Si tout écrivain juif porte en lui, comme en leur temps Kessel, Aron ou Leo Strauss, un rendez-vous caché avec Israël, le dernier livre de Bernard-Henri Lévy compte parmi ceux-là. Il aura fallu le pogrom du 7 octobre, ce massacre « sadique », « chaotique et bien réglé », mais aussi, parce que « le négationnisme opère en temps réel », les suites troublantes de cet événement qu’on a voulu nier, minimiser ou contester, pour que le reporter-philosophe écrive l’un de ses plus grands livres.

Tout commence, bien sûr, « in medias res », car telle est la vocation de cet homme privilégiant le terrain aux salons.

« L’horreur, l’horreur… » : ces mots prononcés par le colonel Kurtz dans Au cœur des ténèbres, la réflexion de Conrad sur le mal porté à son acmé, résument « l’état de désolation » que rapporte Bernard-Henri Lévy, des témoignages recueillis sur place dès le lendemain du drame.

La « frénésie noire et incompréhensible » décrite par Conrad fait écho avec les détails insoutenables que livre l’auteur de Solitude d’Israël de « l’état de désolation » où les survivants erraient parmi « des morts dont certains étaient décapités et dépiécés, d’autres carbonisés, d’autres le corps percé de balles et les mains déchiquetées ».

« Les survivants… de nouveau les survivants »

« Chez tous, le même désarroi. Chez tous, la même sidération et la même difficulté, pour les mots, à trouver leur chemin », chacun étant prêt à tout pour que reviennent « un enfant kidnappé sans ses biberons » ou « une grand-mère à qui les ravisseurs n’ont pas laissé le temps de dire au revoir à quiconque ». A leur tour, les rescapés de ce supplice devenaient « les survivants… de nouveau les survivants… ».

Ce réalisme, qui fut la marque de Hugo et Zola, va plus loin encore dans le livre et révèle la singularité de cet « Événement majuscule » dans la classification du philosophe allemand Reiner Schürmann. Car ce n’est pas seulement « l’âme juive, ou israélienne, qui était ici meurtrie : c’est la conscience de tous », insiste Bernard-Henri Lévy.

Pourtant, une poignée de jours après la sidération du 7 octobre, il y eut « un second événement » : la tentation « d’oublier la portée du premier ». Cette propension au déni trahit d’abord la naïveté complaisante de « nos imaginations paresseuses et envasées dans leurs idées toutes faites ».

Elle révèle cette faille majeure de nos systèmes démocratiques dans laquelle s’engouffrent aujourd’hui l’odieux Hamas et tous ceux qui, comme « la Russie, la Chine, l’Iran des ayatollahs, la Turquie néo-ottomane et les califes ou aspirants-califes du djihadisme » aspirent à ressusciter « la gloire de Pierre le Grand, des Qing et des Ming, des vizirs ottomans, des chahs de Perse ou des sultans omeyyades et abbassides ».

Préférer le terrorisme à la démocratie éventrée

Tous ont contribué, par leur silence ou leurs mots, à creuser le lit de solitude d’Israël, préférant l’organisation terroriste à la démocratie éventrée.

La solitude d’Israël s’explique aussi par l’inconstance du soutien des démocraties. Comment lire autrement le « torrent de boue qui déferla sur les plus prestigieuses universités du pays. Appels à la haine et au meurtre. Harcèlement, intimidation, agression physique des étudiants juifs » ?

Comment expliquer, après ce qui aurait dû créer une solidarité planétaire durable, que l’on « arracha les visages » des enfants kidnappés placardés sur les murs ou que « le nombre d’actes antisémites connut une augmentation exponentielle » ?

Quid de ces élus LFI parlant la langue de Barrès et de Drumont ? Et que dire de la Croix-Rouge, de l’ONU, de ces féministes qui n’appellent jamais vraiment à la reddition du Hamas, cette cellule de la haine transformant sciemment les civils en boucliers, et à la libération des otages, seule issue possible après un tel crime sauf à ce que d’autres 7 octobre n’adviennent demain ? Un « vent d’antisémitisme » s’est levé avant même la réplique militaire de Tsahal.

Pourtant, « Israël est un pays multiethnique, le seul de la région, et l’un des seuls au monde où l’aventure ait à ce point réussi », un pays où cohabitent juifs arabes, éthiopiens, asiatiques, russes, ukrainiens, druzes, araméens et bédouins.

C’est une démocratie, la seule dans cette région où le funeste Netanyahou devra rendre des comptes. C’est une armée, certes, mais qui, comme les Etats-Unis en Afghanistan après le 11 Septembre ou la France à Mossoul après le Bataclan, se défend contre des terroristes sans limite, rêvant d’une Palestine « de la rivière à la mer » – l’autre nom de l’épuration ethnique.

Fragilisé dans son être profond, le « plus vieux peuple persécuté du monde », confronté à « la plus vieille de toutes les haines », tient bon, mais ne saurait être oublié. S’il ne fait, en humaniste, aucune distinction entre les morts, s’il a toujours soutenu une solution à deux États, Bernard-Henri Lévy plaide comme on prie pour Israël et achève son propos dans une invocation spirituelle splendide inspirée du psaume 137 : « Si je t’oublie Israël… »

Grâce à ce livre majeur, nous danserons encore, et nous ne l’oublierons pas.


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