OLIVIER JAY : Certains lecteurs de votre livre L’Idéologie française, sur les racines de Vichy, n’ont pas compris que vous souteniez Benoît XVI et Pie XII dans une de vos dernières chroniques du Point

BERNARD-HENRI LÉVY : Eh bien, c’est qu’ils m’avaient mal lu. L’Idéologie française était une critique du maurrassisme et du paganisme, pas du christianisme. Alors, Benoît XVI, je tente de le lire avec attention. Et, sur les relations judéo-chrétiennes, les procès d’intention systématiques qui lui sont faits sont juste incompréhensibles : outre qu’il met le débat à un niveau intellectuel élevé, il se situe dans la continuité totale de son prédécesseur, Jean-Paul II ! Quant à Pie XII, je demande simplement qu’on s’en tienne aux faits. Le fait est que, contrairement à ce que répètent en boucle les crétins, la plupart des archives sont ouvertes et consultables. Le fait est que, dans le silence assourdissant du monde entier sur la Shoah, il a été plutôt le moins silencieux de tous. Le fait est qu’il a, sans avions ni canons, plus dit et plus fait que Churchill, Roosevelt et de Gaulle réunis. Bien sûr qu’il aurait pu dire et faire davantage. Tout le monde peut toujours dire et faire davantage. Mais le présenter comme le « pape d’Hitler », broder inlassablement sur ce fameux « silence de Pie XII » est absurde et assez dégueulasse.

Vous êtes un défenseur des relations judéo-chrétiennes…

J’ai écrit en 1981, à propos de Solidarnosc, un article qui s’appelait « Nous sommes tous des catholiques polonais ». Et, dès Le Testament de Dieu, qui fut, en 1979, le livre de ma célébration du judaïsme, j’ai pensé qu’il y avait « cause commune » entre le judaïsme et le christianisme, en particulier dans la lutte contre les totalitarismes.

D’où vous est venue cette conviction ?

Quelques rencontres fortes. Maurice Clavel, ce grand converti catholique dont j’ai été l’éditeur. Et, surtout, Emmanuel Lévinas, rencontré après La Barbarie à visage humain. Au fond, et sur ce registre, il y a eu deux événements décisifs. Du côté catholique, Vatican II : les juifs ne sont plus des pères dans la foi mais des frères – les évêques disent des « frères aînés » – et cela change évidemment tout puisqu’un père est destiné à mourir alors que vous grandissez avec un frère. Et du côté juif, le rayonnement, de plus en plus intense, de la pensée de Franz Rosenzweig, l’auteur de L’Etoile de la rédemption, le maître à penser de Lévinas et celui qui dit, en gros, qu’il y a deux chemins d’accès à la vérité, pas un, deux – à nouveau une révolution copernicienne ! Donc, le dialogue.

Sur quoi doit-il porter ?

Aujourd’hui, à quelques exceptions résiduelles près, l’antisémitisme dominant n’est plus d’origine catholique – la période de « repentance » est passée par là… Du coup, le moment est venu d’engager et d’explorer contradictoirement, et sur le fond, ces deux voies d’accès à la vérité : l’amour, la philosophie de l’Histoire, le rapport au monde et à la chair…

Vous ne parlez pas de la foi : peut-on dialoguer en mettant Dieu de côté ?

C’est mon ami Benny Lévy, qui, un jour où je lui disais « mais je n’ai pas la foi… », m’avait répondu en s’esclaffant : « Comme si c’était la question ! » Et je crois, en effet, que c’est vrai. D’abord parce que l’expérience juive fondamentale est celle de l’absence de Dieu plus que de sa présence – relisez Jérémie ou Michée. Et puis parce que la grande Histoire, pour un juif, c’est quand même le rapport à l’autre, aux choses, au monde – pour le dire dans la langue de la philosophie : moins l’Un que le Multiple.

Oui, mais c’est aussi un rapport à Dieu qui fonde le judaïsme, Dieu qui transmet la Loi…

Plus encore que la Loi, c’est le Talmud qui fonde le judaïsme. Or qu’est-ce que le Talmud ? Un livre immense, un livre-fleuve, un livre vivant qui parle à tout juif des problèmes très concrets de la vie de tous les jours : le désir, le prochain, comment se conduire avec droiture, etc. Or, cette parole-là peut se recevoir sans la foi ni le sacré. Sur le sacré, d’ailleurs, souvenez-vous d’Isaïe : « Garde-nous des bosquets sacrés »… Non. On ne sort pas de là : pour un juif, s’il faut absolument choisir, il vaut mieux un savant qui doute à un simple qui croit.

