LA LIBRE BELGIQUE : Pensez-vous que l’évolution institutionnelle de la Belgique pourrait aboutir à un scénario à la Tchèque, à une dislocation ? Quelles en seraient les conséquences sur l’Europe ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oui, bien sûr, c’est imaginable. Regardez l’ex-Yougoslavie. Ce n’est évidemment pas comparable et cela ne prendra jamais cette tournure-là en Belgique. Mais qui, dans les années 80, aurait pu deviner ce qui allait se passer en Bosnie ? Eh bien qu’une communauté nationale se disloque, fût-ce pacifiquement, est tout à fait concevable. Maintenant serait-ce un drame ? Oui, bien sûr. Quand, comme moi, on aime la Belgique, on ne peut pas envisager cette hypothèse de gaieté de cœur. Mais en même temps… Je suis un Européen convaincu. L’horizon dans lequel nous allons tous vivre dorénavant – que nous soyons Belges, Italiens, Français, Espagnols – c’est l’horizon de l’Europe. Et si la Belgique devait se disloquer, si les deux Nations issues de cette dislocation devaient, à partir de leur identité redéfinie, mieux prendre leur place dans l’ensemble européen, pourquoi pas ?
Sera-t-on capable de constituer, à l’échelle des défis de demain, face aux Chinois, face aux Américains, face aux problèmes écologiques vitaux, un vrai géant économique, avec un modèle social plus humain que sur d’autres continents ?
Oui, si on est capable de dépasser les cadres nationaux. Et je le dis non seulement pour la Belgique mais aussi pour la France : n’oubliez pas que j’ai écrit, il y a 25 ans, un livre qui s’appelle L’idéologie française où je disais déjà, au fond, que j’étais un Européen d’origine française ! Vous serez peut-être demain des Européens d’origine wallonne et d’autres des Européens d’origine flamande. Et alors ?
Aurait-on tort de vouloir maintenir une Belgique unie ?
Non. Mais, si cela ne marchait pas, on aurait tort d’en faire un drame. Je suis, je vous le répète, un anti-nationaliste convaincu. Les Nations appartiennent au passé. Elles ont entraîné le monde dans trop de désastres sans nom. Donc, oui, oui et ou : le cadre national doit être dépassé. Et si, demain, les Belges francophones se sentaient davantage d’affinités culturelles avec la France qu’avec la Flandre et en tiraient des conséquences institutionnelles, je ne vois pas en quoi ce serait une catastrophe. Les identités collectives, vous savez, c’est comme les identités personnelles : elles sont mouvantes, elles ne sont pas figées. La Belgique, comme d’autres (petits) pays européens, apparaît très vulnérable sur le plan économique en période de crise. De grandes multinationales (General Motors, ArcelorMitall, AB Inbev…) y font la pluie et le beau temps.
Les Etats sont-ils devenus complètement impuissants ?
Oui, parfois. Et c’est pourquoi il ne faut certainement pas déserter la scène du mondialisme mais, au contraire, l’occuper et la réinventer en imposant de nouvelles règles transnationales. La Belgique ou la France n’ont plus les instruments pour empêcher les choix stratégiques des grandes entreprises de taille mondiale. Or ne nous leurrons pas. Le vrai combat pour notre génération et les suivantes, c’est ce combat sur les nouvelles règles internationales. Ce n’est pas simple, mais c’est l’impératif absolu.
En attendant, les dégâts sociaux sont considérables…
C’est davantage que des dégâts sociaux. Ce sont des groupes entiers d’hommes et de femmes qui se sentent anéantis, inutiles à la communauté, comptant pour rien. Alors on peut (et il faut) évidemment les aider en leur octroyant des allocations et en les assistant. Mais le plus dramatique, c’est ce sentiment de compter pour rien, d’être jeté comme une vieille machine obsolète. J’imagine que cela doit être l’un des sentiments les plus terribles pour un être humain, et qui peut pousser au désespoir.
Dans De la guerre en philosophie, vous évoquez les recherches sur Kant de Jean-Baptiste Botul, qui aurait démontré que Kant était un esprit de pure apparence. Il s’est avéré que Botul n’a jamais existé et que celui qui signe sous sa plume, ce qui s’apparente à un canular, est un chroniqueur du Canard Enchaîné, Frédéric Pagès. Comment avez-vous pu vous laisser piéger ?
Il n’y a pas de « piège ». Il y a juste un bon livre signé par Monsieur X alors que l’écrivain s’appelait Monsieur Y. J’ai lu, sous la plume de la grande justicière qui se répand depuis deux jours dans tous les journaux, qu’elle a découvert toute seule, comme une grande, l’abominable pot-aux-roses, qu’il m’aurait suffi d’un clic sur Wikipédia pour me rendre compte de la supercherie. Le problème, c’est que je ne clique pas sur Wikipédia pour me renseigner sur les livres que je lis. Je les lis. Et, quand ils sont bons, je m’en réjouis et je les cite. Là, c’est le cas. Ce livre sur Kant, qu’il soit signé de Botul ou de Pagès, peu importe. C’est un livre qui dit des choses justes sur Kant. Et si toute cette affaire, la surexploitation qu’en fait son éditeur, ont pour résultat de mieux le faire connaître et de le faire lire, eh bien je m’en réjouis – de bon cœur, je m’en réjouis.
