La crise du Proche-Orient est, en son principe, un conflit entre nationalistes juifs et nationalistes palestiniens ; Israël peut vider sa querelle avec les États voisins, il restera toujours, irréductible aux « pressions » et « médiations », cette opposition de deux mouvements nationaux, de deux mouvements de libération nationale, authentiques et légitimes, revendiquant au même moment le même foyer national : « Eretz Israël », la Palestine toute entière.
C’est cette vérité fondamentale que les acteurs du conflit devraient, aujourd’hui plus que jamais, garder présente à l’esprit ; c’est elle pourtant qu’ils ignorent depuis un quart de siècle, en s’acharnant à méconnaître et à nier leur existence réciproque ; faute de pouvoir se détruire par la force, Palestiniens juifs et arabes choisissent de s’annuler, de se détruire symboliquement. C’est sans doute cette attitude, et ses retombées dans la conjecture présente, qui constituent l’obstacle le plus sérieux à un règlement pacifique du conflit.
Notamment, Israël qui en est encore à lutter pour affirmer son identité et faire admettre son existence nationale, refuse paradoxalement de reconnaître l’identité et l’existence du peuple palestinien ; Israël a appris qu’une conscience nationale suffit à constituer une nation, mais s’obstine à ne voir dans la communauté des « Camps » qu’une communauté de « Réfugiés ». Méconnaissance d’autant plus navrante que le nationalisme palestinien, le « Sionisme » palestinien, est né, puis s’est développé, dans des conditions analogues à celles du nationalisme juif.
Première analogie : les deux mouvements nationaux ont pour origine la persécution et l’oppression. Le sionisme juif est né dans le ghetto et a grandi dans le camp de concentration ; le sionisme palestinien est né à Gaza et s’est cristallisé dans le camp de réfugiés. Deux « ségrégations » qui ont mutilé et traumatisé les deux communautés, et qui, arrachant l’homme juif et palestinien à la terre et à ses racines, l’ont cruellement privé d’une dimension fondamentale. Une « question » palestinienne est née de la création d’Israël, comme une « question » juive était née de l’antisémitisme : à ces deux questions, un « sionisme », un retour à la terre, prétend apporter une solution.
Internationalisme et Panarabisme
Surtout, cette réponse « sioniste » à la question juive et palestinienne s’inscrit, dans les deux cas, sur un terrain idéologique analogue, dans un lot de solutions possibles ; c’est contre des solutions alternatives du même type que les nationalistes juifs et palestiniens ont dû se battre pour imposer leur solution sioniste. Pour les Juifs, ces solutions alternatives s’appellent « assimilation » et « internationalisme prolétarien » ; pour les Palestiniens, « intégration » et « panarabisme » ; celles-ci étant des variantes de celles-là.
L’argument de l’assimilation d’abord, fonctionne de façon similaire. De même que l’on demande aux Juifs occidentaux de témoigner qu’en renonçant à leur singularité culturelle ils échappent à la persécution, de même, on demande aux Arabes d’Israël de prouver qu’en acceptant loyalement le fait israélien ils trouvent leur place à l’intérieur de l’État juif. Dans les deux cas, il s’agit de montrer que l’on peut faire l’économie de la solution sioniste ; que ce qui est possible pour les uns doit être possible pour les autres ; et que notamment, avec une « aide internationale » et la bonne volonté des pays frères, le peuple palestinien devrait pouvoir se fondre dans l’ensemble de la région.
« Internationalisme » et « Panarabisme » ont également joué, dans la naissance des deux mouvements nationaux, un rôle équivalent. De même que la tradition marxiste voit dans la destruction des fondements mêmes de l’antisémitisme, de même les partisans du Panarabisme ont compté sur l’unité arabe pour détruire les racines de la question palestinienne. On connaît la polémique engagée par Lénine contre le Bund et les déviations sionistes au sein du mouvement ouvrier ; on peut en rapprocher, toutes proportions gardées, la politique nassérienne de répression contre les nationalistes palestiniens jusqu’en 1967. La création de l’OLP, lors du sommet arabe de 1964, répond à ce désir de régler la question palestinienne dans un cadre strictement international. Et l’on peut dire que, de même qu’une proportion croissante de Juifs soviétiques, déçus par le stalinisme, sont venus au sionisme, de même des groupes tels que le Mouvement Nationaliste Arabe (futur FPLP), déçus par le nassérisme, se sont convaincus au fil des années de la nécessité d’une solution nationale. Dans les deux cas, la victoire de cette solution nationale est passée par la faillite d’un type d’internationalisme.
