CLAUDE ASKOLOVITCH : Vous êtes toujours de gauche ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Oui, naturellement. La gauche est mon univers fondateur. Mon père a été jeune communiste. Il s’est engagé pour l’Espagne républicaine. On ne renie pas, si facilement, des choses comme cela. Alors, bien sûr, je dialogue avec la gauche. J’ai passé ma vie à batailler pour une gauche libérale, antitotalitaire. Mais bon. On ne se dispute vraiment qu’avec les siens. Mon rapport avec la gauche, c’est trente ans de guerres continuelles doublés d’une fidélité inentamée.

Des guerres ?

Bien sûr. Contre la gauche antilibérale qui sacrifie la liberté à l’égalité. Contre la gauche qui, dans les années 70, tenait les dissidents pour des complices de la réaction et expliquait que les chars de Brejnev venaient sauver les Afghans du Moyen Age. Contre cette gauche qui, aujourd’hui, voit Israël comme un cancer et les États-Unis comme la maison du diable. Contre cette gauche qui accueille Tariq Ramadan et courtise les islamistes. Contre la gauche nationaliste et anti-européenne. Contre ces maurrassiens déguisés en hommes de gauche, tel Chevènement que je dénonçais déjà, en 1981, dans Le Matin de Paris, et que je retrouve, hélas, près de Ségolène Royal, fustigeant le « capitalisme mondialisé » qu’incarnerait Sarkozy…

Vous comprenez le sarkozysme d’André Glucksmann ?

André Glucksmann est un ami. Et nous avons partagé trop de combats pour que je puisse traiter son acte avec désinvolture. Mais non, je ne le comprends pas bien. Sarko n’est ni un salaud, ni un facho – ça, c’est ce que dit la gauche quand elle n’a rien à dire. Mais, pour moi, l’engagement des intellectuels dans une campagne électorale suppose trois principes. Primo, on n’est pas des suiveurs, des godillots – on laisse ça à Doc Gynéco. Secundo, on s’engage par défaut, faute de mieux, et avec méfiance : je n’imagine pas Sartre sacrant un candidat avec la ferveur de ceux qui, aujourd’hui, rejoignent Sarkozy. Et puis, il y a le timing : les intellectuels sont des flibustiers, des braqueurs, des gens qui posent des conditions, qui exercent une pression maximale et qui doivent se prononcer le plus tard possible, après avoir obtenu leur maximum de butin : des gestes forts et des engagements sur l’essentiel. Nicolas Hulot a très bien compris ce principe.

Que demandez-vous aux candidats ?

Par exemple, remettre la France au cœur de l’Europe. Et des engagements forts sur la laïcité. L’assurance d’une fermeté absolue envers l’islamisme radical et l’Iran.

C’est un programme « néoconservateur » à la française ?

C’est un programme de gauche minimum. Sauf si l’on trouve « progressiste » la complaisance envers l’islamisme, ou prometteuse l’alliance entre Chávez et Ahmadinejad…

Glucksmann peut avoir raison de parier sur une droite moderne et atlantiste ?

Le Sarkozy ministre de l’Intérieur qui a notabilisé l’UOIF, n’était pas d’une laïcité irréprochable… Et, d’une manière générale, je crois qu’un héritier de Blum comprendra mieux l’absolue priorité des droits de l’homme qu’un disciple d’Adam Smith, pour qui la loi du commerce prime sur la politique et sur la défense des persécutés. Je reconnais à Nicolas Sarkozy ses propos forts sur le Darfour ou la Tchétchénie. Mais Royal, à Villepinte, n’a pas été en reste et quand elle a évoqué l’assassinat, à Moscou, d’Anna Politkovskaïa, c’était un vrai moment d’émotion. Et puis, comment dire ? J’ai de la mémoire. Au moment de la Bosnie, j’avais deux adversaires : Mitterrand sans doute mais, plus encore, Balladur et Juppé.

Y a-t-il une continuité entre la naissance des nouveaux philosophes, leur critique du communisme, et le virage à droite d’un Glucksmann ?

