« J’ai consacré quatre années de ma vie à un pays qui n’était pas mon genre. » Cette déclaration d’un Swann qui aurait troqué le huit-reflets du Jockey-Club pour le keffieh de T. E. Lawrence, elle est au cœur inattendu du nouvel ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Le Lys et la cendre, 536 pages pour filer la chronique d’un amour fou, entre hélicos de la Forpronu et banquettes de la Mutualité. La fiancée est une torturée sublime, une sainte Blandine des Balkans que M. Bernard aurait voulu sauver des lions – il s’agit, les âmes sensibles l’auront compris, de la Bosnie-Herzégovine.
Lévy avait le choix du pinceau : il a préféré découper au laser un bloc d’intime. Explication : depuis des années, l’auteur du Diable en tête consigne ses démons dans un journal, dont il a extrait les notes prises entre 1992 et 1995 sur l’affaire bosniaque. La technique du diariste, proche d’un journalisme supérieur, place pourtant les anecdotes immédiates sur l’axe du temps : on voit naître, année après année, le profil d’une question et les dilemmes d’un combat.
Par la masse d’information brute, la charge polémique, l’effort intime de vérité, l’ouvrage devrait trouver une résonance à la mesure du propos. Et puisqu’il s’agit aussi de stratégie, celle du verbe affronté aux États, trois points peuvent attirer l’attention du lecteur amateur de briefings.
Un jeu d’aimant et de limaille
Le Lys et la cendre est un cas d’école pour comprendre de l’intérieur les grandes cristallisations qui traversent au XXe siècle l’intelligentsia française. Que se passait-il au moment de la guerre d’Espagne entre Malraux, Barbusse et Langevin ? De première main, on ne le sait trop. Qu’en est-il du Vietnam, de Mai 1968 et de leur prolongement gauchiste ? Sur ce point, le journal de Claude Mauriac donnait des éclairages. En fin de siècle, voici la Bosnie dans les têtes françaises : là aussi, c’est un jeu d’aimant et de limaille, check-up et tri, radiographie d’une société intellectuelle, d’un état des choses.
Plus singulier : une guerre qui puise ses racines dans l’Histoire est traitée par un intellectuel de gauche dans un langage postmarxiste. La grille marxienne, qui triomphait en 1965, n’est plus en jeu, puisqu’il s’agit précisément de traiter l’un des effets de sa déliquescence. Lorsque la guerre de Troie a lieu, il faut aujourd’hui revenir à Homère ou à Toynbee. Et quand CNN règne, la dialectique devient guerre des images. Quelques effets, comiques ou paniques, peuvent en résulter dans la cité des clercs.
Le journal intime est une machine à comprendre : on entre dans les coulisses d’un théâtre, dans la tête d’un écrivain. Quand un désir d’engagement attend son occasion, l’arrivée des grandes scènes joue comme une vitamine shakespearienne. La Bosnie intérieure de Lévy, c’est la rencontre d’une faculté d’analyse avec un caractère et une fatalité d’énergie. Lorenzaccio monte au front, mais il a lu Gide et Amiel. Ces retours obstinés à Sarajevo, treize voyages, souvent contre toute raison, sont à l’image d’un homme qui cherche là, dans une obscurité conradienne, quelque chose de lui-même.
On pourra, sur ces pilotis, suivre plusieurs pistes à travers le livre. À partir de prémisses lyriques et maximales – Sarajevo comme « capitale mondiale de la douleur », « ghetto de Varsovie où il y aurait eu des caméras » – Lévy se fait peintre de choses vues avec un sens de l’épique mélancolique et bouffon, qui flirte avec le Malaparte de Kaputt. Voici des académiciens français qui veulent sauter sur Dubrovnik, les boyards de la TV américaine qui hument le sang tel le colonel Kurtz d’Apocalypse Now, un diplomate français féru de Saint-John Perse et hanté par le spectre de Georges Bonnet, des R25 noires louées à Venise qui font station dans des châteaux rilkéens avant de rouler vers la Dalmatie, des trocs de cigarettes contre rations de l’ONU entre Serbes et Bosniaques sur la ligne de front, le maire de Lourdes dans les convois du Salaire de la peur, un exemplaire des Écrits militaires de Trotski offert par Lévy au président Izetbegovic, des rixes de cœur entre capitaines de la Forpronu pour de jolies Bosniaques, très Pétersbourg 1825… Voici des officiels sarajéviens qui citent les « drippings » de Jackson Pollock pour expliquer la géographie tachiste de leur pays, un dîner spectral où le croate Tudjman, désossant son rôti avec un tour de main de boucher, fait d’un coup de téléphone arrêter les combats pour bluffer ses invités, des intellectuels de Sarajevo lâchant des aphorismes à la Karl Kraus entre deux tirs de snipers, et les coulisses de la grande contrebande diplomatique – que faisaient ensemble, une nuit d’août 1995 à Paris, sous les Renoir de l’ambassade des USA, l’ambassadeur Pamela Harriman, le négociateur Holbrooke et le président Izetbegovic ? Ou bien encore cette réponse de Karadzic à l’auteur : « Je serais très heureux d’accueillir M. Lévy ; mais qu’il sache que je ne suis, hélas, pas en mesure d’assurer sa sécurité plus d’une minute sur le territoire de la République serbe. » Bref, le grand crique, avec un côté « nef des fous ».
