Votre livre s’appelle Éloge des intellectuels mais il est plutôt sévère à leur égard : vous parlez d’une pensée molle, obsessionnellement modeste et faible. C’est tout ce qui reste de cette nouvelle philosophie dont vous avez été un des hérauts.
C’est vrai. Il fallait faire une autocritique et désigner notre part de responsabilité dans le malaise et la débâcle actuels. Il est arrivé à la nouvelle philosophie ce qui arriva à toutes les pensées qui triomphent : elle a balayé ses adversaires mais aussi toute forme de débat. On en est ainsi arrivé au degré zéro de la pensée que nous connaissons actuellement.
À une certaine époque, la puissance du pouvoir intellectuel a confiné au terrorisme. La débâcle que vous nous dénoncez n’est-elle pas un simple retour de balancier…
Il serait faux de dire que les intellectuels ont été triomphants à un moment ou à un autre du XXe siècle. Je dirai même plutôt que c’est l’anti-intellectualisme militant qui est une des passions françaises les plus communément partagées, de gauche à droite et de droite à gauche.
Aujourd’hui, rien de tout cela… Est-ce les intellectuels qui sont nuls ou la société française qui les a terrassés de façon définitive ?
D’abord il faut remarquer que la France est le seul pays à posséder une classe intellectuelle aussi importante. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons, ni dans les autres pays latins. En Italie, il y a des artistes, des écrivains, qui interviennent sur l’actualité, mais la France est la seule à avoir, depuis Émile Zola, donné une telle autorité politique aux écrivains. C’est cela un intellectuel : un écrivain à qui l’on reconnaît une responsabilité morale et politique. Pour que la France soir ce pays où de drôles de zèbres peuvent soudain se dresser sur leurs ergots et se mettre à parler au nom de l’universel, il a fallu un certain rapport à la vérité, à la loi, à la justice. Ce sont ces conditions qui se sont effondrées. Aujourd’hui, plus personne n’ose dire qu’il y a une justice en soi qui vaut pour toute la planète.
En même temps, l’intellectuel du troisième type, dont vous prônez la venue, devrait être, selon vous, « moins engagé ». À propos des Droits de l’homme et de l’aide humanitaire, vous parlez de scoutisme amélioré… Faut-il donc qu’ils se remettent à réfléchir dans leur laboratoire au lieu de porter les sacs de riz en Éthiopie ?
Je dirai qu’il faut faire les deux quand il n’y a personne pour porter les sacs de blé. Il y a cinq ans, il n’y avait personne pour aller apporter des radios aux maquisards afghans alors je l’ai fait avec Marek Halter et Renzo Rossellini. Mais ce n’est évidemment pas cela la fonction première de l’intellectuel. Aussi étrange que cela puisse paraître, il faut rappeler que l’intellectuel, avant tout, sert à penser. C’est sa spécialité. Ainsi il faut penser que l’aide humanitaire peut avoir quelquefois des effets pervers, comme en Éthiopie…
Vous critiquez Claude Lévi-Strauss qui refuse de répondre à un hebdomadaire sur la Nouvelle-Calédonie car il ne s’estime pas « compétent ». Vous voudriez que les intellectuels aient réponse à tout, comme les chanteurs, les coiffeurs et les speakerines de la télévision que l’on consulte à tout propos ?
Non, pas comme eux, mais à leur place ! L’autre soir j’entendais à la radio une comédienne réagir à la manifestation sur le Code de nationalité. Elle exprimait son antiracisme en des termes qui étaient un empêchement au débat : c’était caricatural dans l’ordre de l’invective et de l’évidence ressassée. Les gens qui écoutaient cela ont dû se fermer : on leur interdisait de réfléchir. Oui, ils sont dangereux tous ces nouveaux bateleurs qui distillent une pensée simple, bête et sûre. Tout cela a d’ailleurs un nom dans le patrimoine français. Ces bonnes évidences sur lesquelles tout le monde peut s’accorder, cela s’appelle le poujadisme.
Vous écrivez carrément qu’il faut qu’ils se taisent…
Prenons l’exemple de Coluche qui est aujourd’hui un personnage sacro-saint. Je sais qu’il est très dangereux, dans ce pays, de s’attaquer à une idole mais prenons ce risque…. Je suis évidemment favorable aux Restaurants du cœur : c’est une initiative pleine de bons sentiments et de générosité. Mais je sais aussi que lorsqu’on écoutait Coluche, on n’entendait pas seulement la vulgarité mais aussi l’ennui. Le triomphe de la culture Coluche-Tapie-Renaud, ce serait le triomphe de l’ennui. Les intellectuels sont beaucoup plus amusants car ils ont au moins l’arme du baroque. En plus, chez Coluche, il y avait comme des lapsus qui rappelaient les pires choses. Dans notre système culturel, il y a un certain nombre de places qui sont toujours les mêmes. Le nombre des discours est limité. Celui qui croit tenir un discours nouveau, original, décapant, occupe toujours, sans le savoir, une place déjà marquée… Si on gratte Renaud, on retrouve les relents débiles de l’anarcho-syndicalisme du début du siècle.
Coluche et Tapie, ça ne va tout de même pas dans la même direction…
Non, mais il y a entre eux au moins deux grands points communs. Le premier, c’est le culte du simple contre l’esprit de la complexité qui est tout de même la raison d’être des intellectuels. Le second, c’est le terrorisme des bons sentiments. Le mérite des intellectuels, c’est d’être des mal-pensants contre la majorité. Une culture qui baignerait dans la religion des bons sentiments serait une culture morte. Je trouve, par ailleurs, Tapie et l’abbé Pierre très sympathiques, mais une société ne peut pas faire d’eux des maîtres à vivre et à penser, sous peine de mort !
