1. Un plaisir infini

Il y a un numéro passionnant de La Règle du jeu de Bernard-Henri Lévy, le no29 (15 euros, environ 240 pages). Il est de septembre mais vous avez le temps puisque le prochain, le no30, ne paraîtra qu’en janvier 2006. Et puis le tissu en est solide. Sous le titre un peu pompeux « Notre guerre d’Espagne » est évoquée la guerre de Bosnie, vieille déjà de dix ans. Avec un « Retour à Sarajevo » de BHL, qu’on n’appelle pas là-bas BHL mais par son prénom et son nom. « Enfin un lieu où on ne m’appelle pas BHL mais “Bernard-Henri Lévy”. Oui, quand on m’appelle BHL, c’est pour dire autre chose, c’est un clin d’œil, un signe de reconnaissance, de connivence et d’amitié, et quel signe ! “BHL” comme Bosnie-Herzégovine libre. Mes initiales comme celles de la Bosnie ! Je me souviens, cher Jovan [Jovan Divjak, général de corps d’armée bosniaque, auteur dans ce même numéro d’un article Notre ami Lévy], du jour où vous vous étiez avisé de cette coïncidence et de l’état d’hilarité où cela vous avait mis. Je me souviens de la légère stupeur de vos hommes quand vous le leur aviez dit. Moi, ça me faisait un plaisir infini. Et ça me fait toujours un plaisir infini. »

Et puis il y a le texte central (près de 80 pages) de Laurent Dispot, « Jankélévitch avait raison ». Je n’ai pas, en général, une passion pour Laurent Dispot que j’ai connu au Matin autour des années 1980. Mais l’article est bon. Nuancé en diable. Il cite une phrase de Jankélévitch tirée d’un papier du Monde : « Ils ont tué six millions de juifs mais ils dorment bien, ils mangent bien. » C’était pour répondre au traité d’amitié franco-allemand de 1963. Ce fut le traité de Paris, « en prenant date – c’est Dispot qui parle – sur les effets pervers qu’il pourrait générer, comme couverture à l’effacement de la vigilance, de la mémoire. On rappelle trop peu comment Jankélévitch, en 1980, invita chez lui un Allemand qui lui avait écrit et chez qui son oreille de “mélomane de la morale” avait reconnu les notes justes d’une demande de pardon authentique. Il l’appela son “messager de printemps” : enfin, on sortait de l’autojustification plus ou moins déguisée. Cette expression correspond à ce qu’on appelle en Allemagne “la zone grise”. Celle de l’acceptabilité du nazisme par éloignement dans le temps ; par une délimitation étroite et un balisage universitaire du système du crime contre l’humanité, un blasement de l’indignation et des réflexes. »

Parfois, c’est un peu embarrassé mais ce gros pavé mérite d’être lu. On parle en ce moment trop de Vichy. Comme si la France pouvait être comparée à l’Allemagne. Qu’il y a eu des antisémites en France, c’est certain. Il y en a encore. Et il y en aura longtemps. Mais Vichy n’aurait pas existé sans l’Allemagne hitlérienne. Et Hitler n’aurait pas existé sans l’Allemagne. Tandis que Pétain – Pauvre Pétain ! Il a perdu dans la défaite sa victoire de Verdun. Notre Auschwitz à nous, à tout casser, ce fut un capitaine et l’île du Diable. Et vous savez comment ça s’est terminé : un galon de plus et la Légion d’honneur – que j’ai refusée en 1988.

2. Une brouille

Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce numéro, c’est la fin. Quand on publie des extraits d’Adieu à l’amitié. Hemingway, Dos Passos et la guerre d’Espagne. Ces extraits, nous dit-on, sont tirés de l’ouvrage éponyme de Stephen Koch, à paraître aux éditions Grasset. Hem et Dos publient, sur cette guerre d’Espagne, chacun son livre. Dos Passos, Les Aventures d’un jeune homme, Hemingway, En contrebas. Il y a une histoire d’espion, d’homme fusillé : « Le Français d’Hemingway perd la vie dans un geste suicidaire, l’américain dans une sorte de meurtre. » Qui a menti ? Enfin, il y a eu brouille. Ce n’est jamais très heureux depuis Corneille et Racine de publier pratiquement la même année des ouvrages de l’esprit aux sujets voisins.

Enfin, il y a « Le Théâtre et le rêve américain », un entretien entre Arthur Miller (1915-2005) et Liliane Lazar, qui date du printemps 1995. Arthur Miller est mort en février 2005, jeune octogénaire. Pourquoi, lui demande Liliane Lazar, « avez-vous écrit des pièces de théâtre plutôt que des romans et nouvelles ? ». Eh bien ! dit Arthur Miller, c’est que « je me sens plus doué pour écrire des pièces de théâtre ». Mais faut pas croire : il y a aussi « Au fil du temps, mon autobiographie en dix-neuf langues, et une de mes nouvelles, “Homely Girl”, vient d’être publiée en France, aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne ». Si Dieu lui avait accordé vingt ans de plus, peut-être aurait-il écrit Autant en emporte le vent ? Le vrai rêve américain.

3. Que de Lévy !

Enfin, ce numéro se termine presque sur les « Réflexions sur l’être juif » de René Lévy. Ce texte, nous dit-on, « reproduit l’introduction à la leçon de Bernard-Henri Lévy du 10 avril 2005 à l’Espace Rachi, dans le cadre des séminaires parisiens de l’Institut d’Études lévinassiennes ». Que de Lévy dans un seul numéro ! On y apprend par René Lévy que Benny Lévy « voulant perdre son accent de juif égyptien, si sonore, séjourne dans la Loire pour y prendre l’accent du français le plus pur ». Mais ce sont surtout les rapports entre Benny Lévy et Sartre qui nous passionnent, les stupéfiants entretiens de mars 1980 parus dans Le Nouvel Observateur, qui bouleversèrent les sartriens. Sartre vers la fin de sa vie s’était-il converti ? « Dans ce douzième entretien, fulgurant à bien des égards (intitulé “Le Juif réel et l’un”), Sartre confesse avoir fait une découverte à laquelle Benny Lévy l’a conduit : la découverte que le juif est réel. Découverte anodine, dira-t-on. Car enfin, qui doute si le juif est réel ? Qui, quel juif, même des plus réfractaires ? Ah, ça, si l’on pouvait en douter, quel soulagement ce serait pour beaucoup ! » Comme on le voit par ces minces extraits, le numéro 29 de La Règle du jeu est passionnant. Vous y trouverez bonheur et inquiétude.

P. S. – Pour nous changer, une adresse de restaurant, indiquée par Robert Sabatier – qui vient de publier ses Œuvres poétiques complètes (Albin Michel, 30 euros) – , par Gilles Pudlowski du Guide de Paris (Michel Lafon, 18 euros), et par Fathéma Hal dans son Grand Livre de cuisine marocaine (Hachette pratique, 25 euros). Quand on ne sait pas faire la cuisine, le mieux est d’aller dans son restaurant « Mansouria », 11, rue Faidherbe, Paris-11e (tél. : 01-43-71-00-16). Le meilleur tajine de Paris, la pastilla au pigeon et les quatre salades d’oranges à l’eau de fleur d’oranger à la cannelle, qui se dégustent comme à Fès, comme le dit si bien Pudlo dans son Guide. Les trois m’avaient amené au « Comptoir du relais », 9, carrefour de l’Odéon, Paris-6e (tél.: 01-43-29-12-05). Bons produits, atmosphère sympathique, un peu bruyante. On oublie le bruit en regardant Fathéma, dont nous étions tous amoureux.


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