Jésus a-t-il vraiment dit : « Aimez-vous les uns les autres » ? Georges Marchais a-t-il lancé au moins une fois : « Taisez-vous Elkabbach ! » ? Pascal a-t-il écrit, en est-on sûr : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie » ? Jacques Chancel a-t-il, ne serait-ce qu’une fois, posé sa légendaire question : « Et Dieu dans tout ça ? » Les derniers mots de César, à l’adresse de Brutus au poignard levé, ont-ils été : « Toi aussi, mon fils ! » ?
Depuis la révélation par Bernard-Henri Lévy que Jean-Paul Sartre n’a jamais dit ou écrit qu’« il ne faut pas désespérer Billancourt », que cette formule pourtant célèbre (si souvent répétée qu’elle a fait de Billancourt un lieu commun) n’est qu’un faux, je me mets à douter de toutes les citations. On cite de confiance, sans vérifier, puisque les plus hautes autorités intellectuelles ou journalistiques ont employé le mot, l’ont commenté, loué ou moqué, s’en sont servies en tout cas comme d’une chose sûre et certaine. Patatras ! Le mot n’existait pas. À qui se fier ?
« Il ne faut pas désespérer Billancourt », naguère siège des usines Renault, signifiait, pendant la guerre froide, qu’on ne devait pas dire la vérité sur l’URSS pour ne pas retirer tout espoir aux ouvriers. La formule est si frappante qu’elle a fait fortune, s’imposant chaque fois qu’il s’agit de taire la réalité pour des motifs apparemment charitables, en vérité cyniquement politiques.
On remarquera toutefois que le « il ne faut pas désespérer Billancourt » était fréquemment employé du vivant de Sartre et que celui-ci, sauf erreur, n’a jamais élevé une protestation contre cette phrase qu’on lui attribuait. Mais, même apocryphe, ne traduisait-elle pas la profonde conviction du philosophe dans son engagement politique, à savoir que la vérité est modulable, que la stratégie de conquête du pouvoir ne va pas sans une grosse part de mensonge ?
La formule sur Billancourt est si « sartrienne », si littéralement talentueuse, que peut-être Sartre a cru lui-même l’avoir employée.
BHL a « écumé » toute l’œuvre sans l’y trouver. Mais Sartre l’avait peut-être glissé dans une interview qui aurait échappé à la vigilance de l’ancien « nouveau philosophe » ? Et si ce n’est pas Sartre qui en est l’auteur, il y a bien quelqu’un, un jour, qui, le premier, a fait cette citation, se référant à Sartre ? Qui est ce petit malin ? Qui est ce sartrien plus doué que Sartre ? Ou cet anti-sartrien plus machiavélique que Sartre ?
Mais voilà qu’en révélant la légende du mot sur Billancourt, en nous rendant suspectes toutes les citations les mieux établies, les plus colportées, BHL désespère Saint-Germain-des-Prés. N’aurait-il pas dû cacher sa découverte, celer la vérité, pour ne pas répandre le doute dans nos petites cervelles ? Pouvons-nous continuer d’employer la formule sartrienne – si claire, si pratique, d’une « simplicité robuste », dit BHL –, sachant qu’elle n’est pas de Sartre ? Ou faut-il la citer en précisant chaque fois qu’elle est attribuée à Sartre, qu’elle sartrienne dans le fond mais pas dans la forme ? Faut-il rayer Billancourt de la carte des références ? Doit-on même en arriver à cette conclusion hardie que, quelles que soient la profession des citoyens et la ville qu’ils habitent, ils ont toujours droit à la vérité ?
« Les détails. Toujours les détails. Très vite, dans une entreprise de ce genre, ce sont les détails qui comptent », écrit avec raison Bernard-Henri Lévy dans l’introduction des Aventures de la liberté (Grasset), livre qui accompagne, éclaire et approfondit la série de quatre films diffusés sur Antenne 2 sous le même titre. Il est vrai que, plus que l’itinéraire des principaux intellectuels siècle, qui nous est connu, et même si BHL fait des rapprochements passionnants, jette des passerelles hardies, c’est l’inédit – ici des images oubliées dans les cinémathèques de l’Europe, là des mots, des formules, des déclarations obtenues dans des tête-à-tête – qui justifie l’entreprise, ce sont des détails qui en font le charme et l’intérêt.
