Ce n’est pas la première fois qu’Israël est contraint à la guerre. Mais est-ce l’effet de stupeur créé par le scénario nouveau ? Le nombre des morts ? Celui des otages, dont la cause, en Israël, est sacrée ? Ou la cuirasse d’invulnérabilité de l’État des Juifs qui s’est brusquement fracturée ? Pour Israël, ce fut un moment de vertige. Et, pour les Juifs du reste du monde, ce fut une plongée dans un abîme inconnu.
Les Juifs de France avaient connu le supplice d’Ilan Halimi. Ils avaient vu le déni de justice qu’avait eu à subir, post mortem, son homonyme Sarah Halimi. La tuerie de Toulouse en 2012, celle de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, en 2015, la mort, en 2018, poignardée à son domicile, de Mireille Knoll, rescapée de la Shoah, avaient révélé cette évidence inconnue des années trente elles-mêmes : la France des droits de l’homme et de Voltaire redevenait un pays où l’on pouvait mourir d’être juif.
Les porteurs de kippa, à Marseille, Créteil, Avignon, sortaient la peur au ventre. Des journalistes ou intellectuels de confession, tradition ou affirmation juive vivaient sous protection policière. La plupart tenaient bon. Ils résistaient d’autant mieux qu’ils gardaient, dans un coin de la tête, ceci : l’idée d’un Israël de cocagne qui, avec ses déserts ouvragés et transformés en orangeraies, sa pierre blanche ourlée d’un soleil implacable et clément, son hyper-démocratie sans Constitution mais vivante, son armée invulnérable et, jusque-là, invaincue, leur était une assurance contre le pire.
Or voici que l’assurance se dégrade. Voici que le refuge devient piège et que le lieu symbole du « plus jamais ça » est celui où « ça » revient comme une foudre. Le 7 octobre marque l’alignement, pour le pire, d’Israël sur la diaspora. Ce sont les deux voies du judaïsme qui sont mises au même régime et se croisent. Pas un lieu en ce monde où les Juifs soient saufs, voilà le message. Pas une terre, sur cette planète, qui soit un abri pour les Juifs, voilà ce qu’énonce l’événement.
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EXTRAITS CHOISIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO
Négationnisme
Mais il y eut un second événement qui suivit de près le premier. Il fut comme une réplique, une deuxième frappe, venant redoubler l’autre avec une violence sourde, mais, elle aussi, dévastatrice. Il consista, cet événement numéro 2, à désamorcer, refouler, tenter d’oublier la portée du premier. Sur la réalité des faits, il n’y avait évidemment pas de doute. Les assassins les avaient eux-mêmes documentés, une caméra GoPro fixée au front ou sur le guidon de leur moto. Et, alors que Staline faisait tourner des moteurs de camions pour couvrir les cris des torturés de la Loubianka, alors que les nazis effaçaient les traces de l’extermination, les terroristes ont assumé leurs crimes et les ont postés sur TikTok. Or il se trouva, aussitôt, des mauvais esprits pour décider qu’ils n’avaient rien vu ou qu’ils ne croyaient pas ce qu’ils voyaient.
Et, quant aux 240 otages qui avaient vu leurs proches violés, décapités, éviscérés et que l’on a emmenés, comme du bétail, dans des tunnels humides de Khan Younès où ils furent, pour certains, humiliés, battus, nourris de rebuts ou affamés, drogués pour qu’ils se tiennent tranquilles, violés, on fit, très vite, comme s’ils n’existaient pas… Les ONG mandatées, en principe, pour porter assistance aux détenus, semblaient ne pas y croire non plus ; elles se contentaient, telle Amnesty International, de vagues communiqués, écrits en langue de bois et relégués au fond de leurs sites corporate ; et l’on ne sortait les grandes orgues des grandes indignations que pour dénoncer la riposte israélienne. La Croix-Rouge montra la voie en ignorant les captifs, en dédaignant de leur rendre visite, en ne s’enquérant de leur sort que du bout des lèvres.
Mais, dans cette course à l’invisibilisation des otages, à la mise à distance des morts et à la relativisation de leur martyre, c’est l’ensemble des Nations unies qui rivalisa d’ardeur. Son secrétaire général, António Guterres, donne le ton en ne trouvant d’abord à condamner que « l’occupation suffocante » subie, « depuis cinquante-six ans », par le peuple de Gaza. Et c’est tout son immense appareil, ses agences, ses commissions, sous-commissions, qui se mettent en mouvement pour accabler Israël, dénoncer la disproportion de sa guerre et faire passer au second plan l’événement du 7 octobre… Quant à l’UNRWA, grande agence onusienne en charge de l’essentiel de l’aide humanitaire aux Palestiniens, elle mérite une mention spéciale puisque l’on sait désormais qu’elle a été partie prenante au crime.
