JEAN HATZFELD : Le 31 janvier, vous êtes à Kaboul, dans le bureau d’Ahmid Karzaï, quand vous apprenez l’exécution de Daniel Pearl. Quelle est votre première réaction ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Un choc très étrange. Je ne suis pas particulièrement sentimental. Et je ne connaissais pas Pearl – peut-être l’avais-je croisé, une fois, en Érythrée, alors que nous étions, l’un et l’autre, sur la piste de John Garang, mais je n’en suis même pas certain. Mais ma première réaction c’est ce choc. Et, ensuite, quand je vois l’image de sa mise à mort, une empathie tout aussi étrange, immédiate, comme fraternelle.
Vous écrivez que votre livre commence à cet instant.
Mon premier réflexe, ma première décision, est de reprendre son enquête. Attitude à la fois romantique et sans doute un peu naïve : un journaliste tombe, un autre arrive derrière, reprend le flambeau et l’emporte jusqu’au bout. À ce moment, je n’ai pas encore en tête l’hypothèse Al-Qaïda. Mais je sais déjà que Daniel Pearl est mort à cause de son investigation, à cause de ce qu’il était en train de trouver et d’écrire, autant qu’à cause de la barbarie de ses ravisseurs. Je me rends à Karachi, j’ouvre quelques pistes, et là, je comprends vite que ce journaliste était à la pointe d’une vertigineuse pyramide renversée, que je me trouve face à une histoire énorme et terrifiante.
L’investigation n’est pas votre métier, et vous en acquerrez naturellement la technique. Cette investigation vous mène à Karachi, Islamabad, Londres, Kandahar, New Delhi, Washington, Sarajevo, où vous feuilletez des montagnes de documents, consultez des centaines d’experts, confrères, diplomates, espions, voisins, parents ; où vous étudiez autant d’hypothèses. Comme aller si vite ? Vos admirateurs et vos détracteurs s’interrogent sur vos qualités de vitesse en toute chose. Quelle est la potion ?
C’est vrai, oui, je vais vite. Ma potion c’est cette impatience que j’essaie de communiquer à mes interlocuteurs. Souvent, en reportage, je dis aux gens que je rencontre : « Je n’ai pas le temps, je pars demain » — ce n’est pas forcément vrai mais j’ai l’impression que cela aide à « speeder » tout le monde, à accélérer l’enquête. Et puis, il y a autre chose. Je crois que je ne suis pas trop mal organisé. J’essaie de repérer des « fixeurs » qui en ont gros sur le cœur et qui sont contents de pouvoir aider un étranger qui a la possibilité, lui, de travailler librement. Dans une enquête qui marche, deux choses sont aux commandes. L’idée et l’intuition. La mémoire et le réflexe. Je suis un écrivain très physique, j’aime bouger, voyager, crapahuter – et puis, à un moment, il y a l’intuition, l’instinct. Je passe, par exemple, devant l’hôtel où a dormi Omar, l’assassin de Pearl. Et je me dis, tout à coup, sans bien savoir pourquoi : « Voilà, je vais essayer d’y passer la nuit » ; et surviennent alors les informations, les découvertes… Et puis, tous les journalistes savent ça : une enquête d’un an ce n’est pas une enquête de douze fois un mois. Dès qu’on s’installe dans une telle durée, le temps a des effets amplificateurs insoupçonnables. Un hameçon lancé à un moment, un peu par hasard et oublié, vous ramène un poisson, six mois après. Les idées macèrent, les informations se télescopent, les gens se parlent – et arrivent les rencontres imprévues…
Comme la rencontre posthume avec Daniel Pearl, dont la personnalité transforme une première fois le livre. S’il n’avait pas été juif, issu d’une bonne famille érudite, bon vivant, amoureux d’une belle femme, militant humaniste, ami d’Israël, admirateur d’un Islam tolérant, féru de culture indo-pakistanaise… auriez-vous écrit ce livre ?
Mon projet initial, sans le connaître, était de reprendre son enquête, dans un livre court et précis, sur le modèle de L’Affaire Moro de Leonardo Sciascia, qui est l’un de mes livres cultes. Alors, après, tout ce que vous dites a compté, bien sûr. Encore que, si Pearl, par exemple, n’avait pas vécu sa judaïcité comme il l’a vécue, il me semble que le livre existerait quand même.
Quelle judaïcité ?
