C’est un livre qui, à maintes reprises, fait monter les larmes aux yeux. C’est un livre qui ne peut laisser personne intact, et surtout pas l’auteur, Bernard-Henri Lévy. C’est un livre bouleversant, non pas tant sur le plan de l’écriture (limpide, sans afféterie, une très belle langue), mais parce que le projet, l’ambition pouvait, a priori, paraître démesurée. Car, en réalité, de quoi s’agit-il ? De répondre à la question suivante, cette interrogation qui hante Lévy, et tant d’autres, depuis bien des années déjà : « Comment ça marche, le démoniaque, aujourd’hui ? » Et plus précisément encore, dévoiler, détail après détail, avec une passion quasi maniaque de l’information juste, cent fois vérifiée, mille fois recoupée, que personne ne pouvait soupçonner chez Lévy, dévoiler donc cette « partie de bras de fer que les nouveaux barbares, les fascistes du XXIe siècle, commencent d’engager avec les démocraties ». Enquête, sur les islamistes, sur le djihadisme, « un mode de vie et d’être au monde autant qu’une disposition à la guerre ».
Mais reprenons à l’origine. Le kidnapping à Karachi, Pakistan, de Daniel Pearl, le 23 janvier 2002. Son supplice, une semaine plus tard. Sa décapitation, « corps découpé en dix morceaux, puis recomposé pour l’inhumation : le buste, la tête posée à la base du cou, les bras tranchés au niveau de l’épaule, les cuisses, les jambes, les pieds ». Chapitre IV du livre de Lévy, « La mise à mort », trois tueurs yéménites convoqués pour égorger l’otage, description minutieuse de la scène-horreur, hypothèses quant à la psychologie, aux pensées de Pearl à ce moment précis, traumatisme profond – pour celui qui tient la plume, pour tous ceux qui le lisent. Pauvreté du vocabulaire du chroniqueur pour évoquer ces quelques pages. Contentons-nous de cette volonté de Lévy, ainsi exprimée : « Revenir sur ses traces, remettre mes pas dans ses pas, imaginer ce qu’il a senti, vécu, souffert. »
Et le besoin, irrépressible alors, de comprendre : pourquoi lui, Daniel Pearl, grand reporter au Wall Street Journal, spécialiste reconnu du monde musulman ?
Pourquoi lui, Daniel Pearl, 38 ans, journaliste américain, juif. Retenons cet ordre, d’une importance cruciale : journaliste, américain, juif.
« Le meilleur des Américains »
De son métier, Pearl défendait une conception sacerdotale : des faits, rien que des faits, puis les remettre en perspective pour faciliter la compréhension des lecteurs, voilà tout. Témoignage de son père : « Dany n’avait pas d’idées, pas de positions ni d’opinions car il était journaliste avant toute autre chose. Le rôle du journaliste, disait-il, n’est pas de décerner des bons points ou des prix de vertu. Le rôle du journaliste est d’établir les faits, un point c’est tout. »
Une règle de vie, bien sûr, mais qui dissimule aussi la lumineuse personnalité de Pearl, Dany, « l’ami posthume », « ce semblable », « ce frère », « ce mort et ce vivant », « le meilleur des Américains », précise Lévy. Dany l’Américain, oui, pièce essentielle du puzzle, aimant profondément son pays pour ce qu’il a de meilleur. L’esprit pionnier, le goût sincère pour la démocratie, mais refusant, au plus profond de lui-même, l’idée – et la réalité implacable – de l’impérialisme. Daniel Gills, l’ami d’enfance, d’assurer à Lévy, sans la moindre hésitation, que jamais Dany Pearl n’aurait admis, compris ou soutenu cette guerre d’Irak, Dany Pearl qui estimait que « l’Amérique et, en général, l’Occident, sont les obligés du monde, [qu’]ils sont en dette ». Dette envers les plus pauvres, les plus démunis et volonté radicale chez lui de déchiffrer l’autre, le musulman surtout. « Je veux comprendre, disait Dany Pearl, je veux voir dans les yeux de ces gens pourquoi ils nous détestent. » Il a vu, au prix de son agonie. Mais comprendre ? Dany Pearl a-t-il eu seulement le temps de comprendre ? A-t-il eu le temps, ou même la volonté de remettre en cause, face à la mort, cette conviction, partagée avec Lévy, qu’« il y a un autre Coran dans le Coran, qui est un message de miséricorde et de paix » ? L’auteur – et Pearl – ne veut pas céder, pas un instant, pas une seconde, à cette version unique d’un islam ontologiquement mauvais, pervers. « Il y a cette autre face de l’islam, insiste Lévy, relayant, de la sorte, Pearl. Il y a cette douceur de l’islam à laquelle, envers et contre tout, à voulu croire Daniel Pearl et à laquelle je crois aussi. »
Dévoiler la barbarie djihadiste
