Bernard-Henri Lévy a le don d’horripiler ceux qu’il ne séduit pas. Trop beau avec son allure romantique, trop tapageur, trop empressé à faire parler de lui, trop. Il est trop. Et de cette image publique il souffre parce qu’elle lui paraît injuste. N’importe. Il faut vivre avec. Et s’il en fait mention dans Le Lys et la cendre, c’est comme d’une étrangeté qui, de loin en loin, le blesse… Mais ce Journal d’un écrivain au temps de la guerre de Bosnie n’est pas une complainte narcissique. C’est le récit, jour après jour, pendant quatre ans, d’une histoire d’amour, celle qu’il a vécue avec la Bosnie. Pourquoi la Bosnie ? Parce que dès 1992 il a l’intuition que ce qui s’y passe est essentiel. Et il part pour Sarajevo. Ce sera le premier de treize voyages au cœur de la ville assiégée.
Dans celui-ci, en compagnie de Philippe Douste-Blazy et de Jean-François Deniau, il découvre le pays. Zagreb, Vukovar anéantie, Pale, un bourg minable perché dans la montagne, Lukavica, où ils couchent dans une caserne serbe sous le fracas des obus ; Sarajevo enfin gagnée à grand-peine. Là, il rencontre cinq intellectuels qui le reçoivent dans une cave et racontent l’histoire de leur ville, ils chantent sa gloire et son charme. Sa tradition de tolérance et d’ouverture. Ils expliquent comment, depuis des siècles, les communautés vivent dans un climat de fraternité. Savez-vous, disent-ils, qu’il y a 30% de Serbes, à Sarajevo, qui se battent de notre côté ?
BHL est captivé. Avant de partir, il est reçu par le président bosniaque, Izetbegovic, qui lui demande de transmettre un message à François Mitterrand : « Nous sommes à bout, nous n’avons plus ni vivres ni espoir, nous sommes le ghetto de Varsovie, comprenez-vous ? Dites bien au président français que nous mourrons jusqu’au dernier. Mais il suffirait de si peu… Une frappe chirurgicale suffirait… » Ce n’est que le premier des messages dont il deviendra désormais porteur. Rendez-vous avec le président de la République, qui le reçoit affectueusement. Mais qui ne veut rien entendre. Il lève seulement un sourcil quand BHL évoque la ressemblance entre Izetbegovic et Salvador Allende à la veille de l’assaut contre son palais… Là une corde sensible a peut-être été touchée. C’est tout.
À partir de là, meetings à la Mutualité, initiatives hardies pour faire venir Izetbegovic à Paris, et plus tard au Vatican, idée, vite abandonnée, de créer des brigades internationales – les Bosniaques n’ont aucun besoin d’hommes, ce sont des armes qu’il leur faut –, les mois filent et Sarajevo suffoque… sous les yeux froids de l’Occident. Nouvelle rencontre avec le président de la République, au cours d’un dîner. Le président fixe BHL qui se jette à l’eau et embraie, maniaque, sur la Bosnie… l’embargo, l’intervention. Il y a beaucoup de bruit. Est-il seulement entendu ? Assez pour que François Mitterrand se redresse et, prenant appui sur ses deux mains, jette : « Moi vivant, jamais, vous m’entendez bien jamais, la France ne fera la guerre à la Serbie. » On aura tout essayé, note BHL à propos des Bosniaques. Refuser de les défendre. Leur interdire de se défendre. Les blâmer lorsqu’ils se défendaient. On a dénaturé la guerre elle-même, truqué délibérément son sens, on a… on a… on a… Il est écœuré, indigné. Non découragé. Que faire pour remettre la Bosnie dans l’œil de l’opinion publique puisque médiatiquement on l’a aussi effacée ? Un film. Il trouvé un mécène, François Pineau, un producteur, son père. Un journaliste l’interroge : « Êtes-vous certain d’être le mieux placé pour défendre la cause bosniaque ? Votre style… Votre mode de vie… Votre mariage avec une actrice… Toute cette médiatisation qui vous entoure et fait douter de la sincérité de votre engagement… » Il l’envoie promener. « Mais quelque chose en moi s’attriste que ce type de question puisse même se poser. » Prévue dans le film, une interview de François Mitterrand. Elle est tout entière dans le livre, chef-d’œuvre de rouerie.
Le film, Bosna !, est présenté à Cannes. L’accueil est flatteur. François Mitterrand lui fait l’honneur d’une réplique sèche, rendue publique. BHL est-il grisé ? pas que je sache. Un peu surexcité peut-être. Et voilà qu’à « L’Heure de vérité » il allume une mèche qui va lui sauter à la figure : l’annonce de la constitution probable d’une liste aux prochaines élections européennes. Comment cette histoire de liste s’est déroulée pour s’achever dans le ridicule, il le raconte honnêtement tout au long. Pour avoir été l’une des rares à avoir refusé d’y participer, je peux dire que je n’ai jamais vu de plus près des gens irresponsables. La politique crée de ces tourbillons de passion. D’abord, BHL se justifie longuement d’y avoir cédé. Mais le jour suivant, il note : « Ces considérations n’ont pas de sens. Ces pages de ces pages de justification montrent, par leur excès même, que j’essaie de me convaincre et que je ne crois pas un mot moi-même de ce que j’écris… Nous n’avons rien obtenu du tout ; nous avons raté une occasion historique de rendre aux intellectuels leur dignité. […] J’ai fait, nous avons tous fait une colossale connerie. »
Le Journal ne s’arrête pas là. Nouveaux séjours à Sarajevo, conversation avec Izetbegovic sur le fondamentalisme qu’on lui prête. Et le cosmopolitisme bosniaque ? « C’est l’honneur de mon pays. Mais vous n’empêcherez pas le vieux monsieur que je suis de préférer voir ses filles mariées à des Musulmans. » Il n’est pas fondamentaliste, conclut BHL, c’est un vieux conservateur. Rencontre avec Chirac, dont il sous-estime la détermination. Frappes aériennes massives de l’Otan. « Je n’en crois pas mes yeux. » Satisfaction du président bosniaque quand il annonce que « la force de réaction rapide a tiré 400 obus. La France n’est pas en reste. Chirac a tenu parole. »
Scène pittoresque – une parmi un bon nombre qui émaillent le livre – à l’ambassade des États-Unis à Paris, où Izetbegovic surgit à l’improviste, sans cravate, pour assister sur CNN, avec Richard Holbrooke, au lancement de la grande opération de frappe aérienne contre les Serbes… L’Amérique a pris les choses en main. Enfin, le 19 décembre 1995, il note : « Je parle de la Bosnie comme d’un pays défait. Je dépeins Izetbegovic comme un président vaincu. Est-ce bien raisonnable à la fin ? Ne devrais-je pas me réjouir d’abord que le massacre soit arrêté ? » Certes. Même si les conditions de la paix sont amères pour le cher petit pays si sauvagement meurtri.
Ce Journal d’un intellectuel engagé, très nourri et riche en épisodes piquants, à la valeur inimitable des notes prises au quotidien, toutes chaudes encore. Outre des portraits brillants – Deniau, Kouchner, Barre, Debray –, parfois cruels, il montre aussi que ne fait pas l’Histoire qui veut mais qu’il faut toujours essayer, quitte à s’y brûler les ailes. La cause était bonne, l’engagement a été noble… C’est à se demander si ce que l’on reproche à BHL, ce n’est pas de ne s’être pas fait tuer d’une balle perdue, à Sarajevo…
Réseaux sociaux officiels