Voilà une divergence fondamentale avec le christianisme…

Bien sûr. Un Bernanos, par exemple, n’aurait pas pu être juif !

Vous lisez le Talmud ?

Mal, car je ne le lis pas en hébreu. Mais, oui, tout de même. Et depuis, maintenant, près de trente ans.

Mais vous ne croyez pas en Dieu ?

Non, non. Je vous le répète : la question comme telle ne se pose pas pour moi. Je le dis sans jubilation ni tristesse. C’est ainsi. Et je pense que cela ne bougera plus.

Qu’en savez-vous ?

J’ai opéré mon retour au judaïsme à 30 ans. Je ne vois pas de retour sur ce retour !

Et le retour vers Israël, l’alya ?

Ça, ce n’est pas impossible. Je ne l’envisage pas. Mais ce n’est pas impensable.

Autre divergence avec le christianisme, l’opposition entre le spirituel et le matériel…

C’est le christianisme qui les oppose. Pour le judaïsme, le spirituel et le matériel sont enchâssés.

C’est aussi une autre lecture politique. Jean-Paul II, qui avait combattu le communisme, a critiqué le libéralisme qui lui a succédé.

Oui, voilà un point de désaccord. Les régimes totalitaires, c’est la pensée imposée, les livres brûlés, les libres-penseurs et les pasteurs exterminés. Or, des régimes libéraux marchands, vous pouvez dire ce que vous voudrez, ils laissent la possibilité de s’exprimer librement, de se séparer de la communauté, de lire des livres. Je ne dis pas que chacun le fasse, bien sûr. Et je préfère celui qui lit Cervantès à celui qui se nourrit de télé-réalité. Mais bon, c’est un choix librement consenti. Et, même dans les temps obscurs, même quand le nihilisme règne, la possibilité d’élévation des consciences existe.

Le nihilisme ?

Notre ahurissante accoutumance au Mal. C’est l’une des constantes de mon travail et de ma vie : attirer l’attention de mes contemporains sur les massacres des innocents, où qu’ils soient. Or, le monde n’a jamais été si indifférent à ces massacres, si indifférent à la cruauté, si insensible à la question même du Mal.

Pourquoi ?

Là, pour le coup, c’est sans doute l’effet ultime de cette fameuse mort de Dieu diagnostiquée par Nietzsche puis Heidegger. Jusqu’alors, la question du Mal structurait l’espace intellectuel. Comme disait, encore lui, Lévinas, Dieu, c’était l’interdiction de tuer. On a tué au nom de Dieu, bien sûr. Mais Dieu était, tout de même, ce qui disait l’inviolabilité du sujet – et le scandale de cette inviolabilité déniée.

Que faudrait-il pour que cette question revienne au centre ?

Je me le demande chaque jour. Depuis le Bangladesh dans ma jeunesse, depuis la Bosnie, il y a quinze ans, au Darfour ou ailleurs, pas un jour où je ne me le demande.

C’est le choc des civilisations ?

On peut dire cela, oui. Le choc entre ceux pour qui le Mal est un scandale et ceux pour qui il est une évidence, une part de l’ordre du monde.

L’islam ?

Prenez la séquence historique qui commence avec la révolution iranienne, qui se continue avec les massacres islamistes en Algérie, puis la montée d’Al-Qaida et, maintenant, la question pakistanaise. Vous avez là les signes d’une vraie guerre, non pas entre l’Occident et l’Islam, mais entre deux figures de l’islam. L’islam des Lumières contre l’islam fondamentaliste. L’islam démocratique contre l’islam intégriste. Les héritiers du commandant Massoud et ceux des talibans. Qui l’emportera ? Peut-être suis-je un incorrigible optimiste. Mais je crois que l’islamisme radical sera vaincu. Je crois que l’islam deviendra cette religion de miséricorde et de paix qu’il est aussi. A une condition, bien sûr : que tous les démocrates du monde prennent la mesure de l’enjeu et, partout où ils sont en première ligne, prêtent main-forte aux musulmans modérés. C’est ce que nous fîmes, après tout, avec les dissidents d’Europe centrale et orientale. Eh bien, il faudrait faire la même chose, retrouver les mêmes protocoles et procédures d’intervention, pour ces nouveaux dissidents que sont ceux qui, en Iran, en Afghanistan, ailleurs, ont choisi la liberté.


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