On trouve, dès le 6 janvier 2024, un arsenal de lance-grenades dans un dispensaire de Khan Younès qu’elle gérait. Un atelier de fabrication de roquettes est démantelé dans la maison voisine de son école de Beit Lahia, au nord de Gaza. Selon un rapport monitorant ses programmes pédagogiques et leur conformité aux normes de l’Unesco, plusieurs de ses enseignants ont applaudi au massacre : l’un l’a qualifié de « spectacle splendide » ; l’autre de « première vraie victoire » sur la voie de la « libération » de la Palestine ; une troisième a célébré « un inoubliable et glorieux matin ». Et puis, le 27 janvier enfin, le Département d’État des États-Unis, et le secrétaire général en personne, révèlent la nouvelle qui ahurit le monde : douze employés de l’agence – peut-être davantage… – ont mis la main à la pâte et personnellement participé à l’exécution du pogrom.
Vous avez dit colonisation ?
Israël n’est pas un fait colonial pour la bonne et simple raison, d’abord, qu’il y a toujours eu des Juifs sur la terre de ce qu’est aujourd’hui l’État d’Israël. Toujours. Même à l’époque des Romains et de leur épuration ethnique, il y a toujours eu, là, sur ces collines et dans ces déserts, des autochtones juifs, descendants des contemporains du Second Temple, qui n’en avaient jamais bougé.
La deuxième raison pour laquelle Israël n’est pas, ne peut pas être, un fait colonial, c’est que, si ces autochtones juifs n’étaient évidemment pas constitués en nation au sens qu’a pris aujourd’hui le mot, les autochtones arabes ne l’étaient pas davantage. Soit, objectent les ennemis d’Israël. Mais le nombre ? La proportion ? Les Palestiniens, qu’ils remontent aux Phéniciens, aux Philistins ou à d’autres, qu’ils se soient eux-mêmes perçus comme partie de la Syrie arabe ou pas, n’étaient-ils pas en nombre bien supérieur, écrasant ? Cela est vrai. Et nul ne le conteste.
Mais il faut regarder l’état des choses en 1947, date de la résolution des Nations unies instaurant les deux États sur le territoire de la Palestine mandataire. Les autochtones juifs constituaient alors un tiers de la population sur l’ensemble de la terre à partager. Et, sur la portion qui leur revenait, ils étaient à peu près la moitié. Le point est décisif. Il y a, quand commence la querelle des deux nations, autant de Juifs que d’Arabes, autant d’autochtones juifs que d’autochtones arabes sur cette terre dont on nous explique que s’y est construit un « État colonial ». Et, s’il est vrai que le flux migratoire s’accélère dans les années trente, ce n’est pas parce que l’Europe expédie ses Juifs en avant-garde d’on ne sait quel projet colonial, mais parce que les nazis sont en train de les anéantir et qu’ils se sauvent…
Nazisme arabe
Si le projet nazi fut en effet conçu en Europe, l’exécution du crime ne revint pas à la seule Allemagne ; elle impliqua d’autres acteurs, ailleurs, sur tous les continents ; et le monde arabo-musulman en fut moins innocent qu’il ne le prétend… C’est ici qu’intervient une autre catégorie de nouveaux historiens, en Allemagne (Matthias Küntzel), aux États-Unis (Jeffrey Herf) ou en Grande-Bretagne (David Motadel), qui ont travaillé sur les relations entre le nazisme et le monde arabo-musulman et ont établi trois faits.
1. L’existence, bien avant la guerre, d’un nazisme arabe dont la naissance des Frères musulmans est une illustration. Le nazisme, dit par exemple Hassan al-Banna, cofondateur de la Confrérie, n’est-il pas la grande nouveauté idéologique de notre époque ? N’est-il pas une réponse ferme et forte à la crise du modèle libéral que l’on voit partout en décadence ? Et pourquoi la nation arabe se priverait-elle des bienfaits que lui apportera une déclinaison régionale du modèle ? C’est dans cet esprit qu’il crée la Confrérie. C’est ce que la rue égyptienne entend quand, à la fin des années trente, elle voit ses Frères musulmans, forts de leurs 200.000 membres, diffuser des versions arabes de Mein Kampf et des Protocoles des sages de Sion. Et c’est ce que le monde constate quand on voit les Frères participer, en chemise brune, aux violentes manifestations étudiantes de 1938 aux cris de « À bas les Juifs ! » et « Les Juifs hors d’Égypte et de Palestine ! ».
2. Le ralliement, après l’entrée en guerre, de toute une partie du monde arabe aux puissances de l’Axe en général et à l’Allemagne en particulier.
