ERIC GHEBALI et MICHEL ZLOTOWSKI : Vous avez certainement été soumis à de nombreuses pressions depuis le début de la crise dans les territoires. Or, vous qui avez toujours été à la pointe des combats pour les droits de l’homme, n’avez jusqu’à présent rien dit. Pourquoi ce silence ? Et pourquoi vous décider à parler maintenant, et au Jérusalem Post ?
BERNARD-HENRI LÉVY : C’est vrai que les médias français m’ont sollicité. Mais il y avait dans leur façon de le faire, dans leur façon de sommer les Juifs français, et les intellectuels en particulier, de prendre position et, bien sûr, de condamner Israël, quelque chose qui me gênait. Il ne s’agit pas cette fois-ci, comme au moment de la guerre du Liban, de désinformation. Et il n’y a pas eu, grâce au ciel, l’hystérie, les dérapages en tout genre de cette époque. Mais disons que l’on sentait, et que l’on sent encore, trop de jubilation à nous mettre en accusation, que dis-je ? à nous voir en position d’accusés pour que cette invitation à parler ne me semble pas terriblement suspecte. J’ai préféré ne pas entrer là-dedans. Ne pas offrir à certains le plaisir de me voir jouer au petit jeu pervers des victimes devenues bourreaux, des rôles renversés, etc. Devant ce climat de quasi-chantage où l’on attendait de nous que nous glosions sur notre désarroi réel ou supposé…
Justement : réel ou supposé ?
Aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, je suis, comme tout le monde, sous le coup de l’attentat d’hier, à Dimona et de la nouvelle étape qu’il représente dans l’engrenage de la violence. Mais, cela étant dit, vous imaginez bien que je ne peux qu’être bouleversé par tout le reste. Car comment peut-il en être autrement quand on voit ce que nous montrent les images tournées dans les territoires ? Quand on voit des soldats de Tsahal se conduire comme des soudards ? Quand on apprend tous les jours, tous les matins en se levant, qu’il y a un mort, deux morts, trois morts palestiniens de plus ? Je sais, bien sûr, que la situation est complexe. J’imagine, enfin : j’essaie d’imaginer l’état d’esprit de ces soldats harcelés, poussés à bout. J’essaie de me figurer ce que ça peut vouloir dire d’être ainsi lapidés (car c’est bien de ça qu’il s’agit, n’est-ce pas ?) par des gens qui, en même temps, découvrent leur poitrine et vous mettent au défi de répliquer. Mais enfin, ceci n’excuse pas cela. Rien — pas même, donc, ces trois Israéliens assassinés, il y a quelques heures, en plein Israël, par les tueurs de L’O.L.P. — n’excuse l’hystérie du type qui s’acharne à coups de pierres sur le bras ou la tête d’un homme désarmé. Vous le savez : je suis un philosophe attaché à la cause des droits de l’homme et j’ai toujours refusé l’idée qu’il y ait des bons morts et des mauvais morts, des cadavres qui comptent et des cadavres qui ne comptent pas. Eh bien là, dussé-je déplaire à certains, c’est bien évidemment pareil : je suis, comme tous les Juifs du monde, bouleversé par les morts juifs d’aujourd’hui ; mais je me fais une trop haute idée, et des droits de l’homme, et du judaïsme, pour n’avoir pas également mal — et parfois honte — à chacune des quatre-vingts victimes palestiennes qu’ont fait, à ce jour, les affrontements dans les territoires.
Je vous ai interrompu. Pourquoi avoir choisi de parler maintenant ? Et pourquoi à nous ?
Pourquoi maintenant ? Parce qu’il y a un moment où, aussi solidaire que l’on se sente, aussi vigilant que l’on soit à ne pas mêler sa voix à celle des ennemis d’Israël, on s’aperçoit que continuer de se taire devient une faute. Pourquoi à vous ? Parce que ce que j’avais à dire, et qui n’était pas forcément agréable, je préférais le dire ici, à Jérusalem, que dans une capitale de la diaspora. Parler à Paris ou à New York, c’est parler pour parler. Pour se donner bonne conscience. C’est montrer, éventuellement, que l’on est un bon humaniste, bien-pensant et vertueux. Parler ici, en Israël, en s’adressant en quelque sorte aux responsables israéliens, me semblait être à la fois plus loyal, plus convenable et peut-être, qui sait ? plus efficace.
