Lettre 1

Je suis d’accord, cher Jean-François Mattéi, avec l’essentiel de vos remarques.

D’accord sur le diagnostic.

D’accord sur la nouveauté que constitue le nombre grandissant, et terrifiant, de pauvres « non précaires ».

Et d’accord avec l’idée que nous n’avons encore rien vu et que l’année qui commence et où l’on verra tous les Madoff, tous les traders fous ou, même, pas forcément fous, tous les esprits faux ou maladivement sophistiqués qui ont fait que la finance s’est mise à marcher sur la tête, d’accord donc avec l’idée qu’elle sera, cette année, l’année de tous les dangers, vraisemblablement plus terrible encore, plus désastreuse, que celle qui s’est achevée.

Ce qui, cela dit, m’a le plus frappé dans votre lettre c’est peut-être le ton de légère amertume que je vous sens quand vous parlez de l’humanitaire, du mot mais aussi de la chose, et de leur destin, à tous deux, dans les sociétés capitalistes avancées telles que nous les voyons, vous et moi, se développer et, peut-être, se défaire.

Cela fait longtemps, pour ne rien vous cacher, que je sens les choses un peu comme ça.

Et longtemps que j’ai le sentiment d’un humanitaire fonctionnant comme une sorte d’humain au rabais venant juste après le désastre, réparer les phénomènes de déshumanisation trop criants et trop ouvertement scandaleux.

Est-ce qu’il n’y a pas un truc, d’ailleurs, qui s’appelle le Samu Social et qu’a fondé, il y a quinze ou vingt ans, mon vieux copain de la Marche pour la Survie au Cambodge, le Dr Emmanuelli ?

Et est-ce que ce n’est pas là, dans cette idée de Samu, d’hôpital qui fait la charité, de cautérisation des maux inévitablement induits par l’ordre du monde comme il va, est-ce que ce n’est pas dans cette idée de réparation de l’irréparable, qu’est toute la philosophie de l’humanitaire contemporain ?

C’est un beau mot, notez bien, « réparer ».

C’est le mot de Camus, dans L’Homme révolté, quand il refuse de céder aux prestiges sartriens de la révolution, donc de la régénération.

C’est le mot de tous les humanistes qui savent combien est périlleuse l’idée, alternative, d’une réinvention de l’humain, d’une histoire de l’humain quasiment coupée en deux et qu’on ne « répare » pas puisqu’on la « recommence ».

C’est celui de ces rabbins d’Europe centrale qui, au XIXe siècle, à la suite du Gaon de Vilna, puis du Rabbi Haïm de Volozine, et en réaction à tous les faux Messies qui, tels Sabbataï Zevi ou Jacob Frank, avaient embrasé et failli emporter le judaïsme européen, donnent leur vision d’une étude qui doit juste empêcher le monde, créé par Dieu, de se décréer et de retourner à la poussière et au néant.

Et c’est même, soit dit en passant, le mot de ce grand juif ignorant de ces textes et de sa tradition qu’est Walter Benjamin quand il parle de la traduction, oui, juste de la traduction, de la traduction proprement dite d’un texte, par exemple, de Baudelaire traduit vers allemand – processus qu’il appelle, étrangement, un processus de « réparation ».

Mais, si le mot est beau, il est quand même très faible.

Et elle n’est pas trop brillante cette idée d’une politique qui pourrait faire tous les dégâts qu’elle veut, tuer et détruire comme elle l’entend, ramener le monde quasiment à l’état de ruine – les humanitaires sont là pour, à la lettre, payer les pots cassés.

J’ai vu cela en Bosnie.

Je l’ai vu, partout ou presque, en Afrique.

J’ai vu les humanitaires eux-mêmes accepter la règle du jeu et dire aux seigneurs de la guerre, aux dictateurs, aux assassins : « après vous, messieurs les bourreaux ; commettez vos exactions ; accomplissez vos forfaits ; nous sommes là, nous serons toujours là, qui passerons toujours derrière vous pour sauver ce qui peut l’être – tuez, nous ferons le reste… »

Et j’ai même vu, il y a vingt-cinq ans, en Éthiopie, le mécanisme lancé lors de la grande crise, il faudrait dire la grande famine, organisée par un dictateur fou qui s’appelait Mengistu et qu’on avait rebaptisé le Négus rouge. Le processus était d’une simplicité désarmante. Mengistu décide, dans un de ces grands délires paranoïaques dont furent coutumiers les dictateurs de son siècle et dont je ne suis pas sûr, qu’ils appartiennent définitivement au passé, de transporter les Ethiopiens du sud vers le nord, du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est et vice versa, bref, il procède à une déportation généralisée, un remaniement de fond en comble, une refonte, de son espace social. Il fait ça dans des Antonov gigantesques chargés comme des camions à bestiaux. Il le fait dans des conditions d’hygiène dont je n’ai pas besoin de vous dire qu’elles sont tragiquement déplorables. Et il le fait avec une conséquence immédiate qui est que tout ce monde déporté, arraché à ses villages pour aller s’installer dans des villages nouveaux, flambant neufs, des sortes de villages Potemkine qui seront l’orgueil de l’Éthiopie moderne, socialiste et quasi soviétique, tous ces paysans réinstallés de force dans des ensembles de maisons construits exprès pour l’occasion, tout ce monde, donc, abandonne les champs, les laisse en jachère, cesse par la force des choses de produire et plonge le pays dans un état de disette jamais vue. Que font, alors, les humanitaires ? Ils n’ont, à quelques exceptions près, pas un mot contre les déportations. Ils évoquent, du bout des lèvres, ce qu’on appelait alors la « villagisation ». Mais ils se précipitent à Addis-Abeba pour proposer, qui de la farine, qui des aliments pour bébé, qui du manioc ou du soja – ils se précipitent pour combler le vide, remplacer les récoltes sacrifiées, fournir aux gens, mais aussi au régime, de quoi remédier au manque à produire dû à la campagne féroce de déconstruction-reconstruction de l’Éthiopie. On voit – je vois de mes yeux – les grandes ONG, les Oxfam, les WFP, j’en passe, faire servilement la queue devant les portes de ce qui devait s’appeler le ministère de l’Aide humanitaire, supplier que l’on accepte ou que l’on privilégie leur aide et, poussées, je suppose, par leurs mandants, harcelées depuis Londres ou New York par des gens gentils ou généreux qui voulaient savoir où allait leur argent et s’il avait bien toute l’efficacité requise et rêvée, se battre pour optimiser leur part de marché – oui, oui, on disait bien la « part de marché » – dans la gestion du désastre.

Alors, vous avez, derrière cette attitude, beaucoup d’aveuglement, naturellement.

Vous avez, parfois, chez certains, un vrai désir de ne pas voir et, donc, une forme de lâcheté.

Mais vous avez aussi, derrière ce raisonnement, une conception bassement matérialiste de l’humain.

