À la télévision et dans un livre (Les Aventures de la liberté), Bernard-Henri Lévy raconte la saga politique des intellectuels français du siècle. Les personnages y sont nombreux et célèbres. L’engagement public des clercs est une spécialité nationale, et souvent le chemin le plus propice pour atteindre la très grande notoriété de son vivant. Mauriac, Aragon, Malraux, Sartre, ont fourni des exemples prestigieux.
Déjà l’immense renommée de Voltaire, Rousseau, Hugo n’était pas due à leurs seuls talents littéraires. Mais Bernard-Henri Lévy a raison de dire que depuis l’affaire Dreyfus, l’intellectuel français est devenu une conscience morale, celui qui décide du bien et du mal et se revendique en tant que tel. Rôle qui a été à la source de contradictions, déboires, désillusions, drames personnels et à l’occasion de comportements irresponsables.
Le droit de juger et de trancher
Jamais l’engagement des intellectuels français n’a été plus passionné et lourd de conséquences qu’entre les deux guerres. La première avait été un effroyable holocauste dont les survivants étaient résolus à ce qu’il ne se reproduise plus. À la fin du conflit avait éclaté la révolution bolchévique, cette grande lueur à l’Est, espoir pour beaucoup d’hommes d’un âge d’or. Ces deux événements allaient déterminer le destin et le comportement de nombreux intellectuels et de ceux qu’ils influençaient. Les uns devinrent des pacifistes inconditionnels, ce qui les entraîna parfois à la collaboration. Les espérances suscitées par la révolution d’Octobre incitèrent d’autres à un alignement dévot sur les politiques changeantes du Komintern et du PCF.
Il y avait aussi ceux qui voyaient dans le communisme une menace pour la civilisation occidentale et pensaient que seul le fascisme pouvait la contenir.
Ce qui frappe dans ces engagements tous azimuts de l’entre-deux-guerres, c’est le désintérêt des intellectuels, qu’ils fussent de droite ou de gauche, pour les libertés démocratiques. À bien des égards, le penchant pour le totalitarisme des intellectuels de gauche, en vertu des valeurs humanistes qu’ils revendiquent, était plus troublant que celui de leurs homologues de droite. Pourquoi des hommes comme Romain Rolland et, plus tard, Sartre ont-ils été prisonniers d’une conception manichéenne au point de perdre tout jugement critique et de fermer les yeux sur des crimes qui ont fait des millions de victimes ?
Sur ce comportement, on a donné des explications diverses que Bernard-Henri Lévy reprend peu ou prou, mais qui sont insuffisantes. Leur faiblesse est de considérer les intellectuels en question comme s’ils étaient des schizophrènes. La moitié de leur cerveau ignorerait ce que fait l’autre. Dissociation arbitraire et stérile : il y a dans la philosophie de Sartre des racines de son étrange aveuglement. La misanthropie du Voyage au bout de la nuit n’est pas sans lien avec les attitudes ultérieures de Céline.
Bernard-Henri Lévy tombe parfois dans les erreurs qu’il dénonce. Comme ses grands personnages, il s’arroge le droit de juger et de trancher.
Exercice périlleux quand il s’agit d’un passé tragique où les choix étaient plus difficiles à faire que dans notre confortable fin de siècle français. Il en convient sans en tirer toujours la leçon, comme il avoue aussi une faiblesse pour sa famille, celle des intellectuels de gauche. Il est beaucoup plus sévère pour les errements de Drieu La Rochelle que pour ceux d’Aragon. Il s’étonne qu’André Malraux ait pu passer, après la guerre, du militantisme révolutionnaire de gauche à l’orthodoxie gaulliste. Pour notre part, nous pensions que cette bifurcation, dont il propose des explications peu convaincantes, est l’acte le plus original d’une carrière qui en compte beaucoup.
Bernard-Henri Lévy reste fasciné par le star system intellectuel. Ses héros sont Malraux, Sartre, Camus, etc. Les maîtres à penser à la française qui tirent de leur action politique l’essentiel de leur légende. Il admire l’engagement politique des surréalistes, aussi désopilant fut-il.
C’est le sujet de son livre dira-t-on. Mais il n’aurait pas été inutile de rappeler que des penseurs écrivains français, probablement les plus importants, de Bergson à Lévi-Strauss en passant par Dumézil, Julien Gracq, etc. sont restés à l’écart des batailles idéologiques. Certes, ils avaient des opinions politiques que l’auteur ne se fait pas faute de mettre à nu, quand il les croit « mauvaises », chez Giraudoux, Valéry, etc. mais elles ne les distrayaient pas de leur travail créateur.
Du point de vue de celui-ci, l’engagement politique a été généralement plus négatif que positif. Il a été plus marqué par un certain conformisme que par l’originalité. À tous les niveaux, il a plutôt contribué à égarer qu’à éclairer. Ce qui n’exclut pas qu’il ait conduit parfois à des comportements héroïques.
On dit qu’aujourd’hui, nos philosophes et écrivains sont revenus de ces engagements. On évoque avec nostalgie la disparition des « maîtres à penser ». Nous serions détachés des idéologies. Est-ce si sûr ? Pendant la guerre du Golfe, on a eu l’occasion d’observer des comportements qui rappelaient les troubles, indulgences d’antan pour le totalitarisme au nom du pacifisme infonctionnel, du tiers-mondisme et de l’anti-américanisme. Certaines prises de position, dans l’affaire Boudarel, montrent que les examens de conscience à propos d’erreurs commises pendant la guerre du Vietnam étaient superficiels et que l’on est prêt à rempiler. Chassez le naturel, il revient au galop. Rares sont ceux qui, comme Annie Kriegel (sans porter de jugement sur son évolution politique) aient su tourner la page. En bref, l’histoire des intellectuels français engagés n’est pas terminée. Elle aurait encore de beaux jours.
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