Si les communautés juives sont l’objet de fortes sollicitations en France, elles ne le sont pas moins en Israël. Il y a, comme vous savez, deux tendances contradictoires. D’un côté, celle de Shimon Pérès qui a ouvertement demandé aux communautés de la diaspora de se prononcer en faveur d’une conférence internationale pour la paix. De l’autre, il y a Ithzak Shamir qui a demandé aux mêmes communautés de la boucler. Où vous placez-vous dans cette histoire ?
Je ne vous étonnerai sans doute pas en vous disant que je n’ai pas l’habitude d’obtempérer aux demandes de qui que ce soit. Cela étant dit, la position de Shamir me paraît particulièrement absurde et je trouve assez navrant qu’un responsable de ce rang puisse dire comme ça, sans s’apercevoir apparemment de l’énormité de la chose, que la vocation du peuple juif puisse être de se taire ! Moi, c’est le contraire. Je crois que la crise est assez grave pour que l’on ait besoin de toutes les voix, de toutes les énergies. Et dans la mesure même où j’aime Israël, où je m’identifie à son destin, dans la mesure où je crois que tout ce qui le concerne concerne non seulement les Juifs d’Europe mais l’Europe en tant que telle, j’estime qu’il est essentiel que le débat s’ouvre le plus largement possible.
Vous savez ce que certains vont répondre. Il y a ceux qui sont ici, en première ligne, confrontés aux vrais problèmes. Et il y a les autres, confortablement installés en diaspora qui n’ont, de ce fait, pas droit au chapitre.
C’est ce que m’a dit Menahem Begin, en effet, il y a quelques années, en pleine guerre du Liban. Je me souviens lui avoir répondu que c’est comme si on nous disait qu’il faut être russe pour parler des Russes. Afghan pour condamner l’Armée Rouge en Afghanistan. Comme si on n’avait pas le droit de donner son avis sur la politique de Jaruzelski en Pologne tant qu’on ne va pas, chaque dimanche, prier la Vierge Noire de Czestosowa… C’est absurde, vous le savez bien. Absurde et irresponsable. Car la seule attitude responsable serait, encore une fois (et même si cela gêne l’idée, disons : un peu courte et par trop unilatérale que l’on a généralement des rapports entre Israël et la diaspora) d’élargir la discussion à l’ensemble du monde juif. Ne pas dire : ça va mal, donc baissons la tête, et fermons notre gueule. Mais : ça va mal, très mal, donc faisons travailler nos têtes et n’hésitons pas à parler.
Alors, pour dire quoi ?
Pour dire déjà ce que dit toute une fraction de l’opinion israélienne et que nous sommes de plus en plus nombreux, en Europe, à avoir envie de soutenir : à savoir que, par-delà les bavures, par-delà même les tabassages et les morts, ces fichus territoires sont devenus le plus diabolique des pièges pour l’image, le destin d’Israël. On nous disait jusqu’à présent : les territoires c’est une protection, un glacis, on en a besoin pour notre sécurité. Aujourd’hui, c’est le contraire : le glacis est devenu menace, la protection source de danger et s’il y a un péril, aujourd’hui, pour la survie du pays, ce péril s’appelle aussi la Cisjordanie et Gaza. Il faut sortir de ce piège. Desserrer l’étau à tout prix. Il faut, comme dit Yeshayahu Leibowitz, non seulement libérer les territoires, mais libérer Israël des territoires.