3. Et puis il y a Amin al-Husseini, Grand Mufti de Jérusalem. Voit-on la radicalité de la conversion de cet homme qui ne déparait sans doute pas dans les délires racés de ces nazis dont il devint l’ami ? Installation, dès 1941, au sud de Berlin, à Zeesen, d’où il radiodiffuse dans tout le Proche-Orient ses diatribes antijuives. Influence possible sur Himmler, qu’il semble avoir dissuadé d’échanger, en 1943, 20.000 prisonniers allemands contre 5000 enfants juifs émigrant en Palestine. Rencontre avec Hitler, qu’il prétendra, dans ses Mémoires, avoir également conseillé. Confirmation de ce rôle par l’adjoint d’Adolf Eichmann, Dieter Wisliceny, déclarant au procès de Nuremberg que « le Grand Mufti, qui a vécu à Berlin à partir de 1941, a joué un rôle d’une importance non négligeable dans la décision du gouvernement allemand d’exterminer les Juifs d’Europe ». Connaissance assez exacte, en tout cas, de ce que le Reich entend par « solution finale » quand il déclare, en novembre 1943, que l’Allemagne « a su démasquer les Juifs et décidé de trouver une solution définitive au danger juif ». Comparaison, à Francfort, la même année, des Juifs à « des insectes porteurs d’une maladie ». Et recrutement d’une unité SS qui, postée à Athènes, est censée, en cas de victoire de Rommel en Égypte, foncer sur la Palestine et liquider l’embryon d’État des Juifs.
Que l’Opinion arabe en général et palestinienne en particulier ignore cette page sombre de son histoire, que cette partie du monde soit la seule à n’avoir jamais reconnu, documenté et enseigné sa participation au crime des crimes, que Yasser Arafat par exemple ait continué, jusqu’à la fin, de se réclamer du Mufti, en dit long sur la vitalité inconsciente, dans la durée, de ce nazisme impensé. Il y a eu un nazisme arabe. C’est tout cela qui réduit à néant le mythe d’une Palestine innocente à laquelle l’on imposerait de réparer le crime de la Shoah.
La tragédie de Gaza
Mais voici la question la plus difficile. Elle n’est pas, celle-là, une question d’histoire mais une question d’aujourd’hui. C’est la question des morts civiles de Gaza et, parmi ces morts, celle des enfants. Je ne vais pas me dérober. Je ne veux pas entrer dans la querelle des chiffres même si, venus du ministère de la Santé du Hamas, ils sont nécessairement douteux et ne font pas la part, de surcroît, des combattants déguisés en civils et des civils frappés comme s’ils étaient des combattants. Car un mort est un mort. Une mort civile est une mort civile. Et, entre tous les scandales que sont chacune de ces morts, il n’en est pas de plus grand, pour moi comme pour quiconque a été père, ou mère, ou a songé à l’être, que la mort d’un enfant qui aurait pu être le sien : le scandale de la mort des enfants est le scandale des scandales.
Mais ce que je veux dire, en revanche, c’est ceci – et avec la plus grande force. Même si la responsabilité pour l’autre homme est un principe universel et si, face à l’inhumanité dont Gaza est le théâtre, nul ne peut décemment s’en exempter, la responsabilité de ces morts d’enfants ne revient pas d’abord à Israël mais à ceux qui s’en sont fait des boucliers. Elle incombe aux terroristes qui, après des années passées à persécuter et embrigader leurs enfants, militariser et arraisonner leurs parents, leur imposer une Charia chaque jour moins spirituelle et chaque jour plus sadique, pétrir leur peuple comme une pâte ou, mieux, comme un métal dont ils allaient faire une bombe destinée à Israël – elle revient aux combattants en civil qui ont installé leurs dépôts d’armes et leurs réserves de munitions, leurs casernes et leurs centres de commandement, leurs aires de tir et leurs terrains d’entraînement, à la porte des mosquées, au cœur des hôpitaux et des écoles ou à l’entrée des tunnels creusés dans les zones les plus peuplées de ce Léviathan minuscule qu’était devenu Gaza.
C’est pourquoi il faut le redire, la mort des civils de Gaza n’est pas un massacre. C’est encore moins un génocide. Et prétendre le contraire, confondre les soldats de Tsahal avec des nazis éduqués à la pure haine et anéantissant des populations désarmées, ne pas faire la différence entre le soldat hébreu qui tue un innocent sans l’avoir visé et le SS qui enfermait les enfants dans des wagons à bestiaux pour les gazer à l’arrivée, ne plus être capable de voir ce qui distingue un tir mal ajusté et un meurtre méthodique et froid, hurler « Tsahal fasciste » et « Biden complice », noyer Israël dans le nuage méphitique qui couvre la terre de son ombre depuis le massacre des enfants juifs de la Shoah, cela est contraire aux faits, cela est contraire au vrai – c’est un outrage aux victimes d’hier, un affront à celles d’aujourd’hui, un cadeau fait aux tueurs d’enfants du Hamas et un ajout au malheur du monde.
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