Vous avez récemment pris position en faveur du pape Pie XII dans un climat où le ton est plutôt à stigmatiser son attitude vis-à-vis des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Oui. Le problème, ce n’est même pas Pie XII. C’est la vérité. Et cette bêtise en boucle qui tourne du soir au matin et qui consiste à répéter que Pie XII fut le pape d’Hitler ; qu’il y a eu un collaborateur des nazis dans ces années et que ce fut lui ; et que ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les archives du Vatican sont restées fermées aux historiens. Le malheur, c’est que ce n’est pas vrai. Les archives de la Secrétairerie d’Etat concernant cette affaire ont été publiées par le père Blet. Et, quand on y regarde de près, on découvre que Pie XII aurait, certes, pu en faire plus ; mais que, dans un monde où personne n’a rien fait du tout, où personne n’a rien dit, où le silence a été la règle, c’est encore lui qui en a le plus dit et même fait. J’ajoute que, de tous les « chefs d’Etat » de l’époque, il était a le plus vulnérable, car encerclé par les fascistes italiens ; le plus démuni, car n’ayant ni armée, ni avions, ni canons. Je vous signale aussi que, pendant les années 50, on disait tout autre chose. Golda Meir, Albert Enstein, le grand rabbin de Rome, les communautés juives européennes lui rendaient plutôt hommage. On savait qu’il ne s’était pas tant tu que cela ; qu’il avait abrité des familles juives jusqu’à Castel Gandolfo. Bon. J’ai le souci de la vérité. J’ai le souci du dialogue judéo-chrétien. Et c’est pourquoi il m’a paru important de, sur ce point, aider à rétablir la vérité.
Vous prenez aussi la défense de Benoît XVI.
Oui. Car c’est bizarre cette façon de taper impunément sur le Pape et de s’en donner à cœur joie ! Benoît XVI est allé à Auschwitz en 2006. Il y a prononcé les mots les plus justes que puisse prononcer un catholique. Et pourtant, la manière dont la presse les a détournés est ahurissante. Moi, je suis Juif. Je suis fier d’être juif. Je mourrai Juif. Mais je n’ai rien à redire sur la façon dont Benoît XVI s’est, en catholique, exprimé sur ce point. Il y a quelques semaines, vous rentriez d’Israël. Vous avez dit avoir constaté une évolution des esprits israéliens au sujet du conflit avec les Palestiniens. Je suis allé en Israël en compagnie de deux amis iraniens, qui font partie de la mouvance démocratique iranienne, en train de faire chuter le régime. Je les ai aidés à rencontrer quelques hauts responsables du pays. Et j’ai pu observer, d’abord, qu’il existait une alliance naturelle entre Israël et les démocrates iraniens ; ensuite, qu’il y a face au péril Ahmadinejad une alliance de circonstance, mais peut-être solide, entre Israël et les pays arabes modérés, car ils ont le même ennemi ; mais aussi que, dans les cœurs des citoyens israéliens, l’idée que la paix est inévitable et qu’il faudra faire des compromis est une idée qui fait des pas décisifs. Je m’en réjouis.
Revenons en France. Où en êtes-vous à présent ? Si l’on vous demande de choisir : Ségolène (Royal) ou Martine (Aubry) ?
Eh bien, mon choix, c’est : les idées et, encore, les idées. Pour le reste, on verra bien. La seule chose sûre, c’est que le parti socialiste tout seul et dans l’état où il se trouve est incapable de gagner les élections. Je pense qu’il ne pourra y avoir de changement en France que si une nouvelle force émerge, qui associe les socialistes, les centristes et les amis de Dany Cohn-Bendit. Cela suppose une sorte de big-bang à l’intérieur de ce continent politique. C’est pour cela que leurs querelles de chef m’intéressent peu.
Faut-il interdire le port de la burqa ?
Oui, bien sûr. Si on pouvait se contenter des dispositifs réglementaires existants, ce serait évidemment mieux. Mais, en tout état de cause, la burqa est une telle insulte à la dignité des femmes, fussent-elles consentantes, que la démocratie ne peut le tolérer.
Que pensez-vous du débat lancé en France sur l’identité nationale ?
L’idée d’un débat d’Etat, déjà, me choque. Ce n’est pas à un Etat de dire ce que doit être le débat. C’est le travail d’un groupe de citoyens, d’un parti, d’un syndicat, d’un journal, pas d’un Etat. De plus, quand la France a installé un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, elle établissait là, qu’on le veuille ou non, un lien de cause à effet entre l’éventuel trouble à l’identité nationale et l’immigration ; et c’était une mauvaise action ; c’était une façon d’attiser les peurs et les tensions ; c’était une manière d’amalgamer ensemble tous les musulmans, de confondre l’immense majorité d’entre eux qui sont parfaitement intégrés et la minorité, la toute petite minorité, qui peut être tentée par l’extrémisme. On les met tous dans le même sac, c’est scandaleux. Et puis, lancer un débat sur l’identité nationale, c’est occulter le débat sur l’identité européenne, qui est, lui, un débat vraiment brûlant.