Vous avez cette idée, abominable, que le sujet n’est plus tout à fait un sujet mais juste un tas d’organes et de matière qu’il faut empêcher de tomber en lambeaux.

Et c’est évidemment, là, le pire reproche qu’on peut lui faire – ainsi que la grande impasse où s’est laissé enfermer l’humanitaire depuis vingt ans.

Alors, la solution ?

Réintégrer l’humain dans l’humanitaire.

Retrouver un concept d’humain dont l’humanitaire puisse être le corrélat.

Définir, à l’inverse, un concept d’humanitaire qui n’ait pas pour corrélat cette vision purement vitaliste de l’humain.

Et, si on ne peut pas retrouver cette idée de l’humain, si retrouver n’est pas le mot, si vous n’avez pas l’idée d’un lieu où il serait, sagement, tranquillement, en train de vous attendre, eh bien trouvez-le, produisez-le, oui, rien ne vous interdit de vous donner, à la Croix-Rouge ou ailleurs, en même temps que vos procédures, les instruments conceptuels permettant de concevoir un type de sujet auquel lesdites procédures puissent valablement s’appliquer.

C’est à un travail philosophique que je vous invite là.

Mais pourquoi pas ?

Pourquoi la philosophie ne se ferait-elle pas, hors des chapelles et des bibliothèques, dans le champ des batailles et leur fureur tragique ?

C’est Lénine qui disait que, « sans théorie révolutionnaire, pas de pratique révolutionnaire ».

Eh bien ce ne sera ni la première ni la dernière fois que le vieux Lénine aura eu raison.

Et je ne saurais trop vous exhorter, pour fonder vos pratiques humanitaires, à vous doter d’une vraie théorie de l’humain.

Besoin d’un conseil ?

D’un coup de main amical ? Suis là pour ça.

Suis bon qu’à ça.

A vous.

Lettre 2

En fait c’est un peu plus compliqué encore.

Car il y a l’« idéologie humanitaire » dont il faut tout faire, donc, pour conjurer les impasses : ce vitalisme dont je parle ; cette idée d’une humanité définie par ses seuls besoins ; cette image (dont nous nous sommes trop souvent contentés, nous autres, les humanitaires) de l’individu réduit à une bouche – mais attention ! pas la bouche pour parler ! pas la bouche pour crier, penser et décrire sa misère, protester ! la bouche pour manger… juste pour être nourrie et manger… la bouche démunie, remplie à petites bouchées ou gavée, et, de ce fait, déshumanisée… la bouche de l’urgence… la bouche propre à ce drôle de temps qui est le nôtre – ce temps sans durée, ce temps sans vraie temporalité, ce temps que, dans la novlangue des ONG, nous appelons le temps de l’extrême urgence… il a eu ses mérites, ce temps… il n’est pas notre fait, d’abord, mais le fait des bourreaux et il est donc méritoire, pour la conscience contemporaine, d’avoir su s’y adapter et y répondre par des protocoles d’action qui soulageaient la misère des hommes… mais il a, aussi, ses effets pervers – à commencer par cet effet de priver les sujets de cette forme de temps, qui les constitue vraiment comme sujets, et qui s’appelle le destin ou l’espérance… nous sommes plus ou moins d’accord là-dessus, nous sommes plus ou moins d’accord sur le fait que cet humanitaire-ci nie l’humain et ne saurait donc suffire, je n’insiste pas…

Mais il faut prendre garde, à l’inverse, à ce que le concept d’humain lui-même peut avoir, à son tour, de problématique : car n’est-ce pas en son nom, après tout, que se sont perpétrés quelques-uns des crimes totalitaires ? n’est-ce pas l’idée d’humanité générale, générique, programmatique, qui a engendré les grandes utopies du XXe siècle et les catastrophes qui allèrent avec ? n’est-ce pas au nom de cette humanité majuscule, de cet humain en majesté, n’est-ce pas au nom de cet Homme qui sonnait fier (Maxime Gorki), de cette humanité perdue et retrouvée ou, plus exactement, à retrouver (thème de tous les messianismes révolutionnaires modernes) que l’on a sacrifié des générations d’hommes et de femmes concrets ? est-ce qu’elle n’a pas, cette idée d’« humain », charrié, en d’autres termes, le meilleur mais aussi le pire – jusqu’au « matériau le plus précieux » de Staline et des staliniens ? J’appartiens à une génération qui a appris à se méfier de cet « humanisme » incritiqué. Je viens d’une tradition philosophique (Althusser, Foucault, Lacan, Lévi-Strauss) qui a fait de l’« anti-humanisme théorique » la pierre angulaire de sa pensée. Et, aujourd’hui encore, je ne renie pas cet héritage – et, si je ne le renie pas, si une part de moi ne se résigne pas à croire que notre vieux maître Louis Althusser délirait quand il tonnait, au grand scandale de la philosophie universitaire de l’époque et des bien-pensants en général, que le stalinisme était un humanisme, c’est parce que de deux choses l’une : ou bien on prend ce concept d’humanisme au sérieux, on le leste d’un contenu et, au bout de ce contenu, il y a toujours cette vieille distinction entre l’humanité-fin et l’humanité-moyens, la seconde au service de la première, la seconde sacrifiée à la première, la trop fameuse opposition de l’humanité réelle et idéelle, provisoire et définitive, la trop fameuse (et abominable) image de l’omelette qui ne se fait jamais sans avoir cassé des œufs ; ou bien on se détache de cette « métaphysique » humaniste, on s’avise de ses dangers et on s’en détache, et alors le concept d’Homme devient un concept qui taille trop grand, un mot ronflant et qui sonne creux, un signifiant sans signifié et qui ne nous est plus d’aucun secours quand il s’agit de penser les hommes de chair et de sang, les hommes souffrants et pensants, les hommes concrets.