Attendez ! Pour moi, la vraie gauche c’est aussi le combat contre le communisme. C’est d’abord l’antitotalitarisme. Et Le Nouvel Observateur a été à nos côtés dans ce combat. Alors, après, il y a les trajectoires, les inquiétudes individuelles… Je vais vous donner un exemple : les banlieues incendiées de novembre 2005. J’ai des amis qui n’ont voulu y voir qu’un soulèvement de barbares sous-tendu par l’islamisme. Je ne les ai pas suivis. Oui, il y avait de la violence dans ces émeutes. Oui, il y avait de la barbarie. Mais pas tellement plus – et même, finalement, beaucoup moins ! – que dans d’autres mouvements insurrectionnels type Commune de Paris où je vous rappelle quand même qu’on a incendié, non pas la bagnole du voisin ou la maternelle du coin, mais la bibliothèque des Tuileries et ses 250 000 ouvrages ! Les mouvements sociaux ne prennent pas leurs ordres à la Fondation Saint-Simon. Ils n’en portent pas moins un vrai message.

On vous a reproché votre silence social. Votre existence d’aristocrate des idées, insensible à la misère du monde.

Qui m’a reproché cela ? Les amis de Monsieur Bourdieu et du Monde diplomatique ? Alain Badiou ? Je ne les ai pas entendus, eux, quand on massacrait les Bosniaques, ou les Tchétchènes, ou les femmes algériennes, ou les irakiens anti-Saddam. Comme si la misère du monde, hors des frontières de la France, ou hors des cadres rassurants de l’antiaméricanisme, ne les concernait plus.

Vous allez accompagner Ségolène Royal ?

Je vous le répète : un intellectuel est là pour interpeller, pas pour accompagner. Mais j’ai rencontré Ségolène Royal. Longuement. Les médias, après l’avoir idolâtrée, sont devenus très injustes à son endroit, et parfois même insultants. Cette phrase sur la justice chinoise par exemple, tirée de son contexte, alors qu’elle s’est démenée pour mettre en avant la question des dissidents. Elle vaut mieux que sa caricature. Même si, naturellement, je reste circonspect, perplexe face à son discours.

Pourquoi perplexe ?

Parce qu’il y a deux Ségolène. Prenez cette question des droits de l’homme, justement. Ce qui m’a frappé, quand je l’ai vue, c’est son obstination à parler des « droits humains » pour ne pas dire « droits de l’homme »… Or ce n’est pas une simple question de vocabulaire. Les droits de l’homme, c’est l’étendard de la gauche antitotalitaire. C’est notre drapeau. Et tout le blabla, dans une partie de son entourage, sur ces droits de l’homme qui seraient les droits d’un Occident repu qui chercherait à imposer ses lumières au reste de la planète, sent son relativisme culturel, son tiers-mondisme rance, son altermondialisme et, au total, sa méconnaissance de cette grande avancée que fut, dans l’histoire de la gauche, l’antitotalitarisme. Mais, là aussi, elle s’est démarquée de cela à Villepinte en prononçant des mots forts – à propos de la Russie et de la Chine, notamment – sur l’universalité des valeurs démocratiques.

On voit plus Ségolène comme une « conservatrice » que comme une gauchiste…

On peut être « conservatrice » et « gauchiste » à la fois. L’un des thèmes qui font le lien, c’est l’opposition entre le « vrai peuple » et « les élites ». Ou la tonalité nauséabonde du texte du député PS Besson qui présente Sarkozy comme un « néo-conservateur américain avec un passeport français ». Là encore, Chevènement n’est pas loin. On est au bord de l’« idéologie française », tout près de la matrice où s’enfantent les deux pétainismes de gauche et de droite… De deux choses l’une. Ou bien Ségolène Royal se sert de cette ambiguïté pour ramener l’électorat noniste vers la gauche moderne et vers l’Europe – et alors bravo, c’est de bonne guerre et c’est, surtout, de la bonne politique ! Ou bien elle est dupe et adopte, au nom du PS, la vision du monde des antilibéraux et, alors, elle fera perdre à la gauche l’acquis de trente ans de combat.

Comment conjurer ce risque ?

Ne rien laisser passer. Et jusqu’au bout, de l’intérieur, harceler cette gauche qui balance entre ses deux identités.


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