D’ailleurs, aucun des deux mouvements n’a renoncé pour autant (et c’est là encore une ressemblance frappante) avec toute forme d’internationalisme. Au contraire, la solution nationale est conçue dans les deux cas comme un détour nécessaire pour renouer avec une authentique inspiration « universaliste ». Un certain Sionisme, la grande tradition sioniste de gauche, entendait insérer la création d’Israël dans la lutte des classes à l’échelle mondiale : de même, les nationalistes palestiniens reprennent à leur compte les thèmes du Panarabisme et prétendent œuvrer pour l’unité arabe. Borokhov voyait dans la constitution d’un État juif le moyen de renverser la « pyramide » sociale et de donner au prolétariat juif la possibilité objective de travailler pour sa part à l’œuvre révolutionnaire : de même, les leaders des fedayin veulent retrouver leur foyer national, pour en faire une base et un foyer de la Révolution arabe. À ce titre, il n’est pas indifférent de constater qu’il y a dans les deux mouvements nationaux un même optimisme fondamental ; un même espoir de créer une société révolutionnaire, juste et démocratique, d’installer sur le sol national retrouvé un État original et idéal, affranchi des contraintes du passé et des vieux compromis. Le sionisme, juif ou arabe, ne va pas sans utopie.
Le « mandat » jordanien
Ambiguïté d’une répression
En poussant plus loin encore le jeu des rapprochements, on peut dire que c’est d’une « Charte Nationale » qu’Arafat, comme Herzl autrefois, a besoin aujourd’hui. Sans doute les arguments avancés, les titres de légitimité, les méthodes mêmes, sont-ils profondément différents ; mais il est caractéristique que les fedayin aussi ont fait le tour des Chancelleries, en ont tiré subsides et attaches idéologiques, et souvent se sont mis à leur service. Il est caractéristique également que les sionistes arabes inquiètent et indisposent, tout comme leurs homologues juifs, l’Establishment des pays sollicités ; facteur d’agitation et d’instabilité, les rescapés des Camps (qu’ils soient Juifs ou Palestiniens) sont, de façon similaire, tenus à distance ; la création d’Israël faisait le jeu de l’antisémitisme puisque l’État nouveau devait éloigner des masses de gueux, déclassés et sans attaches, menaçant peut-être l’ordre établi ; de même la politique égyptienne d’occupation de Gaza, puis l’apparente résignation du roi Hussein à tolérer en Cisjordanie une entité palestinienne, témoignent d’un souci de fixer et d’isoler des « frères » décidément bien encombrants. Autrement dit, pour les États arabes aujourd’hui, comme hier pour les États d’Occident, la solution sioniste est encore interprétée dans la problématique du Ghetto.
Plus généralement, l’attitude des « pays frères » à l’égard des fedayin, rappelle singulièrement celle de la puissance mandataire à l’égard du nationalisme juif naissant ; les ambiguïtés de la politique jordanienne (ou égyptienne) à l’égard du mouvement de libération palestinien rappellent les équivoques et la duplicité de la politique britannique à l’égard du sionisme qu’elle avait patronné. Dans les deux cas, le Sionisme est soutenu tant qu’il demeure contrôlable et utilisable, son « utilité » se mesurant au profit qu’on peut en tirer dans l’ensemble d’une stratégie : la stratégie « impérialiste » de la Grande-Bretagne dans l’entre-deux-guerres, la stratégie anti-israélienne et panarabe de Nasser ou Hussein. Dans les deux cas, l’État protecteur se mue en liquidateur dès qu’il apparaît que le combat sioniste, en poursuivant ses débuts spécifiques, entre en contradiction avec l’ensemble de la stratégie où l’on entend l’insérer : le nationalisme juif compromettait la politique britannique d’équilibre au Proche-Orient, le nationalisme palestinien menace la tendance à la conciliation qui semble prévaloir dans les capitales arabes ; le sionisme risque d’être sacrifié aux intérêts de la « Coexistence », comme autrefois à ceux de l’« Impérialisme ».
