Ainsi, Srebrenica est tombée. Et l’on hésite, face à ce nouveau désastre, entre la colère, l’humiliation, la honte – ou le désir, amer, de dresser un premier bilan.

Une idée de l’Europe est morte en Bosnie. Nous l’avons dit, en effet, ici. Nous n’avons cessé de le dire. La Bosnie ce n’était pas seulement un Etat. Ni un pays. Ni même des hommes. C’était aussi une idée. Ou, si l’on préfère, une culture. Et ce qu’elle disait, cette culture, c’est que l’on pouvait être serbe, croate, juif, musulman, que l’on pouvait appartenir à des « ethnies » ou « nationalités » différentes – et former, depuis des siècles, une communauté plutôt réussie. Eh bien cette idée est morte. Quoi qu’il advienne, elle est morte. Il en restera des vestiges, sans doute. Ou des témoins, pour se souvenir. Il demeurera des hommes pour en nourrir la nostalgie comme, hier, celle du Liban, ou de la Vienne des Habsbourg, ou du mythique califat de Cordoue. Mais la Bosnie vivante, la vraie, la grande Bosnie cosmopolite – cette Bosnie dont on disait qu’elle était, à elle seule, une petite Yougoslavie et le modèle de ce que pourrait devenir une Europe affranchie de la folie tribale ou chauvine – cette Bosnie-là a cessé d’exister et ne ressuscitera plus. Ne dit-on pas que dans la plus favorable des hypothèses, si les Serbes finissaient par plier et entendre la voix de la raison, ce serait pour ratifier un plan – le plan dit « Vance-Owen » – qui, découpant le pays en autant de provinces homogènes, entérinerait le principe même de l’infâme nettoyage ethnique ?

Cette idée bosniaque, donc européenne, est morte avec l’assentiment, pire : la complicité, des démocrates européens. Ils savaient, en effet, ces démocrates. Ils avaient, au jour le jour, les images et informations. Or, non seulement ils n’ont pas bougé, non seulement ils n’ont pas adressé ne fût-ce qu’un message ou un signal aux agresseurs – mais ils ont accumulé faux pas, lapsus et malentendus qui semblaient faits pour avertir : « bien entendu, on ne fera rien »… L’autre semaine encore, cette comédie des Awacs, Mirage et autres F18 surveillant le ciel de Bosnie quand c’est au sol que tout se jouait. Ou ces inénarrables séances du Conseil de sécurité d’où l’on sortait en grondant que l’on allait aggraver les sanctions, mais seulement « dans quinze jours » – message que les intéressés traduisirent : « nous avons quinze jours pour achever le nettoyage ». Et puis l’absurdité enfin de cet « humanitaire d’Etat » dont la tragédie bosniaque signe la faillite : on m’a souvent reproché la formule « des couvertures dont on fait des linceuls » ; que disent-ils aujourd’hui, les censeurs, de ces camions et hélicoptères onusiens réduits à jouer les transporteurs de la purification ethnique ? que disent-ils de cette Organisation des Nations unies réduite à mettre ses moyens au service des assassins quand, après la canonnade, après que la résistance de Srebrenica a été noyée dans le sang, on évacue les survivants ?

