Le révolutionnaire à col de chemise ouvert revêtant la bure du nouveau moraliste ? L’imprécateur de L’idéologie française rédigeant lettres et journaux intimes et rapportant des confessions chuchotées ? Le nouveau philosophe dénonciateur de La Barbarie à visage humain transformé en feuilletoniste ?
Il y a de tout cela dans l’itinéraire et dans les personnages successifs, simultanés et toujours imprévisibles de Bernard-Henri Lévy. L’agrégé de philosophie hanta l’Argentine, l’Afghanistan et le Cambodge pour agir et témoigner, alors que, bien abrités sous leurs peaux d’âne, beaucoup se contentent de discourir de révolution et de libération au péril de la vie des autres.
Hôte de la Conférence des Étudiants juifs de France, la semaine passée à Nancy, Bernard-Henri Lévy s’est livré à cœur ouvert à son auditoire, à ses questionneurs et à l’art familier de la réponse, à l’interview tous azimuts.
Savoir changer de couloir aérien
CHARLES LAPREVOTE : Pourquoi le roman maintenant ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Le Diable en tête est la continuation de mes essais antérieurs par d’autres moyens. L’essai, plus ésotérique, est appuyé sur un vocabulaire technique, c’est une discipline spécifique. Le roman permet de faire passer les idées en direction d’un public beaucoup plus large. Raison simple du roman : parler pour tout le monde, être compris par tout le monde, faire sauter la langue de bois. Je crois aussi que, pour la compréhension des grands problèmes de l’époque, le roman est plus fécond que l’essai. L’Espoir, La Condition humaine, de Malraux ; L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, nous en apprennent plus sur le fascisme et le stalinisme, là où des bibliothèques entières de mémoires oubliés ont échoué. La force du roman, c’est la forme royale. C’est le moyen d’expression de plus achevé pour l’intelligence. Il avait toujours été entendu en moi-même que je viendrais au roman, que je prendrais ce parti.
Êtes-vous satisfait de ce choix, de ce premier roman ?
Mon éditeur l’est. Le roman n’est pas sans risque. La philosophie est commode pour maintenir une barrière entre le public et soi. Le roman, c’est le risque d’un certain narcissisme, de l’impudeur, de la confession. C’est aussi un défi à l’intelligentsia parisienne qui n’aime guère les changements de couloirs aériens, qui exige que les gens restent assignés à la case donnée. D’où certains flingages et tirs à vue… D’autres romans ? Oui, j’y suis décidé.
Puisez-vous l’inspiration dans l’actualité ?
Hegel disait que la lecture du quotidien est la prière matinale du philosophe. Il n’y a pas de jour où la lecture du journal ne me donne l’idée de quinze scènes de roman. C’est l’œil du philosophe, du moraliste sur la porcherie humaine. Le genre romanesque fait toutefois toucher du doigt la vacuité de l’exercice littéraire : que pèsent, je vous le demande, 504 pages du Diable en tête, à côté de la mort d’un petit garçon, du petit Grégory qui avait l’âge de mon fils ?
Vous êtes sévère pour l’époque, mais votre roman s’achève par la rédemption du héros ?
En moi, le pessimisme de l’intelligence se double d’un optimisme de la volonté. La littérature (souvenez-vous de Gide : « On n’en fait pas de bonne avec de bons sentiments »), est seule capable de raconter, d’exhiber les tares, les plaies, le péché, le mal, les vices des hommes et de la société. Ainsi les ont décrits Dostoïevski, Céline, Proust, Faulkner. Mais raconter, c’est racheter. Oui, mon héros, à la fin de sa vie, reconnaît ses erreurs et fait pénitence dans la ville des trois religions du Livre, où il vient trouver sa rédemption. Je ne suis pas de ces nihilistes qui s’enivrent des vapeurs de la décadence, qui ressassent leurs mornes convictions. Je me bats par la plume, dans la vie. Je me bats quand je dis la voie du juste et du bien.
La seule démocratie du Proche-Orient
Avec Benjamin C., nous voici à Jérusalem. Qu’en est-il pour vous de la situation en Israël ?
Israël pâtit toujours de sa situation du bouc émissaire des nations. Quand je pense que des organisations internationales ont osé dire du sionisme que c’était une forme de racisme ! D’un bout à l’autre du monde, de Pretoria à Tachkent, de Santiago à Paris, le mot « sionisme » est la pire injure que l’on ait aujourd’hui à la bouche pour insulter, alors que ce beau mot de sionisme s’est édifié sur des millions de martyrs. À ce signe, l’on voit que la situation d’Israël n’est pas bonne, reste difficile : poids du budget d’armements, menaces incessantes de guerre, affrontements intérieurs… Mais qu’est-ce qu’une démocratie (et Israël est la seule démocratie du Proche-Orient), sinon un pays toujours en crise. Il n’y a pas de crise en URSS… Quel pays, après Sabra et Chatila, aurait songé à mettre en cause la légitimité gouvernementale, à publier par haut-parleurs dans les rues les travaux de la commission d’enquête ? Israël est une démocratie exemplaire. Je le dis avec une liberté de parole totale : je n’ai aucune raison d’être plus indulgent avec Peres qu’avec Begin. Ma solidarité de principe, en revanche, est inconditionnelle à l’égard du pays, de l’État sioniste en Palestine.
Quel est, selon vous, l’état de la philosophie et de son enseignement en France ?
Tous les régimes ont et auront toujours de la méfiance face à la philosophie. C’est une discipline subversive, peu rentable, dont la fonction est d’ironiser le lien social, de poser (et de faire se poser) des questions. Quel État n’est pas tenté de dire que la philosophie empêche de gouverner en rond. Depuis Socrate, la philosophie n’est pas bien en cour. Elle ne l’est pas dans notre siècle utilitariste. Les Nouveaux philosophes ont contribué, avec la télévision, à faire descendre dans la rue. Quand on fera le bilan, après la débâcle, on leur reconnaîtra au moins ce mérite-là.
Ne pas avaler les couleuvres
Vous avez appartenu aux experts proches du parti socialiste dans les années 70, êtes-vous satisfait des résultats obtenus par le pouvoir socialiste ?
Je n’ai jamais été socialiste. Mais j’ai toujours eu, bien avant le 10 mai 1981, un attachement amical à la personne de François Mitterrand. J’ai toujours été là quand d’autres désertaient. Pourtant, pendant les deux premières années de gouvernement socialiste, j’ai été plutôt critique, et même violemment critique. J’étais contre la présence des communistes au gouvernement, que je considérais comme une forfaiture. Contre la ligne populiste-poujadiste de Pierre Mauroy, contre les parfums d’archaïsme et de régression montant des discours de tel ou tel ministre, comme Jean-Pierre Chevènement : c’est de la vieille droite matinée de nouvelle gauche… J’ai toujours parlé sans fard, avec respect mais sans concession, à l’Élysée. Avec le départ des communistes, la nomination de Fabius, le recentrage, quelque chose de nouveau est arrivé. Je regarde très favorablement le cours nouveau de la politique du régime. Je crois qu’aujourd’hui nul n’a plus à donner de chèque en blanc. Je suis toujours plein de pitié quand je vois des militants avaler des couleuvres, comme s’ils étaient obligés d’accepter tout en bloc. Il faut avoir une attitude adulte : il y a des cas où j’applaudis, d’autres où je crie. Le peuple français n’est plus un peuple-godillot : il faut examiner chaque situation au coup par coup, sortir de la grande époque partisane et malhonnête, accepter de dire : c’est bien quand c’est bien, c’est mal quand c’est mal. C’est ce que les gens attendent de nous, les intellectuels.
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