Alors ? Alors, les hommes concrets justement. Entre l’humanitaire et l’humain, il y a cette troisième voie que sont les hommes, juste les hommes – l’humanité, d’accord, mais dans sa pluralité, diversité, singularité innombrable et, pourtant, chaque fois nommée. Entre l’humanitaire et l’humain, il y a la pure dispersion des corps et des âmes, chacun irréductible à tous les autres, chacun composant à sa façon ce mixte de parole et de chair qui fait la spécificité d’un sujet – et chacun faisant l’objet, du coup, nonobstant la condition humaine dont ils sont également les représentants, d’un souci et d’un traitement spécifiques. Emmanuel Levinas a écrit de belles pages sur cette obligation de retrouver, sous le masque de l’humanité abstraite, la bouleversante concrétude du visage de chacun. Foucault, Michel Foucault, le Foucault anti-humaniste, le Foucault qui annonçait, à la fin des Mots et les choses la mort imminente de l’homme, a voué toute une partie de sa vie – mettons, la partie militante de sa vie – à chercher et trouver, sur les ruines de l’Homme abstrait, la bouleversante présence d’hommes et de femmes concrets qu’il fallait aller chercher dans leur prison, leur usine, leur désespoir ou leur misère, le Goulag où ils pourrissaient, la mer de Chine où ils se noyaient et auxquels il entreprenait, alors, et alors seulement, de porter secours. Ce que je veux dire par là, cher Mattei, c’est qu’il y a tout un mouvement de pensée à l’origine de ce que nous pouvons appeler, par provision, l’humanitaire moderne. Il y a des hommes, bien sûr, comme Bernard Kouchner. Il y a des événements fondateurs, comme le Biafra. Il y a des actes majeurs comme l’invention, en 1979, du Bateau pour le Vietnam. Mais il y a, aussi, un mouvement de pensée dont le premier principe fut de déconstruire, pulvériser, révoquer en doute, les trop faciles illusions de l’humanisme traditionnel – je prétends, oui, que le Bateau pour le Vietnam par exemple n’aurait pas été possible dans une époque qui n’eût pas été marquée, au fer, par l’empreinte du foucaldisme et de l’impératif qu’il posait, pour chacun, de faire face à la pluralité intotalisée des sujets en souffrance.

Henri Dunant, le fondateur de votre Croix-Rouge, a dit, lui aussi, des choses comme ça.

Il n’est pas toujours ma tasse de thé et il y a, dans les règles qu’il a posées (neutralité) comme dans certaines des conséquences qu’elles ont pu avoir après lui (silence sur Auschwitz ; silence, avant cela, sur le génocide des Arméniens) des choses qui, vous vous en doutez, me consternent.

Mais il y a dans ses lettres à la comtesse de Gasparin, puis dans Un souvenir de Solferino, des pages fort belles dans lesquelles je suis tout prêt à me reconnaître et qui méritent encore d’être, à mon avis, au cœur de notre réflexion tant elles vont dans le sens de cette micro-attention aux micro-malheurs d’un monde délivré du mauvais fantasme de la totalité – quand Foucault parle d’une philosophie qui doit désormais s’écrire « dans le sang des batailles », qui sait si, lui aussi, ne se souvient pas obscurément de ces 38 000 morts et blessés laissés sans sépulture ni secours, de ce chaos né de l’affrontement entre troupes piémontaises et françaises d’une part, et armée autrichienne de l’autre ?

Un dernier mot.

La seule organisation humanitaire à laquelle je me sois intéressé réellement, et de près, fut fondée sur cette idée. C’était en 1979. L’organisation s’appelait Action internationale contre la faim. Nous l’avion créée avec Jacques Attali, Marek Halter, Maria Antonietta Macciocchi, Gilles Hertzog. Et je dis que je m’y suis intéressé de près car il se trouve que c’est moi qui, à l’époque, en ai rédigé la charte. Or elle disait quoi, cette charte ? Elle disait qu’il fallait rompre avec l’humanitaire global autant qu’avec l’humain général. Elle disait que ce à quoi nos militants auraient affaire ne serait plus ni l’humain comme tel, ni les démunis pris en bloc, mais quelques démunis, chaque fois quelques-uns et quelques-uns seulement. Elle était basée sur l’idée, en gros, d’un groupe spécifié de Français, d’une ville par exemple, ou d’un village, ou d’une entreprise, ou d’un groupe de citoyens autoconstitué pour la circonstance et qui « adoptait », ou « parrainait », un groupe correspondant dans un lieu sinistré du monde que l’on appelait alors le Tiers-Monde. Le groupe de citoyens allait sur place. Il s’adjoignait des nutritionnistes, hydrologistes, géographes, de la région. Quand il y avait, pas loin, une université dotée d’un département d’agronomie un peu pointu, on associait l’université. Quand il y avait une maternité pilote, on associait la maternité. Le journal local suivait l’affaire. Il rendait compte, régulièrement, des résultats de la mission. C’était comme un petit feuilleton qui permettait de rendre des comptes mais qui, surtout, avait le mérite de faire que les gens que l’on aidait avaient très vite des noms, des visages, une maladie que l’on soignait, une mort que l’on déplorait, bref une biographie qui les arrachait tant au « tas » de l’humanitaire qu’au « vide » de l’humain générique. Je ne suis pas sûr que l’association, trente ans après, soit restée fidèle à ce programme. Et je suis même, pour être franc, persuadé, hélas, du contraire. Mais c’est bien ainsi que cela a démarré. Et il y a eu là, l’espace d’un instant, c’est-à-dire, en fait, de quelques années, une assez bonne illustration de ce que peut être une action caritative sachant échapper à ses deux écueils jumeaux.

Trente ans après, j’en suis là.

Lettre 3

Est-ce le Biafra ou le péché d’Auschwitz qui suscita la rupture ? Je n’en sais rien.

Car je crois, au fond, que c’est les deux : le Biafra et Auschwitz ; le Biafra parce que Auschwitz ; le Biafra non pas à cause du Biafra lui-même (les dirigeants sécessionnistes n’étaient pas tellement plus sympathiques, tout compte fait, que leurs ennemis nigérians) mais à cause du fait que les jeunes médecins de la Croix-Rouge qui ont rompu à cette occasion et s’en sont allés fonder Médecins sans Frontières puis Médecins du Monde, ces militants des droits de l’homme nés, pour la plupart, après Auschwitz et qui arrivaient alors à l’âge d’homme, ne voulaient juste plus que se reproduise ce terrible péché de neutralité et de silence qui s’installa au milieu des années 30 et dura, à de rares exceptions près, jusqu’à la fin de la guerre (c’est tombé, si j’ose dire, sur le Biafra ; mais ç’aurait pu être n’importe quoi d’autre ; la même partie aurait pu, et devait même, se jouer à partir de n’importe quel autre massacre ou sécession, par exemple le Bangladesh ; et nous savons d’ailleurs, aujourd’hui, qu’ils se trompaient, que nous nous trompions tous, en criant au « génocide » à propos des morts du Biafra).

Bref, Biafra ou pas, la vraie question c’est cette idéologie de la neutralité qui était au cœur de la pensée d’Henri Dunant ; qui a eu, nul ne le nie, une vraie grandeur jusque, mettons, la Première Guerre mondiale ; qui a longtemps été et qui reste, vous avez raison de le souligner, la seule solution pour accéder aux victimes, rendre visite aux prisonniers, négocier des solutions de survie ; mais dont il revient à notre génération d’avoir mesuré, non seulement les limites, les effets pervers, mais la possible infamie.

Alors, à ce propos, je voudrais faire deux remarques.

La première concerne la Croix-Rouge elle-même ; et c’est pour vous dire que je ne suis pas certain qu’elle ait fait tout le travail qu’elle devait faire pour prendre la mesure de cette part d’ombre ou – je reprends vos termes – de ces « temps maudits » qui sont, qu’on le veuille ou non, au cœur de son histoire.

Certes, le sujet n’est plus tabou.