L’Europe se raidit par rapport à la question de l’immigration…
Il y a deux logiques. La loi du cœur et la loi de la raison. Le cœur : on ne peut rester insensible face à la détresse des grappes d’êtres humains désespérés accostant les côtes européennes – et la loi de la bonté, de la charité nous interdit de les renvoyer. Après, il y a la loi de la raison qui dit, selon le mot célèbre de Michel Rocard : aucun pays ne peut accueillir toute la misère du monde. La politique doit gouverner entre la raison et le cœur. Et peut-être est-il temps que la raison imprime à son tour sa marque. Qu’il y ait, autrement dit, des politiques plus restrictives, des frontières mieux contrôlées, cela ne me choque pas. Et je ne suis pas pour une régularisation de tous les sans-papiers.
Le radicalisme islamiste menace-t-il la société occidentale ?
C’est un phénomène inquiétant mais il est encore marginal. Je crois en la maturité de nos opinions publiques, en particulier de la minorité musulmane qui ne laissera pas si facilement séduire par ces mauvaises sirènes. Mais lorsqu’un imam prêche ce genre de discours de haine, il n’a pas sa place en Belgique ou en France. La solution, c’est l’émergence d’un islam démocratique. En vérité, il y a deux problèmes. Le problème de l’islam, c’est l’affaire des musulmans. Le problème de la laïcité, c’est l’affaire des Etats. Nous ne pouvons qu’inviter nos amis musulmans à moderniser leurs dogmes. Et, pour cela, il y a un grand modèle, celui du Talmud, qui dit qu’il n’est pas de vérité, quoique révélée, qui ne soit sujette à débat. J’espère que les musulmans se doteront un jour d’un texte qui ressemble à un Talmud, mais c’est leur affaire. En tout état de cause, les dogmes n’ont pas à dicter leur loi à la loi civile, et sur ce plan, le législateur ne doit pas céder.
Quel est l’avenir de la presse écrite ? Est-elle menacée par l’Internet, les réseaux sociaux, etc. ?
Internet a besoin de la presse écrite et vice-versa. Ce qu’il faut trouver, c’est le modèle économique adéquat. Je lis régulièrement La Libre via son site mais je préfère la feuilleter. C’est comme pour les livres, j’aime le papier.
Que vous inspirent les mots suivants : Dieu ?
Son testament.
Patrie ?
Je la défendrais, si elle était menacée.
Obama ?
Je continue à y croire.
Ego ?
Cela ne m’intéresse pas.
Amour ?
L’un des deux centres de ma vie avec la littérature.
Femmes ?
L’un des deux centres de ma vie avec la littérature.
Politique ?
Trop discréditée mais largement par sa faute.
Bruxelles ?
Une des villes du monde où je me sens bien.
Argent ?
A contrôler mais à déculpabiliser – ou l’inverse.
Pâtisserie ?
Je suis gourmand.
Vous voyez la philosophie comme un instrument de lucidité. Le cinéma, à l’honneur à Berlin, peut-il également en être un ?
Je jouerai d’abord mon rôle de « rédacteur en chef d’un jour » en vous conseillant, parmi toutes les nouvelles du jour, de privilégier le Mexique. La culture mexicaine n’est pas assez connue. C’est une culture immense où se mêlent le religieux, le profane, le sacré, le culturel, un catholicisme original. J’y suis attaché personnellement. Mon épouse y a été élevée. C’est une de mes patries d’adoption. Quant à la Berlinale, elle est également très importante pour une raison particulière cette année. J’ai vu un des films sélectionnés, un chef-d’œuvre, et je forme le vœu qu’il soit récompensé. Il s’agit de The Ghost writer de Roman Polanski. C’est un film sur la guerre en Irak. Une sorte de portrait de Tony Blair. Un portrait terrible du fond crapuleux qui était au cœur de toute cette affaire. Et je trouve très bien que le comité de pilotage du festival de Berlin ait décidé de programmer le film d’un réalisateur qui ne pourra pas l’accompagner et qui ne pourra pas venir chercher son prix s’il est primé. Roman Polanski, puisqu’il s’agit de lui, est traité comme s’il était le plus grand des criminels presque partout dans le monde. Il a commis une faute il y a 32 ans. Et je trouve monstrueux le climat de lynchage qui a entouré toute cette affaire. Je l’ai défendu parce qu’il n’y avait pas grand monde, à l’époque, pour le défendre. Ses confrères, pour la plupart, étaient aux abris. Si vous regardez la pétition sur mon site, vous verrez qu’on y trouve plus de simples citoyens que de grands et notoires collègues.
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