L’idée de l’exposition est née d’une conversation entre Bernard-Henri Lévy et Olivier Kaeppelin, responsable de la Fondation Maeght. Pourquoi ne pas retracer sur cimaises une histoire subjective des rapports entre l’art et la philosophie ? Il flottait au-dessus de ce projet une grande ombre tutélaire : en 1973, Malraux lui-même avait orchestré à la Fondation Maeght une exposition sur son musée imaginaire. Comment ne pas rêver de l’auteur de L’espoir et des Voix du silence au moment où l’on s’engage pour la résistance libyenne entre Misrata et Benghazi ? Il y a le sillon Malraux, certes, mais aussi l’antécédent des maîtres penseurs de la génération structuraliste : Lévi-Strauss a écrit sur Max Ernst, Foucault sur Magritte, Deleuze sur Bacon, Derrida sur Adami et Barthes sur Twombly. En héritier des années 70, BHL le sait.
L’intellectuel total
C’est l’étrange marelle de cet irrégulier. L’ancien élève d’Althusser n’a cessé depuis quarante ans de sculpter en zigzag la statue aléatoire de ce rêve français : l’intellectuel total. Ce normalien aux allures de Solal est le synthétiseur lyrique d’un crépuscule repoussé. Oui, on peut ressusciter sur une scène siphonnée par les incultures et les amnésies modernes le grand jeu du savoir aux prises avec l’Histoire. Être romancier, essayiste, auteur de théâtre et de cinéma, passer de l’idéologie française au vertige américain, du Talmud à Massoud, de Baudelaire à Daniel Pearl et, pourquoi pas, marabouter un président français pour qu’il envoie ses Rafale fixer au sol les chars d’un dictateur abject.
Évidemment, tout ce qui dépasse dérange. Comme Bernard-Henri Lévy met de la rhétorique 1930 dans une époque d’aphasie cathodique et de la fougue narcissique dans des causes exposées, il est devenu une cible. Le personnage irrite, hystérise, se fait banderiller par l’époque comme un taureau de caste lâché dans le toril médiatique. Une nouvelle faena ? Après les shrapnells de Cyrénaïque, les monochromes ténébreux de Pierre Soulages ? Tel est son labyrinthe, son karma, sa façon de se jeter sur l’épée. Et pourquoi pas ? Art et philosophie, a donc réfléchi BHL. Pour lui, ce n’est pas une question de beauté, mais de vérité. En même temps qu’il préparait comme commissaire cette exposition, il a donc rédigé ce nouvel ouvrage, intitulé Les aventures de la vérité.
Dialogue des siècles
Un parcours en six stations ouvre le livre, thématisant les sections de l’accrochage à venir. On y verra comment l’iconoclasme antique – Platon ou Tertullien – puis les proscriptions du judaïsme et de l’islam bannissaient icônes et peintures. Comment la malédiction platonicienne fut levée par la figuration catholique. Comment la peinture devint le relais du Dieu mort en même temps qu’une somme de la philosophie universelle. Avant que Nietzsche s’émancipe de la métaphysique pour affirmer l’art comme anti-ontologie, raison et déraison de lui-même. Pour arriver enfin à ces iconoclastes modernes et paradoxaux qui produisent de l’art en l’annulant par la dérision et la pensée du rien, dans le sillage de Duchamp et Warhol.
Au cœur du livre, Lévy a placé les pages d’un journal tenu entre 2011 et 2013, la naissance d’une exposition, le « making of », la quête concrète des tableaux dont il sollicite ou espère le prêt. À l’ombre des grands morts, c’est une galerie de vivants. Bien sûr, il va voir Larry Gagosian et les augures de la profession. Parfois à son corps défendant, l’auteur devient expert en conditions de transport, caisses scellées et polices d’assurances. Il y a des visites intenses ou cocasses dans les ateliers d’Anselm Kiefer, Marina Abramovic, Miquel Barcelo. Lévy se fait peintre de peintres.
Autoportrait ?
Voyez Jeff Koons tapotant sur son iPhone, le « corps à la Norman Mailer » de Daniel Buren, l’implantation de cheveux de Gérard Garouste qui « rappelle celle d’Althusser ». Une logique de pensée fait le piquant d’un accrochage rêvé, et bientôt réalisé à la Fondation Maeght, un Murillo à côté d’un Picabia, un Rubens non loin d’un Paul Klee, un Cranach en flirt avec un Basquiat.
Un livre, c’est une signature. Une exposition, c’est un combat. Ici, on partage le vitalisme picaresque d’un individu qui trimballe en Learjet des leaders anti-Kadhafi tout en traquant un De Chirico à Genève ou un Memling à Washington. C’est le genre d’homme à rencontrer Hillary Clinton en songeant à Piero della Francesca. Vivre en état de guerre est sa chose, pourrait-on penser. En même temps, les fracas d’un printemps arabe masquent les moirures d’une saison intérieure. Il y a chez Lévy un côté Henry James, une image dans le tapis, les Rosebud d’une âme cryptée, des anamnèses et des bifurcations. Voyez comment surgissent soudain au long de cette quête picturale – un jour une « Cène » de Philippe de Champaigne, le lendemain un parapluie de Magritte – tel portrait inattendu de Jean-Louis Trintignant, la figure de sa sœur convertie au catholicisme ou un souvenir de Lucien Bodard.
Le diariste Lévy écrit sur la peinture et l’on songe soudain à un cinéaste. Comme si flottait sur ces errances de galeriste corsaire l’ombre de quelques grands films wellesiens qui sont recherche et meurtre de l’origine – l’enfance de Citizen Kane, le passé mystérieux de Gregory Arkadin. Scénario de quête et autoportrait ? Lévy sait que l’on s’approche de soi-même en s’en remettant à plus grand que soi. Ici, la peinture est tutrice. Comme si l’exposition de la Fondation Maeght était le Photomaton précaire d’une identité plurielle, l’exploration par la fulgurance picturale des préférences secrètes d’un homme. Cette identité est tour à tour affirmée, dissoute, rassemblée, fragmentée. Mais un miroir brisé réfléchit toujours. On nous en livre ici les fascinants éclats.
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