D’où une dernière analogie : de même que les structures de l’État Juif se sont constituées à l’abri, puis à l’encontre, des intérêts de la puissance mandataire, de même les structures de l’État Palestinien à venir sont en train de se constituer à l’abri, mais très vite à l’encontre, des intérêts du souverain jordanien. Les Juifs avaient la Haganah, les Arabes ont l’ALP ; les Juifs étaient constitués en « partis » politiques, embryons des partis nationaux, les Palestiniens ont aussi, dans leurs dix organisations de commandos, un éventail de choix et de tendances politiques ; et de même que le Congrès Sioniste était une Knesset avant la lettre, le Congrès National Palestinien est peut-être déjà le Parlement de l’État Palestinien à naître. On sait enfin qu’une infrastructure administrative, sanitaire et scolaire est en train de se constituer en Jordanie, souvent dans le cadre des camps de Réfugiés, tout comme, dans la Palestine du Mandat, un véritable État dans l’État s’était constitué, dans une semi-clandestinité. Dans les deux cas donc, des structures étatiques se sont forgées, en même temps qu’une conscience nationale, dans le cadre de la lutte armée et de la « Résistance » ; pour les commandos de l’Irgoun l’ennemi s’appelait l’Arabe et la Grande-Bretagne, pour les commandos du Fath l’ennemi s’appelle Israël et, de plus en plus, le pouvoir jordanien. Les protagonistes ont changé, ainsi que la disposition même de la scène ; mais le mécanisme reste rigoureusement homologue : dans le jeu de la répression, du terrorisme, et de la méconnaissance, une entité nationale, une fois encore, prend forme.
De ce réseau d’analogies, il serait imprudent de conclure à une symétrie parfaite des deux types de mouvements nationaux ; des différences fondamentales subsistent, plus nombreuses sans doute que les ressemblances et coïncidences ; il est clair par exemple que la naissance du « sionisme » arabe est le produit direct de la victoire du sionisme juif, ce qui suffit à distinguer radicalement le type de légitimité et la portée politique générale des deux nationalismes ; ignorer de telles différences pourrait conduire eux erreurs les plus néfastes.
Pourtant, il était peut-être bon, à l’heure où certains parlent de paix et de conciliation, de souligner les origines et les traits similaires de deux mouvements nationaux qui s’ignorent et s’excluent. Bien sûr, les nationalistes palestiniens sont précisément ceux qui, officiellement et pour l’instant, refusent ce langage de paix et de conciliation : en sionistes conséquents, ils revendiquent la Palestine, toute entière, sans compromis, sans partage. Mais on peut se demander si cette intransigeance n’est pas le fruit de la haine et de l’incompréhension ; si le radicalisme désespéré des fedayin n’est pas l’effet de la certitude profonde que l’Autre refusera le partage et le compromis puisqu’il refuse la plus élémentaire reconnaissance ; si le sionisme des uns ne se nourrit pas des excès du sionisme des autres.
Dans ce cas, est-il absurde d’espérer que, conscients du paradoxe de leur « antisionisme », conscients aussi du fait que la reconnaissance d’un fait nationale palestinien est aussi inéluctable que celle de leur propre fait national, les Palestiniens Juifs amorceront un dialogue, en direction des Palestiniens Arabes ; que, dans le cadre de la Région, et par-dessus la volonté et l’incapacité des États Arabes constitués, Israël et les Palestiniens, reconnus dans leurs droits légitimes, tenteront de bâtir ensemble une structure de paix. Seuls le fanatisme et le désespoir peuvent les dresser l’un contre l’autre ; car après tout, c’est sur les rives du Jourdain et à Gaza, et non en Israël, qu’un État dans l’État, un État palestinien de fait, est en train de se constituer.
Israël n’est-il pas alors le mieux placé, politiquement et affectivement, pour réparer l’injustice commise et doter le peuple palestinien de sa Charte Nationale.
Réseaux sociaux officiels