« Je ne connais pas d’autre bombe qu’un livre », écrivait Mallarmé. En 154 pages, Bernard-Henri Lévy vient de publier une de ces bombes qui, trop rarement, font exploser les conventions, le bien-entendu et les truismes simplificateurs. Dans cet Éloge des intellectuels (Grasset), pas un mot à retoucher, à retrancher, pas une idée qui puisse laisser indifférent, pas un concept qui, mieux que la réflexion, n’impose une interrogation – véritable et profonde – sur la place des écrivains dans le monde tel qu’il est. Aux journalistes que nous sommes, Lévy, à sa façon, ouvre une voie, peut-être même le chemin : « Je crois qu’il y a dans un article de journal une rencontre de l’urgence et de l’exigence, du style et de la circonstance, qui pourrait bien être, après tout, une bonne définition de la pensée. »
La puissance d’un livre ne peut évidemment pas se mesurer à sa seule épaisseur. Celui-là en fournit un nouvel exemple. Le rôle des clercs dans la cité ? Lévy, d’une écriture merveilleusement maîtrisée, fournit quelques réponses, proposes des idées et, parfois, offre des fulgurances. D’aucuns, déjà, n’ont pas manqué de le vitupérer, d’autres – tel Bernard Franck – de célébrer la justesse du raisonnement et de la plume. Mais laissons là, pour un temps, le pur débat d’idées pour s’attacher au seul personnage Lévy, à l’extraordinaire fantasmagorie qui, à la seule évocation de son patronyme, surgit.
« Le livre de la maturité ». La première sentence, positive cette fois, n’a pas tardé à tomber. Aurait-il jusque-là publié des ouvrages pubères ? Ridicule. « Il se livre à une véritable autocritique, il se flagelle lui-même quand il avoue avoir cédé à la tentation de la culture-spectacle. » Cette accusation, la seconde, est plus insidieuse, d’avantage perverse. Parce qu’elle sous-entend qu’il aura fallu attendre l’Éloge des intellectuels pour que Lévy soit admis – enfin – dans le saint cénacle des « vrais » penseurs. Ridicule, encore.
Un enfant du siècle
Il est temps, en effet, de se souvenir. Se souvenir de son passé par exemple, serait-il récent. De son influence, que cela plaise ou non, dans le mouvement des idées au cours des dix dernières années. Entrons, un peu, dans le détail : l’effondrement de la mythologie communiste ? Lévy, à sa façon, y a contribué. Et pleinement. Trop aisé aujourd’hui de négliger cette Barbarie à visage humain publiée il y a dix années de cela, en 1977. Le rappel qu’ici, dans ce pays, la France, perdure un véritable fond réactionnaire, antidreyfusard, pétainiste et, à l’occasion, antisémite ? Lévy encore, L’Idéologie française, 1981.
Le rappel incessant que l’holocauste des juifs à rien n’est comparable, qu’Auschwitz ne peut être assimilé aux pires exactions de l’armée française en Algérie ? Lévy toujours, parmi d’autres bien sûr, mais présent. Sentinelle de la justice qui doit être rendue au peuple juif. Solide comme un roc quand il devient de bon ton, partout, à droite et à gauche, de « réviser » – verbe abject – l’histoire. Prompt à la réplique, cinglante souvent, quand certains perdent raison à la seule évocation d’Israël.
Soit. Il irrite. C’est vrai. Il agace. Il n’est pas bien, à Paris, d’être le premier. De plaire. D’avoir du succès. D’obtenir le prix Médicis pour un premier roman, Le Diable en tête. D’être publié et lu à Rome, New York, Copenhague, Madrid, Jérusalem. De savoir utiliser, et avec quelle maestria, le média télévision. Lévy est un enfant du siècle. Et il a décidé, sciemment, de s’en servir, de refuser cet absurde précepte selon lequel l’intellectuel devrait vivre enfermé, reclu. « J’aime les palaces », affirme-t-il avec un rien de défi. Et après ? Le talent ne dépend pas du lieu où l’on se trouve. Lévy en a. Enfermé dans une chambre de bonne ou sous les dorures du Gritti à Venise. C’est, à n’en pas douter, l’essentiel.
Un souvenir, un seul. Récent. Bernard Pivot, profitant de la sortie de l’Éloge des intellectuels, avait convié Lévy sur le plateau d’« Apostrophes ». Il avait également invité l’ignoble collabo nazi Maurice Bardèche. Lévy – j’en témoigne – était inquiet. L’inquiétude des justes. Comment faire pour, toujours et mieux, démasquer Bardèche, lui signifier à quel point, pour tout juif, il est à tout jamais l’incarnation de l’abject, de la sauvagerie et du meurtre. Lévy face à Bardèche : il avait pleine conscience, ce jour-là, de toute l’étendue de sa mission. Parce que mission il y avait. Lévy le philosophe, oui. Lévy l’écrivain, oui. Lévy la star, oui. Mais avant tout, avec douleur et fierté, Lévy le juif.
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