Au Pakistan, au cœur des ténèbres, Pearl pensait : « Tant pis si vous nous détestez, tant pis si vous croyez à la guerre des religions, à la guerre des civilisations, moi je n’y crois pas ; je suis votre ami juif et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » Profondément juif et ouvert à l’Autre : il est évident que je me sens proche de cela. Pour le reste, bon vivant, amoureux, bonne famille, etc., je ne sais pas, je ne peux pas répondre.
Toutefois, en cours de lecture, on comprend que deux autres rencontres influent autant sinon plus sur la construction du livre. Elles transforment le style narratif, elles imposent votre Je de façon très présente, et la mise en scène de l’enquête dans l’enquête, et des procédés fictionnels. Bref, elles transforment l’écriture… La première rencontre est votre retour dans ce pays, qui est le sujet de votre premier bouquin, Les Indes rouges, écrit trente ans plus tôt. La seconde rencontre est celle d’Omar Sheikh, l’instigateur de l’enlèvement et de l’égorgement de Pearl. Que vous avez sans doute croisé à Sarajevo, en tout cas qui a défendu la même cause que vous.
Mon histoire avec le Pakistan, bouclée ou pas, je la raconterai plus tard, dans autre livre. Mais effectivement, ma rencontre avec le personnage de Omar Sheikh a été décisive. Je suis à Londres, je lis tout sur lui, je rencontre ses frères, amis et professeurs. Je pressens que son basculement religieux a pour origine la défense de la Bosnie. Je sais que mon film a été projeté à la télévision anglaise, j’envisage qu’il l’ait vu. Je me dis, ce type est peut-être devenu ce qu’il est devenu, un tueur sanguinaire et islamiste après avoir vu mon film et vibré comme moi à la cause de la Bosnie. Il en faut moins pour empêcher un écrivain, un intellectuel, de dormir !
Et vous élaborez un trio de héros romanesques : Daniel Pearl, vous le narrateur fiévreux, et Omar Sheikh. N’êtes-vous pas gêné par l’aura du troisième, le bourreau, et le cousin ou l’archétype du pilote de l’avion qui se jette sur le World Trade Center ?
Bien sûr, je suis gêné. Et même parfois bouleversé. Car il me passionne, ce personnage, c’est évident. Je m’aperçois d’ailleurs que j’emploie, à un moment, le même lexique pour parler de lui et de Pearl. Et, puisque je vous parlais d’empathie, il est incontestable que se met aussi en place une empathie avec Omar Sheikh. Un brillant élève d’un collège privé anglican de Londres, passionné de poésie, d’échecs, militant de la cause bosniaque, et qui bascule dans le meurtre et le fanatisme. Comment voulez-vous que je ne sois pas troublé par tout cela ? Ce n’était pas prévu au programme, mais c’est ainsi, et je décide de l’écrire. Obsession de démêler, d’approcher du gouffre, d’entrer dans la maison du Diable, dans sa tête. Tout cela est incontestable. Ce sont les moteurs auxiliaires du livre.
Vous décrivez avec précision de nombreuses scènes auxquelles personne n’a assisté. Omar Sheikh se rasant, pour se donner une allure occidentale avant sa première rencontre avec Daniel Pearl : ses hésitations au moment de la décision fatidique, la scène du supplice… Liberté de l’écrivain, procédés littéraires, attirance de la fiction ?
C’est, finalement, la méthode que j’avais employé dans mon roman sur Baudelaire. Les faits, rien que les faits, quand on connaît les faits ou que l’on pourrait, en droit, les connaître. Pour le reste, non pas exactement l’imagination, mais l’idée que lorsqu’un écrivain connaît ses personnages, lorsqu’il s’est approché d’eux, il prévoit avec exactitude leurs réactions, leurs attitudes, la façon dont ils fonctionnent. J’ai rencontré les gens qui ont côtoyé Daniel Pearl et Omar Sheikh. J’ai lu des milliers de pages. Vu et déchiffré des centaines de photos. Eh bien tout cela me donne le sentiment de savoir assez exactement ce qui se passe dans la tête de l’un dans les minutes qui précèdent sa mort. Ou dans celle de l’autre, dans l’heure qui précède l’enlèvement.
