C’était en novembre 1988, à Paris. Dans le minuscule et monastique bureau qu’il occupe aux éditions Grasset, Bernard-Henri Lévy attendait la proclamation du Goncourt. Son roman Les derniers jours de Charles Baudelaire avait fait de lui le favori dans la course au plus prestigieux des prix littéraires français.

La petite fenêtre laissait entrer une lumière laiteuse, aussitôt captée par la chemise blanche et largement entrouverte de l’ancien « nouveau philosophe ». Lévy était nerveux. La pâleur de son visage trahissait son anxiété. L’attente inquiète lui donnait un regard menaçant. Il parlait d’une voix sèche, comme assourdie.

Une question le conduisit à l’aveu :

– Afin d’échapper aux aléas et aux malentendus de la célébrité, auriez-vous souhaité n’être publié qu’à titre posthume ?

– Ça, c’est mon rêve. C’est exactement mon rêve.

Ainsi donc, la coqueluche des magazines, des télévisions et accessoirement, du Tout-Paris, rêvait d’anonymat, de retrait et d’effacement tout en lorgnant vers la modestie la plus ascétique qui soit : venant de la buche d’un des agents les plus représentatifs de notre « société du spectacle », la révélation avait de quoi surprendre. Finalement, Lévy n’obtint pas le prix mais son roman fut un succès en librairie.

L’histoire des intellectuels français

L’ouvrage qu’il publie ces jours-ci permet de retrouver l’essayiste de La Barbarie à visage humain, du Testament de Dieu et de L’Idéologie française. À la différence près qu’il revendique comme jamais la subjectivité de ses propos. Retraçant l’histoire des intellectuels français de la fin XIXe siècle à nos jours, Lévy fait clairement état de ses propres opinions. Cela tient à la méthode d’investigation choisie.

Il s’agit ici d’une enquête qui a poussé l’auteur à s’éloigner de sa table de travail. Il a multiplié les déplacements (Berlin, Moscou, Alger, Pékin), les rencontres, les entretiens (avec notamment Michel Leiris, Raymond Aron et Michel Foucault avant leur disparition ; avec Claude Simon, Claude Mauriac, Marek Halter, Emmanuel Robles). Il a interrogé les documents, lu et relu les œuvres, déniché les témoins, le tout dans le but initial de faire un film qui a débouché sur l’élaboration d’un livre.

De l’affaire Dreyfus à la chute du mur de Berlin, de Zola à Althusser, de la révolution russe à mai 68, de Péguy à… Sollers, de la guerre de 14 à la perestroïka, de Maurras à Roland Barthes, Bernard-Henri Lévy a observé les comportements et analysé les attitudes des membres de l’intelligentsia. Il a sondé l’âme de l’intellectuel – terme apparu il y a un siècle – cet individu aux prises avec une œuvre personnelle qu’un événement extérieur soudain mobilise et pour lequel il prend position. Pour lequel il s’engage.

Ce fut d’abord l’affaire de l’officier français Alfred Dreyfus, avec ses relents d’antisémitisme. D’un côté – et contre – Maurras, Drumont, Barrès. De l’autre, Blum (jeune), Péguy, Zola, qui rédigea son fameux J’accuse. Afin de soutenir une idée, donc un ou des hommes, ces écrivains délaissèrent la littérature pour rejoindre la politique et les emportements qui lui sont propres.

Les premiers surréalistes

Ce fut 14, ses combattants, ses pacifistes. On y retrouvait Péguy, on y découvrait Apollinaire, Romain Rolland, Artaud et les premiers surréalistes : Breton, Aragon, Éluard. Plus tard, et en octobre 1917, ce fut l’Est qui s’enflamma. Le marxisme, le communisme et le stalinisme enrôlaient : Souvarine, Nizan, Crevel, Barbusse puis Gide, Aragon. Viendront alors les camps et les crimes d’État au moment où le fascisme gangrénait déjà le Vieux Continent.

La montée du nazisme allait embrumer la pensée de Brasillach, de Drieu La Rochelle et de Céline. Puis, le régime de Vichy s’installa (1940). Il séduisit, selon Lévy, la revue Esprit et son directeur Emmanuel Mounier, philosophe chrétien, futur résistant mais « bête noire » de notre auteur. À la même époque, les « antifascistes » (BHL) faisaient tout de même entre leurs voix. Dès la guerre d’Espagne et le soulèvement des généraux, en 1936, Mauriac, Bernanos, Saint-Exupéry avaient d’ailleurs pris parti. D’autres passèrent à l’action, comme Malraux.