Le héros américain, revenons-y. Mis en pièces, d’abord, parce que fier, aussi, à sa manière douce et noble, romantique presque, de la bannière étoilée, d’une histoire américaine qu’en toute conscience Dany Pearl ne peut pas, ne veut pas renier. Rendons, un instant, la parole à Lévy, lisons et relisons ces quelques lignes, car elles valent méditation : « Pearl est mort d’être américain dans pays (le Pakistan) où être américain est un péché qui n’est pas sans rappeler le péché d’être juif. Pearl fut la victime de cette saloperie qui s’appelle l’antiaméricanisme et qui fait de vous, aux yeux de ces néofascistes que sont les islamistes, un déchet, un sous-homme à éliminer. Américain, donc salaud. L’Amérique ou le Mal […]. On pouvait, comme moi, refuser de toute son âme la guerre voulue par Bush et trouver, néanmoins, cette idée abjecte. Daniel Pearl est mort de cela. »
De cela, à coup sûr, et d’autre chose, son judaïsme, là encore un judaïsme éclairé, « un juif comme je le suis, note Lévy, un juif positif », juif par respect de lui-même, d’une Histoire, d’une exigence de Mémoire, juif attaché par toutes ses fibres à Israël, mais pas n’importe comment, avec intelligence et lucidité. Pearl, on s’en doute, ne supportait plus la caricature d’Israël qu’offre trop souvent la presse occidentale. Mais il était – cela va de soi – favorable au partage de la terre, à la création d’un État palestinien. À ses ravisseurs, il dira : « Vous êtes musulmans. Moi, je suis juif. Mais, à la fin des fins, nous sommes tous des humains. » Ridicule ? Naïf ? Certainement pas, le meilleur des Américains, le meilleur des juifs, voilà tout. Comment Lévy pourrait-il ne pas se reconnaître en Pearl, ce frère qu’il n’a pas connu ?
Devant la caméra vidéo de ses ravisseurs, il confiera : « Mon père est un juif, ma mère est une juive, je suis juif. » L’aveu valait condamnation à mort et, sans doute, le savait-il. Au lendemain de son kidnapping, Dawn, un journal pakistanais, fera, pour pré-oraison funèbre, ce constat : « Un reporter juif américain, au service d’un groupe de presse juif […], a dépassé les limites, pour aller mettre son nez dans les affaires des groupes religieux pakistanais. » Comment, à cet instant précis du calvaire enduré par Dany Pearl, ne pas reprendre à son compte cette remarque de Lévy, terrifiante, mais si juste : « Il est très certainement un martyr de l’antisémitisme moderne […], celui qui noue le nom du juif à celui, honni, d’Israël […]. Daniel Pearl est mort parce qu’il était juif, victime d’un néo-anti-judaïsme qui se met en place sous nos yeux. » Ouvrir, notamment grâce à ce livre, les yeux sur la barbarie djihadiste telle qu’elle est, telle qu’elle tue et refuser, à tout jamais, les mauvais romans-feuilletons que certains tenants pervers d’une fausse gauche morale nous ont bidonnés : excuser pour une part les islamistes, nouer des relations avec eux afin de permettre leur réintégration dans la civilisation. Le journaliste Pearl, l’Américain Pearl, le juif Pearl avait entrepris une démarche radicalement inverse : raconter les islamistes avec une infinie minutie, pour mieux faire savoir qui ils sont et, parallèlement, sans relâche, montrer, là encore, fait après fait, info après info, qu’il existe aussi, sans doute, un autre islam. Celui, par exemple, de l’Afghan Massoud. « Qui l’emportera, s’interroge Lévy, des fils de Massoud ou des assassins de Pearl […] ? C’était, bien sûr, le vrai sujet du livre. »
Journaliste. Américain. Juif. Refusant d’admettre l’inéluctabilité de la confrontation avec l’islam. Et comprendre, tout, toujours. Voilà pourquoi Dany Pearl, « la non-haine radicale », insiste Lévy, un jour, a croisé sur son chemin Omar Sheikh, son bourreau. Omar, « un prince dans l’univers du Mal », Omar qui « ne joue pas, il hait » ; Omar Sheikh, le véritable personnage principal, le véritable « héros » du livre de Lévy. Pearl, enfoncé dans son obsession – la même que Lévy – de la compréhension, de l’accumulation des infos et des explications, prend donc contact avec Omar pour que celui-ci organise une rencontre avec Ali Shah Gilani, le chef d’une secte terroriste, Jamaat ul-Fuqra, classée terroriste par le FBI après le 11 septembre. Et Dany Pearl découvre avec passion cet Omar Sheikh, 30 ans. Pakistanais, bien sûr, mais aussi, précise Lévy, « un Anglais parfait. […] Cet ennemi de l’Occident est un pur produit de l’Occident, ce djihadiste a été formé à l’école des Lumières et du progrès, cet islamiste déchaîné […] est un produit de la meilleure éducation anglaise ». A fréquenté les bonnes écoles de Londres. Champion d’échecs. Membre de l’équipe nationale britannique de « bras de fer », ce curieux sport. « Omar, insiste l’auteur, fut lui aussi, avant de se dissoudre […] dans la chaux vive de la perversion et du meurtre, une sorte d’enfant merveilleux. » Comme Dany Pearl, qu’il mettra au supplice, le moment venu. Alors, pourquoi ?