Vous allez encore plus loin quand vous regrettez la disparition de la notion d’élite ? Et vous dites même que vous n’aimez pas le genre humain !
L’amour du genre humain, c’est l’idée qu’on peut améliorer l’homme, qu’il peut être guéri de son immémoriale malédiction. On est là au cœur de l’idéologie totalitaire. Cela donne les projets thérapeutiques à grande échelle que l’on connaît. Je répète cela depuis ans et je n’en démords pas : le genre humain n’est pas une idole. Pour moi, ce qui existe, ce sont les hommes concrets. Et la seule manière d’éviter la frivolité de l’engagement, c’est de fonctionner sur une générosité concrète. Il faut des noms, des visages, sinon on tombe dans l’abstraction : un jour pour les Afghans, le lendemain pour les Cambodgiens puis pour les Polonais. Et crèvent alors les Afghans et les Cambodgiens ! Pour aider les Afghans, il vaut mieux aimer la culture afghane que le genre humain en général. Je déteste cette grande fraternité molle et abstraite qui renvoie tout le monde dos à dos. Comme Baudelaire, je revendique le droit de choisir mes frères…
En faisant un livre sur le mode d’emploi des intellectuels, est-ce que vous ne tombez pas dans le piège de la pensée-spectacle ?
Il est vrai que les intellectuels ont un grand plaisir à se disséquer eux-mêmes et à se pencher sur leurs états d’âme. Je n’échappe pas, moi non plus, à un certain narcissisme… Pour ce qui est de la pensée-spectacle, je vous répondrai que j’adore le spectacle et que j’adore la pensée. Vive, donc, la pensée-spectacle ! Si elle doit avoir les mêmes effets que la politique-spectacle, tant mieux ! C’est ce qui permet aux citoyens d’avoir un plus grand accès à la vérité. Le fait d’avoir un ministre qui se tortille sous les projecteurs et répond au feu des questions, avec une caméra qui traque le moindre de ses tressaillements, c’est un progrès immense pour la démocratie. C’est une des grandes conneries contemporaines que d’être contre l’État-spectacle, la politique-spectacle et la pensée-spectacle !
Vous avez-vous-même un certain sens du spectacle. Vous nous montrez un Mallarmé qui vous apparaît en rêve au milieu d’ordinateurs !… Pourtant, vous êtes sévère avec la « modernité culturelle », comme on la pratique depuis quelques années : BD, mode, rock, pub, etc.
Je n’ai rien contre la mode, le rock et la pub. Je dis simplement qu’il faut les laisser à leur place et que le drame commence lorsqu’on confond les genres. Un clip de pub, aussi talentueux soit-il, ne doit pas être mis au même niveau qu’une séquence de Visconti. Sinon on est non seulement dans le malaise mais dans la crétinisation. De même, une page de bande dessinée, ce n’est pas du Faulkner. Il faut que nous retrouvions le sens d’une certaine hiérarchie. Cela ne m’empêche pas d’être un amateur de cette culture et un grand consommateur de publicité. De même, une culture qui passerait tout entière par l’ordinateur serait insupportable d’ennui. Mais il ne faut pas non plus sombrer dans l’angoisse de Metropolis : l’opposition de l’homme et de la machine, c’est un vieux thème de la culture franchouillarde. Mallarmé, toute sa vie, a rêvé d’un roman qui engloberait toute la mémoire du monde. Il a passé quarante dans de sa vie à ne penser qu’à cela et il n’en a pas écrit une seule ligne. C’était évidemment impossible pour une intelligence humaine. Aujourd’hui, une intelligence humaine relayée par un peuple de machine, pourrait sans doute faire aboutir un tel projet. À condition que l’on ne se laisse pas fasciner par les yeux de la chimère, la révolution informatique est une formidable chance pour la littérature.
Dans la transformation des intellectuels en savonnettes, la télévision ne joue-t-elle pas un rôle déterminant ?
Cela veut dire quoi en savonnettes ? Que l’on est à la merci des médias ? Leur prisonnier ? C’est un destin que l’on me prédit depuis très exactement dix ans. Jusqu’au président de la République, qui avait dit en 1977 que je serai usé par les médias. Je suis toujours là, comme les autres, intellectuels médiatisés : Sollers, Glucksmann… Il est aussi vrai que si les intellectuels devaient passer tout le temps à courir d’une émission de télé à l’autre, ce serait la mort de la pensée. Un écrivain, aujourd’hui, doit être schizophrénique, avoir une double personnalité : celle qui apparaît sur le petit écran, et celle qui disparaît pour travailler. C’est évidemment à ça qu’il doit consacrer l’essentiel de son temps. En ce qui me concerne, j’ai passé une année de ma vie à m’isoler complètement du tintamarre médiatique : pas d’interviews, pas de déclarations. Mallarmé disait déjà qu’il avait deux activités : envoyer des cartes postales au genre humain et s’enfermer dans son bathyscaphe pour se livrer à cette activité inavouable qui s’appelle la littérature.
Mais vous-même avez toujours été un grand chouchou des médias ? Est-ce qu’ils ne vous ont pas dévoré ?
Je fais partie d’une génération qui a toujours eu avec les médias un rapport d’évidence. Je les aime, c’est vrai, mais je suis contre leur sacralisation. Certains écrivains en ont fait leur drogue ! Impossible de leur enlever la seringue. Je ne crois pas que cela soit mon cas. Je profite des médias mais je n’en suis pas l’esclave : et si un jour, mes positions n’intéressaient plus personne, je crois pouvoir vous dire que cela ne changerait pas grand-chose à mon plaisir de vivre, ni à ma vision du monde…
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