Puis ce fut l’Occupation. Que firent alors les intellectuels ? Certains optèrent pour l’exil : Bernanos au Brésil, Breton à New York, ou pour l’éloignement : Aron à Londres. À Paris et en France, la Résistance avait pris corps. Elle vit s’illustrer, entre autres, Paulhan, Seghers, Vercors, Char, Malraux. Après 1944, l’épuration divisera Camus et Mauriac. Brasillach sera exécuté, Céline emprisonné. Drieu choisira le suicide. En bref, l’Holocauste, Auschwitz et Hiroshima (1945) auront marqué la fin des illusions.

La fascination pour Camus

Dans les années cinquante, Les Temps Modernes, revue de Sartre, et le mouvement de l’existentialisme eurent très vite maille à partir avec Albert Camus (auteur de L’Homme révolté) auquel Lévy, mine de rien, s’identifie et sur lequel il aimerait – il l’avoue – rédiger un livre. Puis, alors que la mort du marxisme s’annonce – l’écrasement de l’insurrection hongroise (1956) fera le reste – la guerre d’Algérie se déclenche (1954). Le « Manifeste des 121 » appellera à la désobéissance. Dans ce conflit, Camus fut partagé « entre l’amour du pays natal et le progressisme ». En 1957, après l’attribution du Nobel, il lancera : « Entre la justice et ma mère, je choisirai ma mère ».

Se succèderont ensuite la crise de Suez, le traité de Rome, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle (1958), la construction du mur de Berlin et le début de la guerre du Vietnam (1961). Dans ces années, les intellectuels français n’auront que l’embarras du choix. Cuba et Fidel Castro vont fasciner Sartre, puis Debray, futur conseiller du président Mitterrand. Et ce sera Mai 68 : « On ne comprend rien à ces événements si l’on ne voit que par-delà les polices, par-delà les gaullistes, c’est aux communistes qu’en avaient les émeutiers » estime BHL.

Viendront dans les années 70 la « révolution culturelle » chinoise et l’assassinat de Pierre Overney, vigile aux usines Renault. Selon Lévy, le maoïsme et l’invitation à « casser l’histoire en deux » eurent raison de Sartre, qui voulait préserver les intérêts de la gauche et ceux de Billancourt.

Foucault, Althusser, Geismar, July, Clavel, Sollers, Glucksmann : le nominalisme cher à Lévy – des noms sur des faits – recoupe pour finir les événements des deux dernières décennies avec le Cambodge, les boat people, le réveil de l’Islam jusqu’à l’effondrement du communisme, jusqu’à Tian An Men, en juin 1989 (un « petit homme seul arrête et défie un char ») et jusqu’à l’unité allemande.

La défense d’une corporation

Bernard-Henri Lévy nous propose au fond un parcours plutôt libre dans un siècle touffu. Cours succinct – trop ? – de littérature politique contemporaine, défense d’une corporation à présent quasi muette, essai de parti pris mais brillant et enlevé : cet ouvrage est un peu tout cela avec d’inévitables épanchements (comme toujours chez BHL) sur l’image qu’il donne à son cher public et sur la réception de son œuvre.

Il reste que ce volume se dégage une sorte de portrait idéal de l’homme d’esprit confronté aux affaires de la cité. Partagé entre pureté et compromissions, l’intellectuel travaille, par « l’intelligence des choses », à la « libération des hommes ». Rétif si possible à l’idéologie et agitateur d’idées, il se doit de caresser ces dernières – hors toute complaisance – puis de les polir avant de les défendre en les transmettant : c’est là même le circuit bien huilé auquel donne accès toute démocratie.

« Tout malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre » disait Pascal. Certes. Mais il se trouve que la chambre en question vaut parfois d’être quittée. Désertant son bureau parisien de la rue des Saints-Pères, Bernard-Henri Lévy a cherché à comprendre ce qui poussa ses pairs à s’engager dans des luttes qui dépassaient les dimensions restreintes d’une rassurante feuille blanche.

Cette volonté têtue de savoir donne l’assise voulue à son entreprise. Elle la justifie puis la dépasse. Elle honore notre jeune philosophe en même temps qu’elle éclaire tout un pan de notre histoire – cet autre nom donné à l’extravagante réalité.


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