Sarajevo, de la douleur au délire
Comprendre le destin d’Omar Sheikh, la hantise de Lévy. « Je n’ai évidemment qu’une vraie idée en tête, reconnaît-il. Je veux dire une idée fixe. Omar encore. Omar plus que jamais. » Mais pas question pour lui, surtout pas, de laisser accroire la responsabilité de l’Occident dans l’illumination meurtrière d’Omar, la « faute » de cette Angleterre qui aurait humilié le petit Pakistanais de Londres. Des conneries.
Mais il y a la Bosnie, « cette Bosnie, reconnaît Lévy avec un vrai courage intellectuel, que j’ai donc en partage avec cet homme », cette Bosnie où Omar débarque en mars ou avril 1993. Lévy, lui, y était déjà, présent auprès du président musulman Izetbegovic, cherchant même à acquérir des armes pour les combattants bosniaques écrasés sous le feu serbe. « La guerre d’Espagne de notre génération », indique-t-il. Cette Bosnie en faveur de laquelle Omar Sheikh et… Lévy se sont dévoués corps et âme. Omar et Lévy, l’un et l’autre touchés par la « grâce bosniaque ». Lévy, appelé par « la dimension pluriculturelle de la Bosnie ». De quoi se faire tordre de rire (ou de fureur) ne néo-djihadiste. Omar, lui aussi, comme Lévy (terrible rapprochement), « un obsédé, un engagé de Sarajevo ». Pas le même Sarajevo, cela va de soi. Celui de Omar le fait verser dans la folie. « Et cette évidence m’embarrasse évidemment beaucoup », admet l’auteur. Celui de Lévy était avant tout, selon sa si belle expression, « la capitale européenne de la douleur ». Et pourtant…
La bombe atomique islamiste ?
Se serait-il égaré jadis, Lévy, en se vouant à la cause bosniaque, en lui consacrant une partie de sa vie ? Certains, ici, n’avaient d’ailleurs pas manqué, parfois rudement, de lui signifier son « imprudence », son refus d’entrevoir la gangrène islamiste qui progressait aussi – surtout ? – en Bosnie. La preuve, a posteriori, par Omar, celle que Lévy forme aujourd’hui lui-même. Mais Lévy se défend, offrant quelques-unes des plus belles pages du livre. La Bosnie d’Omar. La sienne. Rien de commun. Laquelle des deux était la vraie ? Aucune, sans doute… Des livres dans le livre, dans pans de livre dans le livre, ce livre d’une formidable richesse. La Bosnie parmi d’autres instants, l’antiaméricanisme, l’antisémitisme, la monstruosité pakistanaise, Dany Pearl ce frère inconnu et Omar, toujours Omar, qu’il faut cerner jusqu’à l’obsession. « Le ressassement », dit Lévy. « C’est cela, au fond, connaître quelqu’un, être capable de l’imaginer jusque dans les situations dont on ignore à peu près tout. Et j’ai le sentiment, à force, de commencer à connaître Omar. » Omar, le Londonien dont chaque attitude nous est proche. Omar, le maître djihadiste, celui que Lévy suit à la trace et qui, à chaque détail, nous fait horreur. À la découverte d’Omar le salaud radical, formé, bien formé, dans « nos » écoles, par « nos maîtres ». Jusqu’au grand basculement, aux crimes abjects, celui de Dany Pearl, si symbolique bien sûr mais parmi tant d’autres.