Leibowitz disait cela dès 1967…
C’est vrai. Encore que, en 1967, la situation était différente. Israël n’occupait pas les territoires pour le plaisir, ni en vertu de je ne sais quel appétit de conquête. Mais parce qu’il avait été agressé, menacé dans son intégrité. Et c’était en riposte à cette attaque qu’il allait jusqu’au Jourdain. Aujourd’hui, ce n’est plus pareil. La paix est faite avec l’Égypte. On dialogue avec les Jordaniens. Et, face à cela, il reste les implantations, les fous du « Bloc de la Foi », les intégrismes qui, chez vous aussi, se réveillent — avec, au bout, ce qu’il faut bien appeler un destin sud-africain. On peut prendre le problème par tous les bouts. Jouer avec la démographie. Trafiquer les statistiques. On ne sort pas de là (sauf, bien entendu, à pratiquer la forme la plus bêtement criminelle de la politique de l’autruche…) : si les partisans du « Grand Israël » venaient à triompher, l’État juif n’aurait pas le choix ; il ne pourrait, pour rester un État juif, qu’accepter des formes de « partage » incompatibles, c’est le moins que l’on puisse dire, avec sa vocation.
Que faut-il faire alors, d’après vous ?
Toute la question est là. Et on ne peut pas dire non plus, comme font certains, et comme si la chose allait de soi : « Il faut rendre les territoires, tout de suite, à n’importe quel prix. » Car les rendre à qui, mon Dieu ? A Arafat qui ne reconnaît pas Israël ? Aux Jordaniens qui n’en veulent pas et qui, s’ils en voulaient, auraient vite fait d’écraser l’insurrection palestinienne avec des méthodes autrement plus musclées que celles de Tsahal ? Le problème, là aussi, est terriblement complexe. Il n’y a pas de formule simple que l’on puisse assener de manière péremptoire. Et je trouve assez incroyable, soit dit en passant, la position de ces gens qui, en France comme en Israël, nous disent : « Il faut sortir de Cisjordanie immédiatement, sans préalables ni conditions », alors qu’ils savent très bien que, dans l’état actuel des choses, cela équivaudrait à livrer les populations palestiniennes aux risques d’un nouveau Septembre Noir ! La seule chose que l’on peut dire, pour le moment, c’est que la fuite en avant n’est plus possible. Et qu’il n’y a pas de raison d’État, d’orgueil national, d’impératif de « sauver la face » ou de « ne pas céder à la pression de la rue » qui tiennent face à la nécessité vitale d’engager, je dis bien engager, le processus de dialogue et de retrait.
On en revient toujours au même problème : à qui parler ? à qui s’adresser ?
C’est ce que je vous dis. Toute la difficulté est là. Car c’est vrai qu’on ne dialogue pas tout seul. Qu’on ne fait pas la paix tout seul. C’est vrai, à la limite (et cela éclaire, je crois, bien des aspects du comportement de l’armée dans les territoires) qu’on n’est pas « moral » tout seul, sans un vis-à-vis qui le soit aussi — sans un « visage », comme dit Buber, qui vous reconnaisse et vous regarde. Mais bon. C’est comme ça. C’est une des données du problème et le fait est que l’on a affaire à un cas, probablement unique dans l’histoire récente, où il s’agit de s’entendre avec des gens qui, littéralement, ne vous regardent pas. Pour mille et une raisons — certaines éthiques, d’autres stratégiques — je crois tout de même qu’il faut essayer. Être celui qui fait le premier pas. Quitte à laisser à cet adversaire sans visage la responsabilité de se découvrir et d’assumer les risques du refus.