BHL ne cache pas que son « histoire des intellectuels » est très « subjective ». Il le proclame dans le sous-titre. Qu’il privilégie ceux qui se sont trompés, qui ont ajouté leur voix talentueuse au chœur des idéologies criminelles, est logique. De même que les quotidiens sont remplis de trains qui n’arrivent pas à l’heure, un livre sur les chemins de la liberté ne peut que mettre en vedette ceux qui ont travaillé à les miner ou à les défoncer. Par exemple, en choisissant de parler de Romain Rolland plutôt que de Maurice Genevoix, deux écrivains qui ont raconté la guerre de 14, BHL a le sentiment de commettre une « mauvaise action », une « injustice ». Mais voilà, Genevoix l’exemplaire ne se prête pas à des développements sur les erreurs du siècle. Genevoix, bien, très bien, point à la ligne. Rolland, au contraire, c’est du nanan, grande figure controversée, polémique assurée, moteur ! Et BHL d’expliquer : « … un Rolland, c’est-à-dire un stalinien, un type qui mêle sa vie, fût-ce dans la noirceur et dans l’horreur, aux convulsions de son époque, faisait mieux mon affaire qu’un Genevoix raisonnable, modéré, démocrate et qui n’a, lui, à son actif, aucun des grands délires qui vous composent une biographie. »
Bref on ne fait pas de bons films ou de bons essais avec de bons sentiments. Sartre, qui se goure, est plus intéressant que Raymond Aron, qui ne se trompe pas. Camus, lucide, courageux, suscite des moues dubitatives, quand le destin noir de Céline provoque des curiosités passionnées et la fidélité rouge d’Aragon des débats gratifiants. « La France, constate BHL, est un drôle de pays où l’égarement fait la légende, où la proximité du mal contribue à la mythologie et où le fait de trahir un peu vous donne une pointure et une stature supplémentaires. Prime à l’infamie. Honneur du déshonneur. De l’intérêt de la forfaiture comme ticket d’entrée au Panthéon. » Sinon au Panthéon, du moins dans Les Aventures de la liberté…
Les entretiens qui ponctuent le film et surtout le livre m’ont paru le plus captivant. À cause des détails, justement. Jean Guitton, par exemple, raconte que pour éviter les rigueurs de la justice à son ami et ancien élève Louis Althusser, assassin de sa femme, il est intervenu auprès de Jacques Chirac, « cœur généreux », afin que le philosophe marxiste soit considéré comme un fou et non comme un criminel. Version que conteste un autre philosophe chrétien, le père Stanislas Breton, sévère avec Jean Guitton.
Brouillé depuis belle lurette avec André Breton, Michel Leiris s’est réconcilié avec lui, fortuitement, à l’arrêt de l’autobus 63. Ils se sont serré la main et ils ont fait le voyage ensemble…
C’est Michel Foucault qui demande aux intellectuels de renoncer « à leur vieille fonction prophétique », de ne plus se camper en sages conscients des dangers, dispensateurs des lumières. Les erreurs dont les intellectuels se sont rendus coupables pendant ce siècle et dont le livre de BHL dresse un cruel catalogue appuient sérieusement la requête de Foucault.
C’est Claude Lévi-Strauss qui raconte que, réfugié à New York pendant la guerre et membre du Bureau scientifique de la France libre, s’il n’a pas accompagné à Londres Jacques Soustelle, qui insistait pourtant, c’est parce qu’il était ébloui par les bibliothèques américaines et par ses collègues américains. « Je pouvais dialogue avec eux. Je pouvais m’instruire. Je n’ai pas résisté à cette tentation. »
C’est Claude Simon qui parle sec et franc. Il juge Malraux « médiocre » et demande à son interlocuteur d’évoquer « des choses plus intéressantes que Sartre et son ineffable Castor ». Ce qui n’empêche pas Claude Simon, un peu plus tard, de revenir sur « les innombrables sottises » de Sartre, entre autres « il ne faut pas désespérer Billancourt… ».
Sartre, toujours lui. On y retourne sans cesse. B.-H. Lévy parle de ses « erreurs géniales ». D’un grand physicien ou astronome, qui a bâti des hypothèses un jour ruinées par le progrès des sciences, on peut parler d’erreurs géniales. D’un philosophe engagé, non. Il commet des erreurs regrettables, scandaleuses, compréhensibles, impardonnables, on peut les qualifier de différentes façons, mais sûrement pas de géniales.
De même on ne peut parler des « assommantes raisons » de Raymond Aron. S’il avait raison, on s’incline, on ne rabaisse pas son mérite en l’affublant d’une vieille barbe.
Mais ce ne sont là que des « détails », j’en conviens, qui ne pas dissuader le lecteur de lire et vivre Les Aventures de la liberté.
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