L’explication. On a parlé d’« esprit munichois » – ce qui est juste, mais n’explique rien. On a dit : « peur des Russes et de Eltsine » – ce qui est probable, mais un peu court. On a expliqué que nous craignions « la guerre, l’embrasement généralisé » – ce qui n’a pas grand sens, attendu que nul n’a jamais réclamé l’envoi du contingent dans l’ex-Yougoslavie. Non. Le pire, le plus terrible, c’est qu’il y avait, à tant de lâcheté, une explication encore plus simple – à savoir que les Occidentaux, tout bien pesé, et au plus profond d’eux-mêmes, n’étaient pas loin de souscrire au principe des analyses des partisans de la grande Serbie. Oh ! Ils les trouvaient brutales, sans doute. Désagréablement barbares et sanguinaires. Mais que cette zone des Balkans soit une zone dangereuse et complexe, que ce soit la poudrière de l’Europe et la source de conflits jamais épuisés, qu’il faille y mettre un peu d’ordre et en séparer les populations, voilà des poncifs qui, depuis des décennies, tenaient lieu de doctrine à nos Norpois. On pouvait penser – et c’était notre cas – qu’avec leur cosmopolitisme et leur diversité réglés, ces Balkans étaient le rêve de l’Europe ; on pouvait estimer – et ce fut le leur – que c’était son cauchemar. On pouvait dire : cet entrelacement, cette impureté des origines sont un modèle dont il faudrait s’inspirer ; on pouvait croire – et c’est ce qu’ils firent – que c’était un antimodèle et que nous ne perdrions rien, au contraire, à voir cet antimodèle effacé. Bref tout se passe comme si, en désaccord avec le style des méthodes Milosevic, les chancelleries occidentales lui avaient secrètement su gré de leur livrer un XXIe siècle débarrassé de l’empoisonnante « question des Balkans » – et ce n’est pas l’aspect le moins accablant, le moins révoltant, de toute l’affaire.

Ce qui peut être sauvé – et si quelque chose peut encore l’être ? A l’heure où j’écris ces lignes, je vois trois idées simples qui, à défaut de relever la Bosnie, constitueraient un ultime sursaut.

La première : retirer nos Casques bleus ; les retirer même de toute urgence ; car ce sont des soldats courageux, certes, qui remplissent leur mission dans des conditions de risque inouï ; mais, outre que cette mission est devenue vaine, outre qu’ils sont réduits à ce rôle humiliant de supplétifs de la purification ethnique, ils sont devenus la cible des milices, donc leurs otages, et donc le maître argument des partisans de la non-intervention.

La seconde : adresser enfin, pour la première fois, un message dissuasif aux Serbes. Il peut être, ce message : « attention ! ne touchez pas au Kosovo ! il y a là une ligne rouge que nous vous interdisons de franchir » ; c’est, peu ou prou, depuis quelques semaines, ce que nous disent les responsables occidentaux et c’est une façon d’avouer : primo que la fermeté est possible, secundo qu’elle ne concerne pas la Bosnie, définitivement passée aux profits et pertes du nouvel ordre mondial. Mais il pourrait être, aussi bien : « Srebrenica est morte ; mais il reste Tuzla, Zupa, Bihac, Goradze, Sarajevo ; il reste ces dernières villes héroïques, assiégées depuis un an et qui, si nous ne faisons rien, tomberont très vite elles aussi ; c’est là qu’est le symbole ; là qu’est la ligne rouge » – discours qui, convenons-en, ne serait pas plus difficile à tenir que l’autre et qui, s’il était tenu, sanctuariserait une ultime Bosnie, un réduit, un lambeau – ce « reste » qui, dans la Bible, revient après le cataclysme et en est la « part bénie ».

La troisième enfin : donner à ces derniers Bosniaques, à défaut des « bombardements sélectifs » que nous réclamons depuis un an, les moyens de se défendre. « Ce serait ajouter la guerre à la guerre, dit-on… Contribuer à l’embrasement… » Il était juste, à ce compte, de laisser mourir le ghetto de Varsovie. Il ne fallait pas, surtout pas, livrer d’armes à l’Espagne en 1936. Il ne faudrait jamais, au grand jamais, secourir la moindre victime, de peur, en la remettant debout, d’alimenter la guerre et d’exciter le bourreau. On nous pardonnera, ici, d’avoir une autre idée de la justice et du droit. On nous permettra de considérer – de continuer de considérer – qu’il n’y a pas de devoir plus urgent, pour la communauté internationale, que d’armer ces hommes et ces femmes qui, en jouant leur propre vie, portent une part de notre destin. Se dérobera-t-on une fois encore ? Reviendra-t-il à d’autres de faire le travail des Etats ? Des armes pour la Bosnie – tel est, désormais, l’impératif.


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