Autrement dit, vous n’excluez pas l’idée d’engager le dialogue avec l’O.L.P…
Écoutez. Je suis plus sévère que n’importe qui à l’endroit de l’O.L.P. Et Arafat, quoi qu’il dise, quoi qu’il devienne ou feigne de devenir, restera à jamais pour moi l’assassin de Kyriat Schmoneh, des Jeux olympiques de Munich, et j’en passe. Mais là encore, que voulez-vous ? Depuis vingt ans que l’on en parle, on n’a pas vu émerger dans les territoires l’ombre d’un nouveau leadership. Et que cela nous plaise ou non, que cela plaise ou pas aux Palestiniens eux-mêmes, ce sont bien les mots d’ordre de l’O.L.P. qui servent d’étendard à cette « révolution des pierres ». Un jour ou l’autre, il faudra s’y résigner. Mieux : chacun sait qu’on s’y résignera. Et pourvu, bien sûr, qu’elle le veuille, pourvu qu’une fraction significative de ses dirigeants renonce enfin, et sans équivoque, à cette politique du pire (dont les victimes, soit dit en passant, sont les Palestiniens autant que les Israéliens), un dialogue s’instaurera qui sera bien forcé, en effet, d’aller jusqu’a l’O.L.P. Alors pourquoi ne pas le dire pendant qu’il est encore temps ? Pendant que la pression extérieure n’est pas venue s’ajouter à celle de l’émeute ? Pendant, surtout, qu’Israël est en mesure de dicter ses conditions ? Arafat est notre ennemi. Mais enfin, que je sache, c’est bien avec les ennemis qu’on négocie ! Je sais que les situations ne sont pas comparables : mais quand les Français s’asseyaient avec les Algériens à Évian, quand les Américains ouvraient la Conférence de Paris avec les Vietnamiens, c’était un fleuve de sang qui les séparait. Et pourtant…
Quand Kissinger discutait avec Le Duc Tho, il ne s’asseyait pas à côté de quelqu’un qui voulait détruire l’Amérique. Que répondez-vous à ça ?
L’idéal encore une fois, aurait bien sûr été la disqualification de l’O.L.P. Mais les choses étant ce qu’elles sont, je réponds que ce ne sera pas la première fois, là non plus, que l’on aura vu des gens vouloir tout et se satisfaire de la moitié ; être radicaux dans l’opposition et modérés à l’épreuve des faits ; oui, c’est ça, je vous réponds par ce vieux principe freudien : ce ne sera pas le premier cas d’hystérie mégalomaniaque qui se dégonflera au contact du réel… J’ajoute, au risque de paraître brutal : autant l’opinion mondiale est choquée de voir les soldats juifs cogner sur des gens qui brandissent des lance-pierres, autant elle trouverait dans l’ordre des choses de les voir taper sur les mêmes gens, mais armés, et habillés d’un uniforme. L’argument a peut-être l’air cynique. Mais je me demande si Israël ne gagnerait pas, parfois, à être un peu plus cynique…
Qu’est-ce qui est à négocier dans ce cas ? Qu’est-ce qui, de votre point de vue, est négociable par les Israéliens ?
Avant toute chose, je crois que ce dont nous avons besoin c’est d’une vraie révolution des mentalités. Car, voyez-vous : quand je regarde la situation, les formules des uns et des autres, quand je lis les plans de paix à la fois innombrables et semblables qui se succèdent en vain depuis vingt ans, ce qui me frappe c’est que tout le monde, au fond, a l’air d’accord pour penser qu’il puisse y avoir un plan, une solution, une formule définitive et géniale permettant, si on la découvrait, de « résoudre » le problème. Vous avez les optimistes de gauche qui rêvent de ressusciter le royaume de Cordoue en Terre sainte. Vous avez les optimistes de droite qui croient que les populations arabes leur seront un jour ou l’autre reconnaissantes de leur apporter l’eau, le gaz, l’alphabet même, voire la démocratie. Mais, dans les deux cas, la démarche est la même : c’est l’idée que la solution existe quelque part, inscrite dans je ne sais quel ciel des idées, et qu’il suffit de bien chercher pour la trouver. Moi, je ne crois pas. Je crois qu’il y a des problèmes, dans l’Histoire, qui n’ont pas de solution du tout. Et je crois que nous sommes, là, en présence d’un de ces problèmes. Admettons ça une fois pour toutes. Admettons que l’Histoire est parfois tragique, sans solution parfaite ni définitive. Alors, et alors seulement, on commencera de substituer au pathos messianisant des uns et des autres le dur langage de la politique — on commencera, si vous préférez, de raisonner en termes de négociation et de compromis.
