Il n’est pas facile de fixer le tableau culturel français, toujours en mouvement, en décomposition, en recomposition.
Le mois de décembre 1986, c’est-à-dire le mouvement des lycéens et des étudiants, immédiatement immortalisé par une série de livres, semblerait témoigner que la culture de 1968 n’est pas morte, qu’elle prospère et occupe les espaces médiatiques. Au temps de Lang et de Coluche, des positions dominantes ont été prises, qui ne se rendront pas sans combat. Jean-Marcel Bouguereau, directeur adjoint de Libération, publie des lettres de lycéens pour prouver à quel point le style et la pensée de son journal reflétaient l’humeur de la jeunesse de France. Patatras ! on apprend que ces lettres ont été rédigées par une dame de Lyon qui s’est amusée à pasticher le ton de Libération et à lui tendre un complaisant miroir. Il n’est pas sûr que la jeunesse se sente à l’aise dans ce carcan d’idées faciles et de langage relâché où on la flatte et où on l’enferme.
D’autres livres, d’une meilleure qualité intellectuelle, témoignent en sens contraire. La vie culturelle ne se mesure pas au poids des journaux ou des heures télévisées. De discrets ouvrages peuvent peser plus lourd et finir par changer lentement l’allure du tableau.
Je ne crois pas qu’on puisse suivre Michel Henry, philosophe de haute tenue, dans toutes ses analyses (La Barbarie). Si, comme il l’affirme, la cause lointaine de la barbarie moderne se trouve dans la science galiléenne et dans la technique, sa fille, si toutes les causes secondes peuvent se ramener à celle-là, c’est une question litigeuse qu’on ne saurait discuter ici. Mais on s’accordera sans difficulté sur les faits qu’il constate et qui l’inquiètent, particulièrement en ce qui touche l’Université.
Dans son Éloge des intellectuels, Bernard-Henri Lévy se livre en réalité à une critique, voire à une autocritique. Il est réconfortant de noter que son emphase habituelle tombe, que son style décante, qu’il atteint souvent au simple et au naturel. Quand il conseille aux intellectuels, de qui le casier judiciaire s’est, au cours du demi-siècle, passablement chargé, de croire en la raison, en la vérité, en la justice, de s’engager avec prudence, sans tapage, sans théâtre, sans prendre la pose, de douter un peu de soi, on ne peut que l’approuver et se réjouir de ce que l’auteur approche des rivages tranquilles de la maturité.
De plus de portée est l’essai d’Alain Finkielkraut. La Défaite de la pensée met doigt sur un point décisif : l’idée d’une vérité universelle est abandonnée par ceux-là mêmes (les intellectuels) qui tirent d’elle leur raison d’être. Elle est en effet combattue par l’idée de culture, c’est-à-dire d’un ensemble clos, propriété d’un peuple vérité relative à ce peuple seulement. C’est ainsi qu’au XIXe siècle le nationalisme expulsa l’universalisme des Lumières. Mais le relativisme culturel, encourage par l’anthropologie contemporaine, finit par se retourner. Au lieu qu’un Barrès, retranché dans sa culture, ne voulait rien savoir du dehors, aujourd’hui, par un cliché contraire, répandu dans et par l’Unesco, on proclame l’équivalence de toutes les cultures, ce qui revient souvent à dire que toutes les cultures sont bonnes à l’exception de la nôtre. Le mouvement de la démocratie prolonge ce relativisme niveleur et l’applique à toutes les productions. Il est interdit d’établir une hiérarchie entre Flaubert et Marguerite Duras, entre Shakespeare et la bande dessinée. Tout peut être également « génial », puisque toutes les opinions sont légitimes. De même qu’il n’est plus permis d’évaluer la culture française par rapport à la culture bororo, il n’est permis de mettre Verdi au-dessus du clip, du jingle et du spot. « Le footballeur et le chorégraphe, le peintre et le couturier, l’écrivain et le concepteur, le musicien et le rockeur sont, au même titre, des créateurs. »
On retrouve ce thème, mais orchestré avec une richesse incomparablement plus grande, dans L’Âme désarmée, d’Allan Bloom. C’est encore un signe favorable que cette puissante et savante synthèse paraisse simultanément aux États-Unis et en France. On voit qu’aux défauts propres à notre vie intellectuelle française s’ajoute, ou va bientôt s’ajouter, un mal véritablement mondial dont l’Amérique connaît les formes les plus avancées. Qu’avant de toucher quoi que ce soit à notre Université nos ministres lisent, relisent et méditent Allan Bloom.
Manifestement, nous sommes dans une période d’attente. La France souffre obscurément du désert qui s’est progressivement installé dans son jardin, jadis si fertile, des lettres et des arts. Elle refuse désormais d’absorber les aliments indigestes ou falsifiés dont elle a dû se contenter durant la dernière génération. À peine morts, les « grands hommes » qui dominaient la scène sont oubliés ou rétrospectivement moqués. Mais la renaissance impatiemment appelée et qui se constate à l’émergence d’œuvres importantes tarde à venir. Cependant, elle se prépare, comme toutes les précédentes renaissances, par la pieuse redécouverte des classiques. Or, pour la première fois depuis quatre siècles, on vient de retraduire dans notre langue un grand classique européen : Le Livre du courtisan, de Baldassare Castiglione. Ce traité fameux et pourtant oublié a engendré en Angleterre l’idéal du gentleman, en France, celui de l’honnête homme. Il montre comment se diffuse dans la société la vraie civilisation, comment on s’arrache à la barbarie. Encore un signe favorable.
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