Face à ce vertige de l’Histoire rappelée à sa fureur, il est assez fascinant de suivre la task force que Lévy et quelques-uns de ses amis, roseaux alliés au Lys bosniaque, mettent en branle à partir de presque rien – vieille technique maoïste appliquée à l’ère Internet, état-major de pensée pour guerre intellectuelle. Tout y passe, du plus classique au plus ébouriffant : meetings à la Mutualité, recherche (avortée) de financement TF1, vidéo-lettres, martelages TV, débat à Belgrade dans la gueule du loup, film Bosna ! avec Claudio Magris en professeur de diction, tentative d’instrumentalisation de Valéry Giscard d’Estaing, tournée Izetbegovic avec entrevue Thatcher (« un air de vieille gouvernante qui aurait mis de l’argent de côté ») et rencontre du pape (« Il en a fini avec le communisme pour voir un musulman l’appeler à l’aide contre Byzance »). Flibuste intense dans la presse, « liste Sarajevo » aux européennes de 1994, etc.
C’est là que le rideau bosniaque, en se déchirant, révèle une comédie de Paris. Morand, dans le Journal d’un attaché d’ambassade, rappelait dès 1917 que, pour décrire la capitale de l’arrière, il fallait à la fois Proust et Charlie Chaplin. Lévy, tout à sa fougue prosélyte, ne le démentirait pas. Une fois le deuil fait de la tiédeur de quelques amis – on sent qu’avec Marek Halter, Alain Minc, Alexandre A dler ou Jean Schmitt ça n’est pas vraiment ça – l’endiablé ne cesse de croquer du satrape de palais national. Torpille, affoleur de boussoles, le voici face à un Léotard vampirisé par Mitterrand, un Kissinger en Norpois de Harvard, un Balladur vivant dans la hantise des cercueils français arrivant à Villacoublay, tandis que le président Chirac, lorsqu’on évoque la minorité bosniaque, préfère dévier sur le génocide des Indiens d’Amérique, troquant Srebrenica pour Moctezuma. Au cœur du livre, dont les épreuves étaient tirées avant son décès, il y a la figure de François Mitterrand, ultimes croquis d’amour déçu. Flash photo : le roi de France lutinant Agnès Soral à un banquet de SOS Racisme ; son allégresse lorsqu’il apprend qu’une troupe folklorique de Sarajevo est venue danser à Château-Chinon vers 1975 ; son jugement sur MM. Glucksmann et Finkielkraut : « Les vieilles filles, je les appelle toujours les vieilles filles » ; le rappel de quelques maîtresses partagées ; le regard qui se porte sur le parc l’Élysée, très loin, comme en suspens ; cette confidence d’un proche du Palais, en mai 1994 : « Mitterrand est malade, tu comprends… Très malade… Replié sur sa maladie, sa douleur… C’est le Roosevelt de la fin. Celui qui ne vit plus que pour couver sa maladie et qui, à Yalta, abandonne l’Europe à Staline. » Tout cela fera parler.
« L’effet Sarajevo »
Le dérisoire de la chose, qui est bien pointé, c’est qu’alors que les grandes consciences françaises prêchent la concorde en Bosnie chacune de ces principautés intellectuelles livre à l’autre une guerre de type balkanique. « Féroce brouille » avec Kouchner suivie de réconciliation ; Finkielkraut et sa « claque croate » ; attaques de Jean Rolin dans Libération ; requiem pour la liste Sarajevo : « Nous étions partis pour contaminer l’ensemble de la classe politique. Nous serions sortis de l’aventure avec un groupuscule probosniaque. » Ou bien encore : « Le militantisme, remède à l’ennui ? La Bosnie, aubaine pour les militants d’hier, en panne de grande cause ? »
Reste un homme, qui a assez lu Drieu la Rochelle pour ne pas s’épargner ; parlant de son « attirance sourde, assez ignoble, pour la guerre » ; ironisant sur les orages désirés et le « vertige carbonaro » ; examinant son désir de cartellisation intellectuelle de la présidence bosniaque : notant « l’effet Sarajevo à Paris (dans les cafés, dans la rue, dans les queues de cinéma, chez Grasset) : voir les hommes comme du gibier ». N’empêche : on sent derrière cet activisme flagellateur des images subliminales qui sont celles de l’honneur ; le souvenir d’une rencontre avec Malraux en 1971 ; l’exemple d’un père rejoignant la France libre dès juin 1940 – les orphelins du mieux ne sont jamais les enfants du pire. La guerre de Lévy, ne serait-ce pas une histoire d’amour avec le passé des autres ? Et cette phrase, aussi, qui prend date : « Je suis allé à Sarajevo pour essayer de ne pas trahir l’homme de 23 ans qui, jadis, dans un autre temps, alors qu’il ne songeait ni à écrire des livres ni à peser sur le cours des choses, allait au Bangladesh défendre une idée de l’homme – et de soi. »
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