Et je prends d’ailleurs votre lettre comme un signe de plus de ce que le tabou est levé – je prends ce que vous me dites, vous, président en exercice de la Croix-Rouge française, du « mal » que cela vous fait d’avoir à évoquer ces « sombres temps » et de l’« ardente obligation » que c’est de savoir, « dans certaines circonstances », transgresser l’impératif de neutralité comme un bel aveu, et une non moins belle preuve, de cette prise de conscience.

Mais la question que je pose est la suivante.

La Croix-Rouge elle-même – pas seulement son président, la Croix-Rouge – est-elle allée au bout de ce travail de mémoire et de deuil ?

Votre « réseau mondial sans égal » est-il informé – et jusqu’à quel point – du fait que les ancêtres de ses militants poussèrent la volonté de rester en « speaking terms » avec le régime nazi jusqu’à suivre les cours de raciologie organisés par le Reich ou accepter que le président et le directeur de la Croix-Rouge allemande soient des officiers supérieurs de la SS ?

Et puisque vous allez fêter vos cent cinquante ans, êtes-vous prêt – et, là encore, dans quelle mesure – à intégrer ce savoir dans le dispositif commémoratif auquel, j’imagine, vous songez ?

Je prends un seul exemple : celui de la France.

On commence à connaître les liens étroits que la Croix-Rouge française entretint avec Vichy.

On commence à savoir qu’elle se plia, dans la gestion de son personnel non bénévole, aux exigences des décrets d’octobre 1940 ou qu’elle ne dédaigna pas de profiter de tel ou tel effet d’aubaine offert par les lois d’aryanisation des biens juifs mises en place par la puissance occupante.

Nul n’ignore plus vraiment, non plus, comment, dans le petit bras de fer qui se livra, parfois, entre la puissance occupante et les dirigeants français d’une zone sud qui tenaient bien fort à leur projet d’une version française du fascisme, vos prédécesseurs Blazy ou De Mun ne dédaignèrent pas de jouer au plus fin – tantôt interlocuteurs privilégiés de Vichy dans la gestion, par exemple, des rapports avec les prisonniers de guerre, tantôt interlocuteurs des nazis eux-mêmes qui voyaient dans la « neutralité » de la Croix-Rouge la source d’une « autonomie relative » qui était elle-même garantie de « liberté » vis-à-vis de Pétain et de ses propres et misérables velléités d’» indépendance ».

Je pense, moi, qu’il est toujours bon que ce genre de choses soit su.

Je pense qu’il est essentiel à toutes les institutions – politiques, religieuses, civiles – de se mettre publiquement au clair avec ce type de sales souvenirs.

Et si j’étais à votre place, si j’avais la charge de porter l’héritage glorieux et ambigu d’Henri Dunant, je pense que je m’interrogerais aussi sur cette coïncidence étrange et peut-être dénuée de sens – je ne sais pas : c’est de Vichy que date la professionnalisation de l’institution ; c’est sous Vichy qu’est née sa très grande notoriété ; et c’est à l’initiative de Vichy que s’est faite la fusion en un organisme unique des trois associations (Société de secours aux blessés militaires ; Association des Dames de France ; Union des femmes de France) qui, jusqu’en août 1940, ne faisaient que cohabiter.

Le pensez-vous aussi ?

Êtes-vous prêt à aller jusque-là et, pour parler clair, à crever l’abcès ? C’est ma première question.

La seconde concerne l’humanitaire en général.

Car, au fond, tout le monde parle de la Croix-Rouge.

Tout le monde, y compris moi à l’instant, tombe à bras raccourcis sur le silence de la Croix-Rouge, l’idéal de neutralité de la Croix-Rouge ainsi que leurs conséquences que je viens de dire.

Mais personne n’a l’air de se rendre compte que cette idéologie et les illusions qui vont avec, cet impératif d’accès inconditionnel aux blessés, aux prisonniers, aux affamés, cette idée qu’il faut accepter toutes les compromissions avec les bourreaux si c’est le prix à payer pour pouvoir soulager, un peu, un tout petit peu, la souffrance de leurs victimes, personne n’a l’air de se rendre compte, non, que c’est très exactement ce qui a triomphé, depuis la Croix-Rouge et après elle, dans l’ensemble du mouvement humanitaire – y compris, naturellement, chez celles et ceux qui, médecins ou non, pensaient rompre avec l’héritage et inventer quelque chose de complètement nouveau.

L’Éthiopie, nous en avons parlé : les humanitaires, en Éthiopie, étaient si « neutres », ils parvenaient si bien à « garder le contact » avec les meurtriers, qu’ils ne parvinrent, en réalité, qu’à mettre un peu d’huile dans les rouages et pistons de la machine à déporter.

La Bosnie : la plupart des ONG étaient prêtes à tout, vraiment à tout, pour être autorisées par les Serbes à acheminer leur aide – et quand je dis « prêtes à tout » je pense à la part de cette aide dont on acceptait, en détournant pudiquement les yeux, qu’elle soit prélevée par les miliciens de Mladic qui tenaient, à l’époque, et l’aéroport de Sarajevo et ses hauteurs.

Le Rwanda, enfin, la preuve par le Rwanda où le même idéal de neutralité conduisit, non plus seulement à traiter avec les assassins, mais, quand vint leur tour de se trouver vaincus, acculés, parqués dans des camps, à leur venir en aide, à les nourrir et, à la fin des fins, à leur sauver la mise et à les remettre en selle : nous savons, vous comme moi, que l’énorme opération humanitaire montée, après le génocide, par la France et à laquelle participèrent un nombre incalculable d’ONG eut aussi pour effet d’aider le Hutu Power à se reconstituer dans les camps du Kivu et à réinstaurer la mainmise des génocideurs sur leurs anciennes troupes, abruties de haine et de folie, hébétées, perdues – imaginez une Croix-Rouge qui, non contente d’avoir négocié avec les hitlériens pour distribuer ses colis à Auschwitz, serait réintervenue, après la guerre, pour distribuer de nouveaux colis, mais cette fois dans les hôtels de Sigmaringen ou dans les prisons de Nuremberg ; c’est, toutes proportions gardées, ce qui s’est passé au Rwanda…

Alors, je vais vous dire.

Comparé à ces péchés, celui de la Croix-Rouge n’est évidemment pas le plus véniel puisqu’il s’agit d’Auschwitz et qu’Auschwitz c’est le pire.

Mais neutralité pour neutralité, je ne suis pas sûr, premièrement, que votre organisation soit celle qui soit allée le plus loin dans le déroulé des conséquences funestes de la démarche.

