Un mètre carré de section. Douze mètres de hauteur. Un bel aluminium recouvert d’une mince couche de plomb où les passants sont invités à venir inscrire leur nom. Et puis un grand trou de douze mètres, juste sous la colonne, à l’intérieur duquel elle doit peu à peu s’enfoncer, un mètre après un mètre, à mesure que s’allongera la liste des signatures. Tel est l’étrange projet nourri par Jochen et Esther Gerz. Tel est le singulier « monument contre le fascisme » qu’ils viennent d’édifier en plein cœur de Hambourg.
La question posée – la question qu’ils se posaient – était : qu’est-ce qu’un monument contre le fascisme ? à quoi cela peut-il bien ressembler ? Comment incarner dans la matière cette volonté qui était la sienne d’exorciser les spectres du fascisme et de conjurer, surtout, leur retour ? Exclu, bien entendu, un monument trop monumental. Exclue une colonne qui, par quelque bout que ce soit, pouvait rappeler l’esthétique fasciste. Exclue, probablement même, la naïveté commémorative d’une sculpture qui eût été là, toujours là, éternellement là, comme une sorte de sédiment incorporé au paysage urbain. L’idée forte, l’idée très belle, s’est imposée d’elle-même : du plein sur du creux ; de l’être sur du rien ; la massivité d’un monument voué à disparaître pour laisser place à la mémoire. « Rien, dit Gerz ne peut à la longue se dresser à notre place contre l’injustice ».
La démarche, c’est vrai, peut laisser rêveur. Et il n’est pas exclu que la « naïveté », chassée d’un côté, revienne subrepticement de l’autre. Un espace vide, vraiment ? Un espace de plus en plus vide ? La colonne qui, pas à pas, mètre par mètre, disparaît dans le sol de Hambourg ? Le problème, il est dans ce « mètre par mètre ». Il est dans cette supposée « progressivité ». Il est dans ce soupçon d’optimisme qu’on ne peut pas s’empêcher de sentir au cœur de l’entreprise. Le problème, le risque, c’est de donner à penser que le temps – celui des noms gravés sur la pellicule de plomb – ferait souverainement son œuvre et qu’il suffirait d’un certain temps pour que, lentement mais sûrement, un peuple assume sa mémoire.
Sur le fond, pourtant – et ce risque étant pointé – j’aime cette œuvre. J’aime sa beauté austère. J’aime sa géométrie grandiose. J’aime l’idée de cette colonne mobile qui vivra jusqu’à la fin des temps, mais sous la terre, sous les pas des hommes et des femmes de Hambourg. Nous avons assez dit, les uns et les autres, ce que le souvenir du fascisme peut avoir d’indicible. Nous avons assez glosé sur le défaut des langues à dire la pure horreur qu’il a pu représenter. Nous savons – nous ne savons que trop ! – combien les mots nous manquent lorsqu’il s’agit de figurer l’illogisme, la folie, l’irrationalité totale de ce qui s’est passé ici, sur ce sol allemand, quinze ans durant… Quoi de mieux qu’un grand vide, alors, pour dire ce formidable trou de mémoire qu’est le cauchemar hitlérien ?
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