tableau de bord, n’est-ce pas ? Moi, ce qui m’inquiète c’est l’étrange tonalité d’appeasement avec laquelle on a accueilli, jusqu’aux sommets de l’Etat, la colère islamiste déchaînée par les caricatures du Prophète… C’est le purgatoire dans lequel le vocable « libéral » est désormais relégué… C’est la banalisation de la rhétorique dieudonniste et de sa dénonciation du « juif-riche- et-sioniste »… Face à ces mauvais présages, je ne me demande pas si la France « décline » – mais si notre pays n’est pas la vraie terre d’élection, au fond, des analyses de Tocqueville.
En quel sens ?
De la démocratie en Amérique pronostiquait, comme vous le savez, l’inévitable disjonction de la liberté et de l’égalité sous les auspices d’un « pouvoir absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ». Eh bien il m’arrive de me demander si, à la façon de Marx annonçant en Allemagne ce qui allait, en fait, arriver en Russie, Tocqueville ne se serait pas, lui aussi, trompé de lieu en voyant venir en Amérique ces formes nécrosées de la démocratie qui sont en train, hélas, de triompher en France. L’idéologie française avait deux moteurs, deux aimants noirs et complices, dont l’action conjuguée nous a parfois attirés vers le gouffre : le jacobinisme et le maurrassisme. A bien des égards, nous en sommes là.
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