Et je suis persuadé, deuxièmement, que c’est elle qui, à tout prendre, a fait le plus de chemin dans la prise en compte de ce déroulé, de ses enchaînements fatals, de ses pièges : je pense, par exemple, à cette époque des années 1980 où vous avez décidé d’ouvrir vos archives aux historiens et, en particulier, à l’historien suisse Jean-Claude Favret qui en tira son maître livre, sans concessions, terrible, Une mission impossible : la Croix-Rouge et les camps de la mort – je pense à cette période et j’en suis presque à me dire que c’est vous, je veux dire votre organisation, qui avez montré, ce faisant, et même si, encore une fois, vous n’en êtes qu’au début de ce travail de vérité, le plus de courage intellectuel.

Ma seconde remarque, ma seconde question, est donc celle-ci.

Et si tel était, non seulement votre mérite, mais votre rôle ?

Et s’il vous appartenait, pour votre compte mais aussi pour celui d’autrui, d’aller au bout du bout du processus ?

Et si, après avoir été aux origines de l’idéal humanitaire, après avoir été aux premières loges du funeste spectacle offert, non par son dévoiement, mais par la suite implacable de ses effets, il vous revenait, dans cette troisième période, de prendre l’initiative de la grande refondation critique dont le XXIe siècle a tant besoin ?

Cela s’appelle la dialectique.

Et c’est un peu l’idée que j’avais en tête lorsque j’ai accepté le principe de ce débat.

J’avais en tête, naturellement, ce nouveau vent de misère qui a commencé de souffler, avec la crise, sur nos contrées dites développées et dont nous n’avons, je m’en avise, pas encore réellement parlé ; mais j’avais aussi en tête ce grand trou noir idéologique, cette dépression conceptuelle et spirituelle, ce déficit de pensée, sur quoi rien de bon ne pourra jamais se dire ni construire.

Lettre 4

Oh ! sûrement pas un tuteur, non…

Juste quelqu’un qui, comme vous, essaie d’y voir un peu clair dans cette affaire à partir de sa double expérience d’homme mêlé à la grande aventure des XXe et XXIe siècles que fut aussi l’humanitaire – et, en effet, de philosophe…

Vous me posez, d’abord, une question : pourquoi ai-je l’air de limiter mon engagement aux seuls terrains de conflit militaire ? et pourquoi ne m’entend-on pas plus souvent quand la misère frappe, non pas au bout du monde, mais au coin de la rue, à nos portes ?

Vous avez raison.

J’ai cette tentation, je le sais bien.

Et j’ai même eu l’imprudence, un jour, dans un entretien avec Libération, de dire que la « question sociale » ne m’intéressait pas tant que cela. Sur le moment, quand l’article est paru, je me suis dit : « ce n’est pas possible ; je n’ai pas pu dire une chose pareille ». Et puis j’ai réfléchi, je me suis repassé le fil de l’interview, j’ai reparlé avec Eric Aeschimann, le journaliste, et j’ai dû finir par m’y résoudre : j’avais bel et bien proféré cette redoutable absurdité.

Donc, vous avez raison. C’est mon erreur. Peut-être mon point aveugle. Et j’ai – puisque c’est la question que vous posez – sinon deux excuses du moins deux explications.

La première c’est que je suis comme ça. Je ne m’en vante pas, mais je suis comme ça. Un goût pour l’aventure ; une valorisation, sans doute excessive, des grandes valeurs héroïques ; un reste de romantisme ; une nostalgie, peut-être, de ce que Segalen appelait l’exote et dont l’attirance a été l’une des passions fixes de ma vie ; agitez le cocktail dans le sens que vous voudrez ; le résultat est là ; je m’en suis souvent expliqué, il est là – et c’est la première explication.

La seconde est un tout petit peu plus avouable et permettez-moi d’y faire droit une demi-seconde. J’ai toujours pensé qu’il fallait, quand on le pouvait, s’occuper de ce dont les autres ne s’occupent pas ou ne s’occupent, en tout cas, pas assez. L’Afghanistan plus que la France parce qu’il n’y a pas grand monde, à l’époque, pour se donner la peine de créer un vrai journal en Afghanistan. Le Pakistan plus que l’Afghanistan parce qu’il y a encore moins de monde, au même moment, pour refaire l’itinéraire de Daniel Pearl, retrouver la piste de ses tueurs et finir l’enquête qu’il avait commencée au moment où on l’a kidnappé. Et puis, plus même que le Pakistan, infiniment plus difficiles d’accès, donc encore moins commentés et, pour moi, encore plus essentiels à traiter, ces terribles monts Nouba, enclavés au cœur du Sud-Soudan, auxquels je suis fier d’avoir, en 2001, dans ma série sur les guerres oubliées, consacré un reportage pour Le Monde. Une petite échelle du Mal, en quelque sorte. Une échelle à mon usage et sans prétention à la vérité. Et une échelle dont les degrés sont indexés sur la plus ou moins grande difficulté, donc utilité, de mon intervention. C’est la seconde règle qui préside à mes choix. Et c’est la seconde raison qui explique qu’on m’ait, jusqu’à présent, peu entendu sur la « question sociale » – j’espère que c’est clair.

Après, vous avancez une affirmation, j’allais dire une thèse – et, là, pardonnez-moi, mais je crains que ce ne soit vous qui ayez tort.

Il n’y a pas tellement de différence, écrivez-vous, entre « la problématique » à l’œuvre chez les « nourrissons dénutris » du Niger et dans les zones de guerre où j’ai pris l’habitude d’aller voir et témoigner ; pas davantage entre les « demandes d’aide alimentaire » dans les « épiceries sociales » de la Croix-Rouge française et dans les « situations de crises alimentaires » qui sévissent au Sahel ; ni, non plus, entre le « sans-abrisme » qui se développe dans tel ou tel pays développé et les « problèmes de logement » posés à ceux qui ont perdu leur toit après un cyclone au Cachemire ; ni, peut-être encore moins, entre la situation de précarité d’un détenu dans une prison française et celle du même détenu, mais au Zimbabwe ; ou entre la femme seule, enfin, « souvent enceinte ou avec un enfant en bas âge » que vous essayez de « rendre autonome » et une femme confrontée aux exactions qui sont la règle dans ce que, pudiquement, vous appelez « d’autres pays ».

Vous affirmez cela, donc. Et, quelques points que je sois prêt à vous rendre quant à la nécessité de ne pas mettre de borne à l’extension du domaine de l’aide humanitaire, quelque autocritique que je sois disposé à faire quant au peu de goût que j’ai eu, jusqu’ici, pour l’action caritative domestique, bref, aussi résolu que je sois à vous suivre dans la tentative de redéfinir les critères d’un activisme authentique dans les frontières de l’Hexagone, je ne peux pas, non, vous laisser dire qu’il n’y aurait « pas de différence » entre ces situations que vous évoquez.

Pour le Niger, passe encore.

Mais les femmes pakistanaises qu’on enterre vivantes, au nom de la Charia, parce qu’elles ont refusé un mariage forcé et dont les bourreaux, ou l’avocat des bourreaux, deviennent, comme cela s’est vu, il y a quelques semaines, à Islamabad, ministres d’un gouvernement en principe plus « libéral » que celui de Musharraf, croyez-vous qu’on puisse les comparer, vraiment, aux femmes battues françaises ?

