Une fois encore, comme à chacun de ses passages, les Salons Albert Mollat débordaient dans l’escalier et les magasins, pour contenir les lecteurs et les curieux avides de voir, d’entendre et de rencontrer le philosophe à la tignasse en bataille et à la légendaire chemise blanche généreusement ouverte. Avec aisance, volubile, Bernard-Henri Lévy a entretenu, durant plus d’une heure, ses auditeurs du sujet de son dernier livre, Les Aventures de la liberté.

Il avait bien voulu, au préalable, répondre longuement à nos questions.

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Les Aventures de la liberté est-il un document historique, un essai, une œuvre philosophique ?

Le sous-titre indique lui-même ce que c’est : une histoire subjective des intellectuels. Cela veut dire que je raconte ce qui s’est passé, entre l’affaire Dreyfus et la chute du mur de Berlin, dans l’histoire des idées en France. C’est mon histoire racontée à ma manière, mes choix, mes partis-pris. Ce livre est une manière détournée de dire qui je suis, de dessiner mon visage à travers le visage des autres.

Pourquoi ignorer l’héritage des cultures plus anciennes ?

C’est un choix. J’ai voulu raconter l’histoire de la modernité du siècle qui s’achève. C’est l’histoire d’un siècle tourmenté, torturé.

Le mot intellectuel est né à cette période ?

C’est exact. Des écrivains, des peintres, des artistes signent un manifeste titré Des intellectuels. C’est un bon point de départ.

Quelles sont les grandes périodes de cette histoire ?

Il y a l’affaire Dreyfus, la Guerre de 14 et le sursaut d’horreurs qui l’accompagne, le surréalisme, la montée du fascisme, la résistance à cette montée, la déstalinisation, la guerre d’Algérie, le gauchisme et l’antitotalitarisme contemporain et enfin la défaite du communisme.

Quel fut le ressort commun des intellectuels durant cette période ?

Je dirais qu’il y a un côté pile et un côté face, la volonté de pureté. Ce sont des hommes qui ont sincèrement voulu la liberté et libérer les hommes. Et ce désir se doublait du désir de pureté et rien n’est plus atroce que cette volonté de pureté, ce qui a donné les camps de concentration, l’élimination de groupes « porteurs d’impureté ». C’est certainement la passion dominante de ce siècle : aussi bien chez les fascistes que chez les staliniens…

Leurs deux moteurs d’action résident en la politique et la religion.

C’est la religion, et je dirai donc la politique. L’obsession des fascistes et des staliniens, c’était d’en finir avec les religions anciennes, judéo-chrétiennes, de les remplacer par une religion nouvelle. La volonté de Staline était d’extirper les restes de la religion ancienne pour créer une religion nouvelle. Il était en sorte un antipape qui, durant longtemps, a réussi. Les délires qui ont ensanglanté le siècle sont d’abord des délires religieux, avant d’être des délires politiques. C’est pour moi une des leçons de cette enquête, avec ces rencontres que contient mon livre.

Le renouveau spirituel actuel est dans la ligne de ces aspirations ?

Évidemment ! Sinon que serait devenue la résistance de Solidarnosc sans le christianisme polonais ? Qu’est-ce qui animait les dissidents ? Mais cela pose question. Quant à moi, je suis de ceux qui pensent que les affaires de la foi et celles de la cité doivent être séparées. Le cas de Walesa est plein de sens : le discours qui avait un pouvoir libérateur pourrait avoir aujourd’hui une fonction régressive.

Le renouveau religieux, avec la présence des musulmans en France, ne va-t-elle pas modifier l’attitude des intellectuels ?

Je ne sais. Modifier leur comportement ? Je ne crois pas, encore que toutes les rencontres entre les univers culturels différents soient fécondes et respectables.

Parmi la foule de philosophes cités dans votre livre, pouvez-vous dresser quelques portraits ?

Il est toujours difficile de parler de grandes figures, de faire un palmarès. Ceux qui me semblent proches sont François Mauriac et André Malraux. Ils incarnent les valeurs nobles. Malraux fut le condottiere inspiré et Mauriac un grand intellectuel qui devait, par tradition, être un conservateur et qui n’a cessé de prendre le point de vue inverse.

D’où lui venait cette prise de position anticonformiste ?

Allez savoir ! J’ai une idée derrière la tête, mais je n’en suis pas assez certain pour la formuler ici ce soir. Il y a un certain mystère. D’où lui venait non seulement ce ressort, mais cette jubilation à choquer, à s’opposer ? C’est une vraie question.

Quelles sont les relations entre la technologie et les intellectuels de notre époque ?

Je ne suis pas contre la technique, et tout discours antitechnique est douteux et régressif. Cela dit, il y a des techniques folles, déréglées, non maîtrisées, en particulier en biotechnique, en génétique. Certaines tentations de la recherche donnent froid dans le dos. L’idée des modifications du patrimoine génétique est effroyable.

L’intellectuel aura-t-il du poids face à la technologie ?

C’est une vraie question. Qui peut répondre ? La question mérité d’être posée. Comme vous le faites ; un combat mérite d’être mené, et j’espère que nous serons quelques-uns à le faire. Il y aura un corps à corps, dont je suis incapable de dire l’issue.


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