Elle a vécu juste cent ans. L’intellectuel est une invention française, modèle déposé à l’époque de l’affaire Dreyfus. « L’histoire commence dans la France de Zola, Péguy et Proust. Pourquoi pas au temps de Voltaire ? Ou Hugo ? Parce que c’est là que la formule même “les intellectuels” apparaît pour la première fois dans l’histoire de notre langue. Là aussi, que se popularise l’idée qu’un écrivain ou un artiste peuvent et doivent s’arrêter parfois de créer pour s’engager au service d’une grande cause. »

De Zola à Sartre, de l’affaire Dreyfus à la place Tian An Men, BHL propose le portrait d’intellectuels naviguant entre vérité et mensonges, utopie fervente et dérapages tragiques qui au nom du culte de la pureté ont cautionné tous les totalitarismes du monde.

Dire que la série est facile serait faux. Il faut s’accrocher souvent et faire effort. Mais elle est passionnante, à un moment où les philosophies douces ont pris le relais, à un moment comme l’écrit Marcel Maréchal, en justifiant sa programmation théâtrale actuelle à la Criée de Marseille : « Nous en avons assez du discours consensuel et de l’apologie. Nous en avons assez du vide idéologique. »

Les Grandes espérances (mercredi 13 mars à 22h15) couvre la période de 1894 à 1920. Des quatre volets, c’est le plus beau, le plus dense, servi par un remarquable montage (de la dentelle) avec des documents d’archives souvent inédits. Alain Ferrari, qui l’a réalisé a fait le tour des cinémathèques d’Europe avec un budget confortable (1,5 million par film) en dit : « Jusque dans les années 50 la qualité des documents crève l’écran. Après, c’est le règne de la vidéo… »

Sur un rythme qui ne se relâche jamais, BHL commence l’enquête dans ce Paris de la Belle Époque, où en 1894, un officier juif français, Alfred Dreyfus, est accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne. Mixant agréablement un côté prof et un côté hustérien, BHL qui en d’autres temps nous agaça si souvent, nous tient sous son commentaire de feu. Car il est bien évidemment le premier concerné quand il esquisse ses généalogies « fussent-elles innommables mais qui me font tel que je suis ».

La meute anti-dreyfusarde

Voilà la meute anti-dreyfusarde, avec Maurras et le moins attendu, Rodin. Voilà une gauche « qui estime que la classe ouvrière n’a pas à prendre parti », voilà une France au désordre de pensée effrayant. Mais voilà aussi – BHL ne récuse pas une vision manichéenne, ni l’emploi de mots qu’on croyait démodés – « la France, celle du courage et de l’honneur, une France minuscule d’abord, bientôt rejointe par Paul Signac, Vuillard, Anatole France ». Voilà Péguy et Zola, les deux premiers intellectuels à « accepter d’être traînés dans la boue pour une idée ».

Que devient la France après la réhabilitation de Dreyfus ? Elle plonge dans le nationalisme « doublé d’un patriotisme aveugle. La guerre est glorifiée ». Mais Artaud en devient fou, Péguy tombe au front, Jacques Vacher est halluciné. Plus jamais ça ! Des intellectuels révoltés, déserteurs spirituels se dressent : le surréalisme sort des charniers. Breton, Éluard, Man Ray, jouent au jeu de massacre sur toutes les gloires officielles : feu sur Claudel, feu sur Barrès, feu sur Anatole France !

Les sirènes de Moscou…

Mais à l’autre bout du monde, « une révolution qui répond à l’attente de tous », une lueur venue de l’Est, octobre rouge, va désorienter le sens de la France de Clémenceau. « Voilà nos intellectuels aux mains trop blanches éblouis par ces retrouvailles avec le réel. Ils y voient le poème de l’héroïsme et de la fraternité. »

En 1920, le parti communiste nait à la Convention de Tours. Désormais une nouvelle religion supplante les religions traditionnelles. Religion est bien le mot qui convient.

Attirés par les sirènes de Moscou, les intellectuels français restent muets sur la terreur rouge. « Ils voient en Lénine, en Staline, les messies d’un monde nouveau. » Le culte de la jeunesse, de la vigueur, est chanté par Aragon avec un ton de converti. « Les mensonges d’État et l’horreur de l’Archipel de la souffrance, nos grands intellectuels s’en font finalement accommodés. »

Car ils savaient, dit BHL. « Y a-t-il un despotisme au monde qui ait annoncé si clairement la couleur ? Tout est dit. Tous les dossiers sont sur la table. »

Terrible constat et lumière crue : « C’était leur foi, leur religion qui faisaient qu’ils n’entendaient pas. Où sont les anti-dreyfusards ? Où sont les héritiers de Zola ? » Terrible question ; pourquoi, aux yeux de nos intellectuels, la révolution russe, et ses abominables procès, ne pouvait-elle être que vertueuse ?

Au fil de cette première heure, la plus construite, la plus dramatique, la plus démonstrative, où apparaît le plus nettement que le film est, comme dit Alain Ferrari « une œuvre de combat », se construit déjà une terrible logique dont on ne sortira que 73 ans plus tard…

Au fur et à mesure que de se dérouleront les trois épisodes suivants, Bernard-Henri Lévy en fait la démonstration. Les documents seront moins étonnants et la saturation menacera quelquefois. Le choix des derniers intervenants aussi, sera moins irréprochable. Mais il faut mériter la conclusion de cette démonstration puisque « amis, ennemis, le même héritage nous possède ». Nous en reparlerons.


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