La situation du détenu au Zimbabwe qui est arrivé là sans procès, sans crime parfois, et qui vit dans des conditions de dénuement telles que tout le monde, à commencer par lui, sait qu’il va mourir là, comme un chien, sans merci ni recours, oublié de tous, sans soins, qu’a-t-elle de commun avec celle du plus maltraité des détenus dans la plus insalubre des prisons françaises ?

La pauvreté elle-même, ses critères, les seuils qui, dans les nations riches, la définissent et à partir desquels il est à la fois urgent et – je vais y venir – moralement légitime d’agir, croyez-vous réellement que tout cela ne soit « pas différent » de ce qui se passe dans les pays où mourir de faim n’est ni un mot, ni une image, mais le destin concret de millions d’hommes, femmes et enfants qui, au sens propre, crèvent de n’avoir rien à manger ni à boire ?

Différence de degré, chaque fois. Donc, comme souvent, de nature. Et cette différence de degré puis de nature, ce passage hégélien de la quantité à la qualité, cette différence essentielle – philosophiquement essentielle – entre la situation d’un SDF et celle d’un déshérité burundais, darfouri ou pakistanais, je crois qu’il est très périlleux de les manquer.

Pourquoi ? Je ne veux pas chercher midi à quatorze heures, cher Mattéi. Ni comparer l’incomparable. Mais rappelez-vous l’époque, non pas exactement du stalinisme, mais du post-stalinisme ou du stalinisme parvenu en son âge défensif. C’était quoi, un stalinien en phase défensive ? Il s’exprimait comment, le stalinien aux abois, en phase terminale et, donc, aux abois ? Eh bien comme ça. C’était quelqu’un qui, littéralement, tenait ce type de discours. « Vous êtes pour les droits de l’homme généralisés ? Vous nous avez dit et répété qu’il n’y avait pas de bons et de mauvais morts, de victimes suspectes et de bourreaux privilégiés ? Eh bien soyez cohérents. Ne venez pas nous dire, dans ce cas, qu’il y a une hiérarchie entre les morts du Goulag et ceux dus à un accident du travail particulièrement spectaculaire dans une usine européenne. Ne venez pas nous parler d’on ne sait quelle exceptionnalité, ou spécificité, ou sommet dans l’horreur, que le totalitarisme incarnerait. Le totalitarisme est juste un cas particulier de la barbarie libérale. C’est juste le capitalisme, parvenu au stade suprême de son développement maléfique et pervers ». Le droits-de-l’hommisme comme dernier rempart du totalitarisme… La vulgate droits de l’homme, le refus de distinguer entre un mort de froid à Paris et un mort de la Kolyma, comme dernière digue de défense rhétorique de la plus grande barbarie… Nous avons connu ce paradoxe, il y a trente ans. Nous avons erré dans cette nuit où toutes les vaches étaient grises et où rien ne permettait plus de spécifier, donc de caractériser, donc de condamner, les régimes concentrationnaires. Alors, attention à ne pas revenir à tout ça au nom des intentions les plus louables. Attention, au nom de la légitime attention requise, et par les SDF parisiens morts de froid, et par tels ouvriers licenciés qui n’ont jamais retrouvé d’emploi et sont venus grossir l’armée de réserve des nouveaux pauvres, de ne pas renouer avec cette sorte de démarche. Vous n’en avez pas besoin. Nous n’en avons pas besoin pour secourir un nouveau pauvre qui sait bien, lui, ce qui le distingue d’un mort- vivant du Zimbabwe ou du Soudan. Et nous paierions l’erreur, si nous y cédions, au prix où se paient, toujours, les erreurs philosophiques : le prix fort de l’aveuglement théorique sur les causes ; sans compter cet autre prix, induit, que sera la confusion des solutions politiques et des remèdes.

Car j’en viens à ce qui semble être, à vos yeux, le problème désormais central, celui que vous regrettez que nous n’ayons pas évoqué plus tôt (et là, de nouveau, je vous rejoins ; et je crois d’ailleurs vous avoir dit, dans ma dernière ou avant- dernière lettre je ne sais plus, que c’est dans l’espoir, moi aussi, de voir ce problème abordé que j’ai accepté le principe de ce dialogue) – j’en viens au problème clef qui est celui de cette nouvelle pauvreté, de cette misère grandissante et même exponentielle que nous voyons se déployer sous nos yeux et que la crise va aggraver, tant aux États-Unis qu’en Europe (trois millions de nouveaux démunis prévus, par l’administration Obama, pour la seule année 2009) : pistes de réflexion, là encore ? d’action ? y a-t-il nouvelle donne et pourquoi ? nouveaux paramètres, et en quoi ? que font les Etats et que peuvent- ils ? que peut une organisation comme la vôtre et que doit-elle croire pour pouvoir agir ? telles sont quelques-unes des questions qui se posent et auxquelles je vous propose, les points précédents étant admis, les embryons de réponse suivants.

Un constat, d’abord. Une fois qu’on a bien dit, et admis, que la situation d’un nouveau pauvre dans une capitale européenne ou à New York et Los Angeles est fondamentalement différente de celle d’un démuni burundais ou darfouri ; une fois qu’on a tracé la ligne de démarcation qui s’impose entre, d’un côté, la déréliction, le désespoir, l’obscénité de la misère, tout ce que vous voudrez, et, de l’autre, la mort annoncée ; une fois, en d’autres termes, qu’on s’est bien prémuni contre le risque de confusion philosophique précédemment pointé et contre, par conséquent, le risque d’erreur sur les politiques et les méthodes – il reste que la situation du nouveau pauvre est, quand même, une situation limite, absolument et radicalement limite, et génératrice, par cela même, d’une expérience sociale sans repères et quasi impensable, j’en suis sûr, pour qui n’y est pas personnellement passé… Être pauvre, au sens moderne, ce n’est plus avoir moins mais n’avoir plus. Ce n’est plus être à telle place dans un paysage structuré autour de ses riches et de ses moins riches, c’est n’avoir plus de place du tout. Ce n’est plus être relégué au bas de l’échelle sociale avec possibilité, sinon de rédemption, du moins de remontée par la vertu d’une lutte sociale ou politique ; c’est être tombé de l’échelle, ne plus être en contact du tout avec l’échelle, c’est avoir renoncé à toute lutte autre que la lutte pour la survie – c’est, comme au Moyen Age, être relégué dans un autre espace, mis au ban. Pire, plus troublant encore, c’est un état qui n’est pas un état économique, issu d’une catastrophe économique, et justiciable d’un traitement lui-même économique (c’est ce que l’on a pensé, en gros, de Napoléon III et son Extinction du paupérisme aux Trente Glorieuses et à leur rêve d’une « nouvelle société » inventant la pierre philosophale capable de liquider, guérir, la pauvreté) ; c’est un état moral, c’est un état de l’âme et de l’esprit, c’est une expérience qui, partie de la misère matérielle, monte aux extrêmes de la misère spirituelle et provoque, chez le sujet, des dégâts intimes, des lésions qui ne sont pas toujours visibles, une ruine de la confiance en soi, une perte du sentiment de l’avenir et du temps, une inaptitude durable à redevenir animal social ou même socialisable (et il faudrait, pour traiter de cette chute, des psychologues autant que des sociologues, des anthropologues autant que des psychologues – et, autant même que des anthropologues, des métaphysiciens sachant scruter cette énigme, ce scandale, constitués par l’existence même de ceux que l’on appelait jadis, et le mot disait bien ce qu’il voulait dire, les gens de rien)… La société française vit, depuis la fin 2005, dans la peur de ses banlieues ; la vérité c’est que le vrai lieu du ban ce n’est pas la banlieue mais la pauvreté (parfois, bien sûr, c’est la même chose). Toutes les sociétés vivent, depuis qu’il y a des sociétés, dans la hantise du lien social qui se défait ; la vérité c’est qu’il s’est déjà défait et que le lieu de cette défection c’est cet espace indécis qui traverse toutes les villes et où les nouveaux « sans feu ni lieu » tracent leurs parcours paradoxaux : l’espace de la (très grande) pauvreté… Ce n’est pas le Zimbabwe ; mais c’est, tout de même, un être-au-monde que j’imagine abominable.