Et là, convenons-en, Lévy nous étonne. Maître enquêteur, maître investigateur ne se contentant pas, surtout pas, des explications les plus courantes. Bien sûr, la conjugaison de l’antiaméricanisme et de l’antisémitisme a tué Dany Pearl. Mais il faut prendre Lévy très au sérieux quand il affirme après de nombreux mois d’enquête à Karachi, à Londres, en Afghanistan ou à Washington : « Dany est mort de ce qu’il savait. Dany, l’homme qui en savait trop. Sa mort fut une mort de journaliste. Dany mort non seulement de ce qu’il était en train de chercher, peut-être de trouver et d’écrire. » Le président pakistanais Moucharraf ne sera d’ailleurs pas loin de le confirmer, quelques heures après la découverte du corps supplicié : « Trop curieux, ce Pearl. » Alors, résumons l’enquête de Lévy, fascinante lecture à la Le Carré : 1) Omar Sheikh occupait une place importante dans la chaîne de commandement d’Al-Qaïda ; « le fils préféré de Ben Laden », précisent volontiers les djihadistes. Celui qui, par exemple, conçut, mit en ligne et sécurisa les sites Internet d’Al-Qaïda, révèle Lévy. 2) Mais, nouvelle précision, Omar est aussi un agent de l’ISI, les services secrets du Pakistan, non pas infiltré par l’ISI dans l’organisation de Ben Laden, non pas infiltré par les djihadistes dans le rouage essentiel de l’État pakistanais, mais travaillant en bonne intelligence pour l’un et l’autre, pour parfaire la collaboration entre Al-Qaïda et l’ISI. Le Pakistan, cet allié des États-Unis… 3) D’où cette question posée par Lévy : « Pourquoi l’ISI et Al-Qaïda, ensemble, associés, noués l’un sur l’autre, conjuguent-ils leurs forces pour tendre un piège à un homme seul ? Sans doute lui aussi était-il sur la piste de la bombe atomique islamiste. » 4) Hypothèse de l’écrivain-enquêteur, sérieuse et crédible, multiples éléments à l’appui, que le lecteur découvrira avec stupéfaction, avec terreur : Dany Pearl était sans doute sur la piste de la « bombe atomique islamiste » que certains savants pakistanais entendaient mettre à la disposition de Ben Laden. C’est pour cela que Dany Pearl, le journaliste, l’Américain, a été égorgé, puis découpé. Et personne ne peut, à l’évidence, échapper à l’interrogation qui en découle : pourquoi Bush s’est-il focalisé sur l’Irak de Saddam, et non pas sur le Pakistan de Moucharraf, ce pays « drogué au fanatisme, dopé à la violence », le Pakistan coresponsable, co-organisateur de ce « massacre d’État » que fut l’agonie de Dany Pearl, le Pakistan et sa potentielle « bombe islamiste » ?
« La tête dans le diable »
Livre fou, livre d’un écrivain à ce point tenaillé, hanté par ses sujets – Dany (« une amitié à en pleurer avec cet homme ordinaire et exemplaire », écrit Lévy) ; Omar (avoir « la tête dans le diable », avoue-t-il) – qu’il en devient lui-même (presque) fou. Obsession du détail supplémentaire qui ferait sens avec le reste, tout le reste. Vérifier toujours, vérifier encore. Quête évidemment vaine. Névrose de l’enquête, emprise de l’enquête. Les faits nouveaux qui n’éclaircissent rien, qui, à l’inverse, obscurcissent. « Vertige de l’enquêteur lui-même, note Lévy, enquêtant sur le vertige. À moins qu’il ne soit lui aussi capté dans ce trou, avalé dans cette matrice, emporté sur ce toboggan du pire […]. Je suis dans le ressassement biographique, la rêverie morbide, les questions sans réponses, les réponses dérisoires et futiles […]. Je me demande si je n’ai pas été avalé par cette enquête comme un siphon. » Alors, pour conclure, insistons sur un paradoxe : à l’inverse de sa légende, fausse, bidon, bêtifiante comme toutes les légendes, Lévy s’est toujours dissimulé, abrité derrière une pudeur maladive. Les projecteurs, parce que le show doit inexorablement se poursuivre, mais la discrétion maniaque pour l’essentiel. L’une des grandes surprises de ce livre – majeur –, c’est que Lévy, par petites touches, faussement anodines, parle de lui, de ses angoisses, de ses peurs des plus intimes. De très beaux passages, qui n’altèrent en rien la puissance de l’ouvrage, au contraire. Ainsi Lévy débarque-t-il pour la première fois à Karachi. Le chauffeur de taxi l’interroge aussitôt sur sa religion. Panique, balbutiements – ne rien laisser transparaître de son judaïsme, jamais – avant de trouver, in extremis, cette formule aussi dérisoire que, oui, déchirante : « Athée, ma religion, c’est athée. »
Un livre magnifique.
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