Vous lui prêtez des hésitations de dernière minute, que l’on n’a pas constatées chez Mohamed Atta lorsqu’il dirige son Boeing sur le World Trade Center. Entre littérature romanesque et littérature journalistique, le flirt est osé…
Qui sait ce qu’a ressenti, pensé, Atta à cet instant ? Pour Omar, qui est un peu un double Atta, j’ai, en revanche, des éléments. Je le connais, je vous le répète, comme s’il était l’un de mes personnages. En sorte que je vois tout cela si clairement : le retour du surmoi paternel, l’ambivalence homosexuelle, ses rapports déments au judaïsme et, à l’arrivée, oui, cette hésitation de dernière minute dont je précise, par parenthèse, qu’elle n’implique, à mes yeux, aucune espèce de circonstance atténuante. Le boulot d’un écrivain enquêteur c’est de trouver, au fond, les « coordonnées » de ses personnages, leurs abscisses et leurs ordonnées. Et puis, à partir de là, de « tracer » son personnage, dans tous les sens du mot tracer : la trace de l’aviation, du dessin, de la reconstitution, de l’investigation.
Vous êtes apparu sur la scène de l’intelligentsia, philosophe, militant, essayiste, romancier, cinéaste. Je vous ai croisé très méfiant, et en apparence hautain, à l’encontre des journalistes. Aujourd’hui, toujours vêtu d’une chemise blanche, vous tenez un bloc-notes au Point, vous faites le reporter de guerre pour Le Monde et vous écrivez un livre d’enquête dans la grande tradition du New Yorker. Beaucoup suivent un itinéraire inverse. D’où vient ce virus du journalisme ?
Est-ce que vous savez que, pour Sartre, l’écriture journalistique était l’écriture littéraire par excellence ? Foucault, à la fin de sa vie, n’était pas loin de penser la même chose. J’ai le souvenir d’un article de lui, au titre complètement sartrien, qui s’appelait « La grande colère des faits », et qui disait cela. Quant à Clavel, un autre des philosophes que j’admire, il se qualifiait, lui, de « journaliste transcendantal ». Mettons que je me sente dans la filiation de ces trois-là.
Aucun d’eux n’avait acheté de gilet pare-balles ni dormi dans la chambre d’une guest house précédemment occupée par un terroriste islamiste.
Que voulez-vous que je vous dise ? Sans doute y a-t-il un moment, dans la vie, où on se sent plus libre. J’ai écrit vingt-cinq livres. J’ai connu la plupart des bonheurs du métier d’écrivain. J’ai survécu aux mauvais coups et aux mauvais procès qui vont avec. Tant dans l’ordre de la reconnaissance que dans celui de la polémique, il m’arrive de moins en moins souvent d’être surpris. Je suis en paix avec mon idéal du moi. Et j’ai l’impression de connaître les tours et détours de la comédie littéraire. Alors voilà. Le temps passe. Je me sens moins manichéen qu’autrefois. Tout devient plus simple. Y compris le fait d’obéir à mon inspiration lorsque je me sens bouleversé par l’image de Daniel Pearl décapité et que je décide de partir, un an durant, sur ses traces.
À propos de l’idéal de moi, vous dites en introduction, au sujet de l’Irak, « on se trompe de guerre… On se trompe de siècle », puis vous écrivez une fresque kafkaïenne de cet islamisme pakistanais, les terres d’Al-Qaïda, le nerf politique de votre livre. Est-ce à dire que le véritable affrontement se prépare là-bas ?
C’est exactement cela. Je ne sous-estime pas, bien entendu, la bonne nouvelle que c’est d’avoir débarrassé le peuple irakien, et le monde, d’un dictateur – et de cela, je me réjouis. N’empêche. Il y a, dans tout cela, un parfum de siècle dernier. Avoir privilégié cette guerre, avoir mis toutes ses forces et son énergie dans cette partie du monde, c’est erreur de calcul. Le sort du XXIe siècle ne se jour pas à Bagdad mais entre Tora Bora, Islamabad et Karachi. Le vrai État voyou d’aujourd’hui, celui où se trouvent les armes de destruction massive et les chefs de Al-Qaïda en liberté, c’est le Pakistan. Je reviens de là-bas abasourdi, à la fois par la violence qui y bouillonne et par l’étrange cécité des gens d’ici, en Europe. Je suis frappé par l’abyssale ignorance qui prévaut, chez nous, quant à l’Islam, l’islamisme, l’histoire des religions en général, les ruses de l’inconscient des peuples. Le plus difficile nous attend. Un affrontement politique et métaphysique d’une tout autre ampleur dont je présente, dans ce livre quelques-uns des acteurs.
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