Un autre constat. Face à cette expérience, on assiste, de la part des Etats, à un double mouvement contradictoire. D’un côté, ils prennent acte de la déchirure ; ils tentent, vaille que vaille, de réparer ce qui peut l’être de ce tissu social en passe de craquer ; et c’est, par exemple, ce RSA mis en place, en France, par le gouvernement Fillon et qui, à première vue, va évidemment dans le bon sens, constitue une avancée. Mais, de l’autre, ils sont, avec ces solutions économiques et sociales pures, avec ce traitement uniquement budgétaire d’un drame dont la racine est, je vous le répète, métaphysique, très loin du compte ; et, non contents d’être loin du compte, non contents de ne pas prendre en considération ce que la situation a d’extrême et que je viens d’essayer de vous décrire, non contents de ne rien comprendre à ce que cette tragédie présente de nouveauté dans l’horizon, en tout cas, du rêve et de l’illusion modernes, ils assortissent ce premier geste d’un second – ou, plutôt, d’un double second geste qui l’annule. Primo, ils travaillent à chasser les nouveaux pauvres de notre vie, à les rendre littéralement invisibles et, comme au Moyen Age encore, comme au temps de ce que Foucault appela le Grand Renfermement et dont le stade terminal était l’Hôpital Général, à les reléguer à la périphérie de l’espace habité : c’est le sens des arrêtés municipaux pris depuis l’abolition du délit de vagabondage en 1995 et visant à interdire les centres-villes aux SDF (ces arrêtés de la honte sont, le plus souvent, cassés par la justice administrative mais le fait même que l’on y songe, que l’on en discute, que l’on s’y résolve et que, dans certains cas, ils soient appliqués en dit long sur l’état d’esprit qui a fini par régner). Et, secundo, ils enrobent l’affaire de toute une sauce moralisatrice qui ne devrait pas avoir sa place quand on prétend vouloir s’en tenir à des diagnostics purement économiques mais qui, hélas, est bien présente dans l’insistance, par exemple, à se demander si les chômeurs de longue durée ne seraient pas un peu, beaucoup, passionnément responsables de la précarité dont ils ne sortent plus : c’est tout le sens des discussions qui ont présidé à l’invention du RSA et qui, sous couvert de combler les lacunes des systèmes anciens, revenaient toujours à la même question – comment faire pour que le chômeur ait financièrement intérêt à se remettre au travail ? quel salaire, quelle indemnité, quel jeu de compensations et de retenues, pour l’inciter à revenir dans le circuit ? manière élégante de sous-entendre que l’exclusion est un choix, que l’exclu s’est installé dans la précarité, que les pauvres sont aussi des calculateurs qui ont compris qu’il était plus rentable d’être assisté que de travailler ; et manière, dont je ne dirai certainement pas qu’elle est élégante tant la ficelle me paraît grosse, de les exclure une deuxième fois, de les convaincre d’immoralité après les avoir frappés de précarité, d’en faire des déchets au carré, définitivement perdus pour le lien social – une fois de plus, la distinction médiévale, étudiée par Geremek dans son classique La Potence ou la Pitié, entre bons mendiants (orphelins, infirmes, vieillards, qui accédaient de plein droit à l’« hospitalitas » des Églises et des Etats naissants) et mauvais (hommes valides mais paresseux, responsables de leur vagabondage et justiciables, non de la même gracieuse « hospitalitas », mais d’une « liberalitas » dont la caractéristique est d’être vague, fragile, révocable à tout instant). Inacceptable, naturellement. L’image même de la régression. Cela même à quoi une ONG – la vôtre, les autres – se doit de résister.

Alors, face à ces constats, quelles pistes ? J’en vois, pour ma part, trois – que je déduis, strictement, de ce qui précède et que je vous résume en quelques mots.

D’abord rendre visible ce que l’on tente, à toute force, de rendre invisible. Cachez ces pauvres que je ne saurais voir ? Nourrissez-les, financez-les, mais cachez-les ? Eh bien non, justement. Je les montre, au contraire. Je retourne comme un gant cet envers qu’ils sont de la société. Je les laisse au centre des villes. Je les sors de l’ombre où ils végétaient. Je commandite des études, des enquêtes ou, mieux, qui sait ? des œuvres, dont ils seront le sujet et qui obligeront à les regarder en face. Vous connaissez le cas de James Agee partant, en 1936, à la demande d’un magazine, s’immerger, en compagnie du photographe Walker Evans, au sein de trois familles de métayers de l’Alabama ? Il en rapporta, après six semaines, l’admirable Louons maintenant les grands hommes qui est le grand document, non seulement sur la crise, mais sur la première génération de nouveaux pauvres du XXe siècle. J’imagine la Croix- Rouge répéter le geste de ce magazine (il me semble que c’était Life). Je la vois bien commanditer, trois quarts de siècle plus tard, et en France, une opération du même type que cette opération Agee. Je vous vois bien commissionner un Raymond Depardon pour que, flanqué d’un journaliste, il nous rapporte une image forte de cette vraie France d’en bas et de ses drames tus. Ce serait un beau geste. Ce serait un grand pas. Et il servirait, ce pas, à deux choses. Troubler, d’abord, le sommeil des braves gens qui, à mon sens, dorment trop bien et n’ont pas l’air, moi y compris, de prendre la mesure de la détresse à leur porte. Et faire en sorte que les intéressés n’aient plus le sentiment d’être ces laissés-pour-compte définitifs, ces rebuts, cette part inavouable et maudite, ce trou noir, encore une fois ces déchets, qu’ils sont de plus en plus clairement. Affaire de représentation, sans doute. Juste de représentation. Mais rien n’est plus important, dans une histoire comme celle-là, que de commencer par représenter avec probité.

