Nous vivions des années apathiques, une sorte de gueule de bois prolongée après les errements que l’on sait. La prise de Saïgon, celle de Phnom Penh ne passaient pas. Certains vivaient cette sorte de gel en campant sur des valeurs minimales, sorte de SMIC de l’esprit qui permettrait de s’en tirer sans trop de risque. D’autres ont cru bon d’aller chercher de nouveaux héros, symétriques des anciens : le dernier en date, Ronald Reagan, est aujourd’hui en piteux état pour avoir vendu quelques armes au dernier-né des grands barbares.

D’autres encore croyaient colmater les brèches en s’affirmant de gauche et en évitant soigneusement d’entrer dans les débats qui traversent le champ politique. Au bout d’une dizaine d’année, nous nous sommes retrouvés en une étrange situation. Le silence était devenu la vertu essentielle, non des intellectuels, mais des hommes politiques. La télévision organisait d’extraordinaires concours de petites phrases et les sondages plaçaient en tête les champions du rien dire.

Retour de l’antihumanisme

La métaphore du dinosaure s’accrochait aux hommes politiques : énorme, difficile à remuer, terriblement vieux et, surtout, surmonté d’une tête minuscule. En face des sauriens, il ne restait, disait-on, que des chansons : Montand dans le rôle de Raymond Aron, Renaud dans celui de Sartre. Il ne manquait que Stéphanie de Monaco dans le rôle de Simone de Beauvoir. Nous l’avons échappé belle. Puis quelques événements, venus du fond de la société, ont mis en évidence l’insupportable vide.

Certains s’étaient empressés de qualifier médiatiquement ces mouvements : on nous jurait que c’était la revanche de Coluche sur Bernard Tapie ! Et puis… Il s’est passé quelque chose : à droite, à gauche et même ailleurs, les intellectuels retrouvent leur voix. À droite, on s’inquiète d’un retour de l’antihumanisme, en des termes qui mélangent quelque peu Foucault et Althusser. Mais de tous côtés, une même question, chez Luc Ferry, chez Alain Finkielkraut et des Bernard-Henri Lévy : peut-on laisser le débat idéologique se réduire à des gadgets, à un affrontement Tapie-Renaud ? Se laisser écraser par une méthode, car c’en est une, dans tous les sens du terme, qui ne connaît que les réponses spots et les pensées clips.

Par un sous-œcuménisme qui ne connaît que le consensus. Cette question est aussi celle de la presse. Tout le journalisme se résume-t-il désormais à un vedettariat construit en adoptant un profil bas pour poser des questions et non plus en éditorialisant ? L’autonomie de la pensée, l’existence d’espace où l’expression ne dépend pas de stratégies politiques à court terme, tels sont les enjeux. Les clercs ont été parfois sommés de sortir de leur mutisme non pour jouer pleinement leur rôle mais pour se ranger sous telle ou telle banderole. De la même manière que les journalistes sont toujours suspects de rouler non plus pour des partis, des idéologies, des systèmes, mais pour l’un ou l’autre des grands politiciens du silence.

La pesante absence de polémique

On peut s’offusquer de ce qu’une vedette intellectuelle, connue pour sa participation au massacre d’anciennes certitudes, lance un manifeste, un éloge des intellectuels, militant pour un nouveau type de clercs. On peut rire ou sourire on me voyant monter en ligne, quand il s’agit de mon propre éditeur, Bernard-Henri Lévy. Je pourrais me tirer d’affaire en attaquant sur un désaccord essentiel, la métaphysique. Mais il reste ce débat, essentiel, indispensable, cette provocation au retournement de situation.

Les idées d’avenir, les idéologies nouvelles ne viendront pas des lieux où l’on a décidé, par principe stratégique, d’éviter absolument de penser. L’absence de polémique fondamentale se fait pesante et les manies consensuelles sont autant de masques d’une dégradation de la société. Dans cette affaire, les intellectuels ne peuvent plus s’en tirer à coup de pétitions et de soutien aux causes d’évidences qui les transforment en loufiats des restaurants du cœur. Nous sommes donc invités à passer à autre chose. Il est plus que temps.


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