On sort de ce livre pris de vertige. Comme d’un cauchemar. On a l’impression de revenir de la maison du diable. Il y a vingt-cinq ans, Bernard-Henri Lévy avait révélé son talent de philosophe et de combattant dans La Barbarie à visage humain. Le récit qu’il publie, sans doute la plus belle enquête qu’il ait jamais écrite, c’est la disparition, la dissolution de toute humanité dans la barbarie.
Qui a tué Daniel Pearl ? Pour répondre à cette question, il aura reconstruit avec une extrême minutie la personnalité d’un criminel fou d’Allah, assassin du journaliste américain égorgé dans une caméra le 31 janvier 2002, et conduit une recherche tout aussi méthodique sur les motifs du crime. L’affaire est menée comme un thriller jusqu’à la révélation finale, après avoir étudié, confirmé ou écarté toutes les hypothèses.
Le personnage central, le criminel, aujourd’hui incarcéré, n’est pas le fil conducteur de l’enquête, il en est l’explication. Et c’est en quoi ce récit terrifie. Ce jeune homme, qui a près de trente ans au moment du crime dont il est le cerveau, le metteur en scène, n’est de toute évidence pas un fanatique d’un modèle courant, drogué et payé par ses commanditaires, non, il s’est tout entier fabriqué chez nous, dans notre Occident. Voilà l’énigme.
Comme Lénine, comme Ho Chi Minh, comme les chefs des Khmers rouges, tous passés par Paris et par le Quartier latin, comme les têtes de réseaux des attentats du 11 septembre passées par les universités allemandes, britanniques ou américaines, lui n’est pas seulement passé, il a fait toutes ses études à Londres. Omar Sheikh y est même né, le 13 décembre 1973, d’une famille pakistanaise immigrée qui va réussir au point de lui offrir une éducation qui s’achève à la London School of Economics, le Sciences-Po londonien.
Excellent élève, excellent anglais. « Il finira pair du royaume, disent ses parents. Notre fils est une merveille, il finira anobli par la reine d’Angleterre ou banquier à la City. » Quelle consécration de l’immigré en Grande-Bretagne, de l’intégration à l’anglaise ! Bernard-Henri Lévy écrit : « Omar a vingt ans. Son imaginaire est anglais. Ses amis sont anglais. Ses cadres de pensée sont anglais. Ses lectures sont anglaises. » Bref, celui qui va se révéler l’ennemi radical, absolu de l’Occident est un pur produit occidental, et plus précisément de ce « couple diabolique » : islam et Europe. Mais comment ?
« Omar est devenu un obsédé de Sarajevo »
À la London School existent, comme dans tous les collèges du monde, toutes sortes d’associations. Omar adhère à l’Islamic Society. Occidental, européen, anglais, certes, mais la racine islamique de s’arrache pas. Cette Islamic Society organise une « semaine bosniaque » quand la guerre civile entre Serbes et Musulmans ravageait la Bosnie. C’est cela qui va servir de révélateur. En quelques semaines, Omar est devenu « un obsédé, un enragé, de Sarajevo ». Et il disparaît. Parti pour la Bosnie. On va le voir réapparaître, totalement transformé. « La barbe. Il porte la barbe des moudjahidin. Il porte les pyjamas pakistanais traditionnels. Il n’a plus le même regard non plus. Ni tout à fait la même voix… » Le voici possédé par le Coran. On va apprendre qu’il ne s’est même pas battu avec les « combattants étrangers » venus porter la flamme islamique dans les Balkans. Peu importe, il a eu la révélation. Dans ce pays où les Occidentaux, et BHL lui-même, ont cru se protéger en protégeant l’islam.
On le retrouve en Afghanistan, où il se fait taliban avec la barbe des talibans, la djellaba des talibans, un cerveau de taliban. Il surgit en Inde et, cette fois, passe à l’action. Il enlève des touristes pour les échanger contre la libération des terroristes islamiques au Cachemire. Les Indiens l’interceptent et l’incarcèrent. Il sera libéré, fin 1999, à la suite d’un sauvage détournement d’avion. Il reprend du service pour Al-Qaïda ou pour l’un de ses multiples « métastases ».
« La guerre contre les infidèles n’est pas la guerre, c’est un devoir, dit à l’auteur le porte-parole de l’université des talibans, à Karachi même, au Pakistan. Depuis l’attaque américaine en Arabie saoudite, puis en Afghanistan, il est du devoir de tous les musulmans du monde de soutenir le djihad contre l’Amérique et les juifs. » Arrêtons-nous sur cette doctrine. Elle signifie bien que le conflit avec l’Amérique et Israël n’a que faire de nos visions du droit et de la légitimité internationale des Nations Unies. L’Amérique avait agi avec tous les blancs-seings nécessaires quand elle est allée en Arabie, durant la première guerre du Golfe, pour expulser les Irakiens du Koweït, comme en Afghanistan, fin 2001, pour punir les talibans des attentats du 11 septembre. Qu’importe le droit, l’Amérique est condamnée pour le seul fait d’avoir agi en terre d’islam. C’est cela qui est considéré comme un blasphème puni de mort. Voilà ce qui donne le vertige, parce qu’il y a là tout ce qui fabrique ce « choc des civilisations » sur lequel les dirigeants occidentaux préfèrent jeter un voile d’hypocrisie.
Mais il y a, heureusement, dans la formidable enquête de Bernard-Henri Lévy un secret, et un secret finalement rassurant. Celui-ci : Daniel Pearl, le grand reporter du Wall Street Journal, n’a pas seulement été décapité parce qu’il était juif et américain, mais parce qu’il était sur le point de faire le lien entre l’araignée Al-Qaïda et l’un des services secrets pakistanais, des liens justifiés par la protection de l’arme nucléaire pakistanaise et sa mise au service de l’islam. Il était « l’homme qui en savait trop » et dont ce livre apporte les mille pièces qui aboutissent à cette conclusion.
Autrement dit, il y a bien un crime d’État dans cet acte de barbarie exécuté au nom du fanatisme, un crime financé, organisé, manipulé de longue main par une agence d’État, un État dans l’État. Les responsables, une fois découverts, peuvent donc être désignés. Un État ne disparaît pas dans des souterrains de montagne, ne se dissimule pas dans la foule, ne se réfugie pas à l’étranger en franchissant les frontières… Omar Sheikh a cru pouvoir perpétrer son crime parce qu’il n’y aurait jamais de châtiment, mais ses lointains commanditaires savent désormais qu’ils pourraient bien ne pas y échapper. Ce livre est-il un « tableau moderne du mal, une descente vers les enfers, où couvent, peut-être, nos prochaines apocalypses », comme l’écrit l’éditeur ? Le livre de l’Apocalypse (XX, 13) dit : « Celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l’étang de feu. »
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