Vous ne m’avez pas répondu…
Sur ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas ? Disons que Jérusalem n’est bien entendu pas négociable. Ni telles ou telles implantations stratégiques, indispensables à la sécurité du pays. Ni, surtout, le fait qu’un éventuel état palestinien ne pourrait être pensable que dans une Cisjordanie démilitarisée. A partir de là, je ne sais pas. Il faut réfléchir. Travailler. Il y a toute une foule de questions précises, concrètes, qu’il faut essayer de se poser. Les militaires le font. Les politiques aussi. Je me demande seulement si ces questions ne sont pas trop graves pour être laissées aux seuls politiques et militaires.
Comment cela ?
Prenez les intellectuels par exemple. Ils parlent. Ils pétitionnent. Ils colloquent à tour de bras pour évoquer toujours — et ils ont raison de le faire, bien sûr ! — les mêmes éternelles questions de principe. Pourquoi ne pas imaginer, une fois n’est pas coutume, qu’ils se salissent un peu les mains ? Pourquoi ne pas imaginer des penseurs juifs, sionistes ou non, se réunissant demain avec des cartes d’état-major devant eux, des experts à leurs côtés, et le souci de quitter pour une fois, donc, l’empyrée des « questions préalables » ? Paris a eu sa réunion des Nobel Jérusalem aurait, en marge de la classe politique et de ses égarements, une vraie, concrète réflexion sur les conditions de la paix.
Vous êtes sévère avec la classe politique israélienne…
Non. Mais je trouve qu’elle n’a brillé, jusqu’ici, ni par son imagination, ni par son esprit de prévision. On a souvent parlé de l’impréparation d’Israël à la guerre du Kippour. Ce qui vient de se passer est encore plus incroyable : comment a-t-on pu se laisser surprendre par une insurrection que les plus obtus des observateurs extérieurs annonçaient depuis des années ?
Vous disiez tout à l’heure qu’un peu de cynisme ne ferait parfois pas de mal à Israël. Que vouliez-vous dire par là ?
Cynisme n’est sans doute pas le mot qui convient. Mais disons que je suis souvent sidéré par les maladresses que commettent les dirigeants israéliens. Il y a la guerre militaire. Mais il y a aussi, presque plus importante, cette formidable guerre médiatique qui se joue, elle, hors d’Israël, sur le front mondial de l’information…
Avec les images qui nous parviennent ces temps-ci on a l’impression que, dans cette guerre-là, nous ne sommes pas très bien placés…
Pire : je ne suis même pas certain que les dirigeants de Jérusalem aient véritablement conscience de son importance, de ses enjeux. Prenez cette affaire des territoires. Il y a là des enjeux symboliques énormes qui touchent à l’image même d’Israël, voire du peuple juif ou de sa mémoire. Vous avez des émeutiers en train de passer maîtres dans l’art de manier lesdits symboles. Vous avez les ignobles mais redoutables renversements de mythes avec l’histoire du faux Exodus, de David contre Goliath, etc. Et en face de tout ça, en face de cette prodigieuse sarabande d’images, vous avez quoi ? Un Shamir qui se conduit comme s’il n’avait affaire qu’à une vulgaire bataille de rues justiciable de non moins vulgaires coups de matraqué et de fusil.
Est-ce que ce n’est pas paradoxal venant d’un peuple dont on dit qu’il est justement le peuple du Livre, des symboles, de la communication ?
Si, bien sûr. Et c’est même, quand on y pense, assez pathétique. Oui, c’est pathétique d’en être à rappeler constamment qu’Israël est une démocratie, le Fatah une organisation terroriste, Arafat un totalitaire, etc.
La Tradition interdit la représentation de l’image humaine. Est-ce que ce n’est pas cette tradition-là qui empêche les Israéliens de voir que l’image a, aujourd’hui, un rôle prépondérant ?