Ensuite renverser, transvaluer, le discours moralisateur tenu autour de cette affaire et qui consiste, je le répète, à opposer les bons pauvres, les méritants, les qui cherchent sérieusement un emploi, qui le trouvent, qui se donnent du mal pour cela – et, en face, les fainéants, les parasites, les qui profitent du système, qui ne songent qu’à vivre à nos crochets et qui sont en dette, par conséquent, vis- à-vis de la société qui consent à les nourrir : « qu’ils nous lâchent, ceux-là ! grognent les moralisateurs, qu’ils ne viennent pas, en plus, nous réclamer des droits – à commencer par le droit à la dignité ! » Dette… Dette… Vous avez dit dette ? Eh bien non, justement. Pas de dette. Ou alors oui, si l’on y tient, mais en un sens rigoureusement inverse. Non pas la dette des « profiteurs » à l’endroit de la société qu’ils cannibalisent et qui les tolère. Mais la dette de la société à l’endroit de ces pauvres, de tous ces pauvres, que le système a produits et dont il faudra bien, d’une manière ou d’une autre, qu’il accepte de prendre en compte la souffrance. Non qu’il l’ait fait exprès, le système. Non qu’une intention maligne ait, comme dans le grand récit marxiste, présidé à la paupérisation. Mais qu’une mécanique ait fait cela, qu’un concours de forces et de circonstances ait divisé la société d’avec elle-même et ait rejeté aux marges certains de ses membres, voilà qui est probable et qui, même si l’on n’en est pas certain, doit être cru, j’allais presque dire parié, si l’on ne veut pas ajouter le malheur au malheur et la stigmatisation morale à la déchéance matérielle et physique. C’est très simple, vous savez. Ou bien les pauvres sont coupables ou, tout au moins, responsables de leur misère ; on leur applique le nouveau grand motif – après le grand récit, le grand motif… – qui exige des gens qu’ils se prennent en main, qu’ils comptent sur leurs forces propres, qu’ils cessent de toujours incriminer le grand méchant Autre qu’est l’Etat, bref, qu’ils s’en veuillent d’abord à eux-mêmes de la misère qui les accable ; et alors, je vous le dis tout net, cela sera vécu comme une stigmatisation redoublée, une mise au ban rejouée – et ces hommes et femmes, perdant le peu d’estime de soi qui leur restait, perdront leur dernière chance d’être, un jour, réintégrés. Ou bien c’est nous qui sommes coupables ou, au moins, responsables ; nous acceptons de prendre notre part du désastre qui s’est produit ; nous nous sentons comptables, vraiment comptables, de ce pan d’humanité qui, par la faute d’une mécanique qui a fait notre prospérité, a sombré dans le néant social ; et alors nous rendons aux nouveaux pauvres ce minimum de confiance (en soi et en l’humanité) sans lequel il n’y a de futur pour personne – et, sur cette image de soi et des hommes, sur cette dignité retrouvée jusque dans le malheur extrême, pourra peut-être se reconstruire, un jour, un commencement d’identité citoyenne. L’aide, dans ce cas, n’est plus une grâce mais un dû. Un cadeau mais un devoir. C’est un acte, non de charité mais de justice. Et, pour penser cela, pour penser cette dette absolue, sans expropriation préalable ni vraie cause, pour penser cette dette inconditionnée, indiscutée et qui ne s’embarrasse pas de cas particuliers, il faudrait un nouveau Levinas.

Et puis, troisièmement, il faut des moyens. Là, cher Mattéi, je n’ai plus trop de compétence. Et ce serait à vous, si le temps ne nous était compté, de prendre le relais – ce sera à vous, de fait, et dans les faits, de prendre le relais et d’avancer. Car la vérité est que le problème est en train de devenir colossal. Je me rappelle les théoriciens qui, dans ma jeunesse, croyaient en une société qui éliminerait, un jour, la pauvreté. Je me rappelle ceux qui, plus réalistes, objectaient, comme dans le Deutéronome, que jamais la pauvreté ne disparaîtra de la surface de la terre – mais qu’au moins pouvons-nous compter sur une sorte de taux-plancher qui ne bouge jamais beaucoup et que l’on évaluait alors, dans la pire des hypothèses, à 10 ou 15 % d’une population active. Aujourd’hui, le temps a passé. La crise, la plus grave que nous ayons connue depuis 1929, est passée, aussi, par là. Et nul ne se hasarderait plus à tabler – ni en France ni, je crois, ailleurs – sur quelque taux-plancher que ce soit. 15 %, vraiment ? 20 ? Davantage ? Personne, aujourd’hui, n’en sait plus rien. Chacun, ou presque, se sent menacé. Pas une vie, ou presque, qui ne se sache guettée par cette déroute qu’est la très grande misère. Il y a là une situation nouvelle. Et, face à cette situation nouvelle, face à ces millions de nouveaux pauvres supplémentaires que risque de compter l’Europe et face à cette exigence nouvelle, surtout, de les secourir inconditionnellement, fraternellement et sans compter, il est clair qu’il faudra des outils d’intervention sans commune mesure avec ceux que supposait la lutte contre la pauvreté en temps de paix. Qui les apportera, ces moyens ? L’Etat ? Les collectivités territoriales ? La Croix-Rouge ? Les autres associations ? Les Enfants de Don Quichotte ? Les Restos du cœur ? Je me souviens de Coluche inventant, quelques mois avant de mourir, cette grande institution que sont les Restos du cœur. Je me souviens du « mec » qui aimait dire aux imbéciles qu’il n’était pas un « nouveau riche » mais un « ancien pauvre » et que, de cet ancien pauvre, il restait le contemporain. Je me souviens de sa salopette façon Emmaüs. Je me souviens de son idée géniale d’une grande cantine pour tous où tous seraient traités avec honneur et comptés parmi les humains. Je me souviens de sa façon de dire, encore, que le problème, pour un pauvre, ce n’est pas seulement de s’assurer qu’il a quelqu’un sur qui compter mais que lui, le pauvre, compte aussi pour des quelqu’uns et qu’il n’est plus cet être minuscule et dérisoire, ce vermisseau, ce corps infime et cette âme exsangue, dont on trouve tant d’exemplaires dans le moderne Hôpital Général qui fait si bon ménage avec la moderne Charité. Et, me souvenant de tout cela, je songe que ce qu’il nous faut là, ce qui manque le plus cruellement mais qui, on ne sait jamais, finira peut-être par surgir en mémoire et dans l’urgence, ce n’est plus ni un Agee, ni un Levinas, mais bel et bien un nouveau Coluche.


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