Grand et puissant, disait Anne Sinclair du dernier livre de Bernard-Henri Lévy, en le recevant à « 7 sur 7 » dimanche dernier. Il s’agit du journal que l’écrivain a tenu pendant quatre ans, de janvier 1992 à décembre 1995, au sujet de la « guerre de Bosnie ». Les Accords de Dayton y ont mis fin pour l’heure. Accords fragiles, mais qui ont le mérite d’avoir arrêté les combats à défaut de régler l’avenir.
Ces accords ont profondément déçu les espérances de Bernard-Henri Lévy, pour qui Sarajevo constituait le microcosme de l’Europe polyculturelle dont il rêve. Et dont on peut, en effet, rêver. Un État « laïc », la Bosnie, réunissait au cœur des Balkans une population partagée entre quatre religions (musulmane, orthodoxe, catholique, juive) et trois ethnies (Musulmans, héritages de l’empire ottoman, Serbes et Croates). Ils coexistaient, d’après tous les témoignages, dans un ensemble typiquement Habsbourg. Voilà ce que BHL voulait voir préservé contre les intégrismes et les nationalismes de tous bords. Pas de partage ethnique, pas de découpage géographique : la Bosnie a réalisé dans les faits ce que l’Union européenne tente de réaliser chez elle. En particulier, avec les musulmans installés sur le sol des Quinze, si nous voulons qu’ils ne tombent pas dans les griffes d’un islamisme fanatique et cruel.
Un soutien sans réserves à Izetbegovic
Tel était l’enjeu du combat mené en faveur de la Bosnie par Bernard-Henri Lévy, ses amis de la revue La Règle du jeu, et bien sûr d’innombrables Européens qui ne les touchent de près ni de loin. Ce combat passait par un soutien sans réserves du président bosniaque Izetbegovic, dont BHL multiplie les portraits émouvants, et jure ses grands dieux qu’il n’a rien d’un cheval de Troie de l’islamisme. Même s’il a accepté l’aide de la Turquie (se découvre-t-elle des nostalgies ottomanes ?) ou de Téhéran.
Il est peu de dire, comme le relève un BHL fort amer, que l’Europe ni Washington n’ont pas joué la carte du multiculturalisme que Sarajevo symbolisait si bien. Tantôt par sympathie pro-serbe, comme celle que Lévy attribue à Mitterrand qui lui aurait déclaré, le 25 janvier 1993 : « Moi vivant, jamais, vous m’entendez bien, jamais, la France ne fera la guerre à la Serbie ». Tantôt en raisons des leçons (vraies ou supposées) de l’histoire : les Balkans sont un champ de ruines, et n’est-ce pas à Sarajevo que la Grande guerre s’est enclenchée ? Tantôt encore par refus d’envoyer des soldats « mourir pour Sarajevo », comme en 1939 personne ne voulait « mourir pour Dantzig ». Le premier ministre Balladur avait la hantise, selon BHL, de devoir accueillir des cercueils de soldats français à Orly. Sans parler des comportements et des arrière-pensées de Clinton, Major et d’autres.
La guerre de Bosnie étant (provisoirement ?) finie, Bernard-Henri Lévy en tourne (provisoirement ?) la page, en publiant son Journal. On y trouve ses prises de positions, ses démarches auprès des hommes politiques, sa douzaine de voyages sur le terrain, ses démêlés avec des intellectuels (Finkielkraut totalement pro-croate, Peter Handke, totalement pro-serbe), le film – Bosna ! – qu’il a tourné dans les zones de combat et qui fut présenté au festival de Cannes, la création parisienne de sa pièce Le Jugement dernier, l’annonce de la constitution d’une liste Bosnie en vue des élections présidentielles françaises en 1995 et son histrionique échec.
Et puis, comme il est normal dans un Journal, ses états d’âme, ses interrogations sur la sincérité de son engagement et son inclination à l’effervescence médiatique, ses dénonciations de son « éternel ambiguïté (une de plus !) : intellectuel libre d’un côté, détaché de toute allégeance, indocile ; et puis, de l’autre côté… ce goût que j’ai, parfois, de côtoyer les hommes de pouvoir en privé et de les interpeller en public, de diner avec eux le soir et de manifester, le lendemain, sous leurs fenêtres. Je déteste cet aspect de moi ». Enfin, les récurrentes allusions aux grandes figures politico-littéraires du siècle : Lawrence et Malraux, ses références, ses inspirateurs, ses modèles.
Des portraits féroces et souvent drôles
Le livre est parsemé de portraits féroces et drôles qui sont d’un vrai romancier. Ou d’un Daumier. En voici quelques une : « Balladur à Matignon. Minci. Assez dandy. Œil rieur. Bouche gourmande. Cette façon de pousser la voix un peu trop haut et de n’en plus contrôler les aigus. Cette nonchalance qu’il partage avec Mitterrand et contribue à son charme. » À Londres, il accompagne Izetbegovic chez Madame Thatcher, amie traditionnelle des Bosniaques : « Elle est aussi laquée que je l’imaginais. Mais moins gainée, moins corsetée – avec, dans le tailleur de velours frappé rose qui baille sur sa nuque de bison, quelque chose de négligé, j’allais dire de lâchée. Il a été ajusté ce tailleur. Mais elle a dû un peu maigrir. Ou il a dû, lui, se détendre. Et il flotte un peu, maintenant, sur son grand corps… Je lui trouve un air de vieille gouvernante qui aurait mis de l’argent de côté ».
Sur Chirac à l’Élysée, en juin dernier : « Est-ce qu’on appelle “cocotte” sa chargée des problèmes culturels ? est-ce qu’on l’embrasse sur le front ? est-ce qu’on avance soi-même les sièges pour ses invités, quand on est le Président ? » Sur Raymond Barre : « Ses joues grises, et rêches, de vieil éléphant qui s’ébroue. Seul l’œil reste malicieux. Parfois, aussi, il a des saillies, des pointes, des petites mines qui trahissent une ancienne espièglerie. Mais, pour le reste, c’est l’épaisseur qui domine […] Cet air exténué, essoré, non par l’Histoire, mais par le train-train d’une vie vouée aux affaires et à l’ennui. C’est l’air que devaient avoir, je suppose, les grands apparatchiks soviétiques. C’est cela, oui. C’est à Brejnev, Gromyko, Podgorny, que le député de Lyon me fait étrangement penser ».
Mais c’est Mitterrand qui surplombe tous les personnages du journal. Parce qu’il fut, tout au long de ces années, le plus imprévisible aux yeux de Bernard-Henri Lévy : si roublard, si gentil, si cynique, si fatigué. Parce que l’homme qui a ramené la gauche au pouvoir, est celui qui a le plus compté dans sa vie, et qui l’a le plus déçu. Parce qu’il n’a pas tenu, sur la Bosnie ou sur la responsabilité de l’État français sous le régime de Vichy, les propos qui Chirac a tenus et pour lesquels il lui rend, d’ailleurs, hommage. La scène de l’interview filmée à l’Élysée, en février 1994, avec au centre un Mitterrand entouré d’un essaim de maquilleuses et d’éclairagistes, qui se montre superbe de ruse et de présence d’esprit tant que les caméras tournent, mais n’est plus aussitôt après qu’un homme exténué, tassé sur lui-même, « menu », abandonnant à la démaquilleuse « son pauvre visage trop fardé », est un morceau d’anthologie.
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