Il y a sûrement de ça. Avec ce fait, aussi, que les Israéliens semblent avoir décidé de faire ce que ni les Anglais aux Malouines, ni les Américains à La Grenade, ni les Français en Algérie n’ont osé faire : à savoir laisser les informateurs informer, les télévisions téléviser, bref la vérité s’imposer et circuler. C’est un risque, bien sûr. Mais c’est aussi une force. Une extraordinaire preuve de courage démocratique. Et de cela, par contre, je serai le dernier à me plaindre… Et puis j’ajoute quand même une chose. Il me semble y avoir chez un certain nombre de dirigeants israéliens un pessimisme de fond qui leur fait dire : « Quoi que nous fassions, quoi que nous disions, nous serons de toute façon condamnés. » Je suis d’accord, moi, avec l’analyse. Mais j’en tire une conclusion inverse : je crois que dans la mesure même où Israël est seul, menacé, toujours en butte à la condamnation, il se doit d’être particulièrement vigilant sur tout ça. Je suis le contraire d’un angélique. Je suis convaincu qu’il n’y aura pas de paix durable sans le maintien d’un intraitable rapport de forces. Simplement, ce rapport de forces il faut le jouer jusqu’au bout. C’est-à-dire jusque et y compris dans cette guerre médiatique.
Vous, intellectuel de la diaspora, quel conseil donneriez-vous au gouvernement israélien dans ce domaine de la guerre médiatique ?
Le problème n’est pas de donner des « conseils ». D’autant que, dans ces matières, on ne peut pas non plus séparer les choses et qu’une stratégie ne vaut que pour autant que la démarche de fond est juste. Mais prenez un exemple simple. Nous disions tout à l’heure que l’on attend depuis vingt ans de voir émerger dans les territoires un leadership de substitution. Pourquoi, alors, est-ce que, dans les premiers jours de la révolte, on n’a pas offert aux jeunes Palestiniens de désigner leurs délégués, de formuler leurs exigences et d’engager ainsi le dialogue ? Dans cette première période des émeutes, je ne suis pas du tout certain que l’O.L.P. détenait l’hégémonie politique et idéologique qu’elle est en train d’acquérir. Et il me semble que, le climat d’insurrection aidant, les Palestiniens du silence auraient peut-être enfin osé se faire entendre. Le geste aurait été juste. Digne. Et, en même temps, redoutablement politique…
Et pour l’avenir ?
Pour l’avenir, Israël est un pays formidable. Il n’a pas son pareil pour planter des tomates dans le désert, lancer un assaut sur Entebbe ou se situer à l’extrême avant-garde de la science et de la technologie modernes. Mais je crois que ce qui lui manque le plus cruellement, en ce moment, ce sont des spécialistes, comment dire ? du maniement du symbolique. Prenez cette nouvelle stratégie palestinienne dont on parlait à l’instant et qui semble consister à retourner contre nous les grands archétypes de notre histoire. Voilà des gens qui s’entendent de mieux en mieux dans ce genre de petits trafics. Voilà des discours, des affrontements que l’on dirait resurgis de la nuit des temps. Voilà des haines, des dénégations, des rivalités mimétiques, dont nous savons combien elles vont loin dans l’inconscient des gens et dont on peut, hélas, parier que, une fois passé l’émotion consécutive à l’attentat du Néguev, elles reviendront très fort sur la scène des émois planétaires. Comment se fait-il, encore une fois, qu’on soit muet face à tout ça ? Pourquoi, au lieu de traiter le symptôme — et d’y répondre — ne trouve-t-on à y opposer qu’une indispensable mais fragile politique de force ? Et face à une affaire de ce calibre qui brasse, que cela plaise ou non, toute une part d’« immémorial », devrait-on se résigner à un discours banalisé, sans mémoire ni profondeur ? Je ne me permettrai pas, là non plus, de donner des « conseils ». Mais compte tenu de ce qu’est Israël, compte tenu de ce que sont les valeurs, la culture juives, convenez qu’il y aurait là un incompréhensible gâchis !
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