Nous sommes 10 mètres sous terre, dans les sous-sols de l’Opéra de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. C’est un bon abri, conçu, à l’âge soviétique, pour résister à une attaque nucléaire. Et c’est là que descendent les habitants de la deuxième ville du pays quand les bombardements se font incessants ou qu’un écrivain français vient, comme aujourd’hui, honorer sa promesse et présenter à ses personnages le film qu’il a consacré à la résistance ukrainienne.

Civils et combattants… Amputés sur leurs béquilles et membres des légendaires commandos Kraken cornaqués par une jeune Anglaise sortie d’un roman de Graham Greene… Femmes de soldats morts et mères d’enfants déportés… Un pope… Un rabbin… Le film s’appelle, en ukrainien, Gloire aux héros. Et ils sont venus, les héros, assister, sur un écran de fortune, à la célébration de leur courage.

C’est veille de 14 Juillet. C’est un drôle d’endroit, dira-t-on, pour honorer la fête nationale française. Oui et non. Car la France, explique Ihor Terekhov, le maire, qui, avec Maria Mezentseva, jeune députée du parti de Zelensky, organise l’événement, est la capitale de la liberté. Mais Kharkiv, ajoutons-nous, avec Gilles Hertzog et Marc Roussel, mes compagnons de voyage, est la première ligne, face à l’impérialisme russe, de la même bataille de la liberté contre la tyrannie d’aujourd’hui.

La France, donc l’Ukraine. La phrase de Malraux (« La France n’est jamais si grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes ») qui me hante depuis mes premiers reportages, il y a cinquante ans, et s’applique si bien ici. Ma manière d’être patriote. Ma façon, au cœur de cet été caniculaire et cruel, d’honorer mon pays.

Ma présence, à Kharkiv, n’a été annoncée qu’à la dernière minute. Mais l’information, quand la projection s’achève, circule déjà sur les réseaux. Et des groupes de « vengeurs russes » se disputent l’honneur (et la prime) promis à qui me fera regretter d’être venu.

Il faut trouver, pour la nuit, un gîte où nul ne songera à nous chercher. N’être regardant ni sur les lits sans draps, ni sur les portes à la targette branlante, ni sur les coupures d’électricité, plusieurs fois par jour, plusieurs heures de suite, sans possibilité de générateur pour faire tourner un ventilateur. Et, la nuit venue, traverser la ville déserte, tous feux éteints, pour retrouver Slava Vakarchuk, le Bono ukrainien qui compose la musique de mes films. Nous l’avions laissé, dans l’après-midi, près du front où il chantait pour les soldats. Et il dîne, dans une baraque anonyme de la périphérie de la ville, avec Ihor Obolyenskyi, commandant en chef d’une unité d’élite de la garde nationale : la brigade Khartia.

Il y a là Serguei Zhadan, poète, écrivain et autre légende de l’Ukraine qui vient, à presque 50 ans, de s’enrôler dans l’unité.

J’aime aussitôt ce nouveau venu dans la sainte famille des écrivains combattants. J’aime son regard opiniâtre et douloureux quand il raconte sa décision de passer de l’autre côté des mots et de s’engager. Il a l’air d’un bavard devenu taiseux. Il a gardé la dégaine qu’il avait quand il slamait ses poèmes, accompagné par les batteries, les synthés et les guitares de ses copains du Yara Arts Group, sur les scènes rock de Lviv et de Kharkiv – mais il a le cheveu ras sur la nuque et trinque dans des quarts militaires.

Nous parlons de Laclos et de Byron, d’Orwell en Catalogne et de Malaparte en Italie. Pourquoi ne pas nous accompagner, propose-t-il après accord d’Ihor, son chef, demain, en opération ?

Rendez-vous à la dernière station-service avant la frontière russe où nous attendent Ihor, quatre soldats d’élite de Khartia et, bien entendu, Zhadan, équipé d’un pare-balles marqué « Radio Rocks ».

Rouler 10 kilomètres, vers le nord, par des chemins de terre coupant à travers la lande. Traverser des villages que les bombes planantes russes ont réduits à l’état de décombres. Arriver à Lyptsi, épicentre des combats, où on gare les voitures dans un sous-bois avant de continuer, à pied, très vite encore, jusqu’à un bâtiment de ferme dont il ne reste qu’une entrée d’escalier plongeant dans une cave. Là, dans le bunker, retrouver encore cinq hommes, assis sur des lits de camp, les yeux brûlés par l’insomnie, avec qui s’engage une discussion surréaliste sur les élections françaises et l’attentat manqué contre Trump. Et puis branle-bas de combat…

Ihor dit « Go ! ». Les hommes, qui se sont redressés dans un cliquetis de culasses et de chargeurs, se ruent dans l’escalier. On court 1 kilomètre, à découvert, butant sur les gravats mêlés aux blocs de boue séchée par la chaleur. Deux fois, à l’abri d’un mur encore debout, semblable à un calvaire, on s’arrête pour souffler. Et on arrive, courant toujours, à bout de souffle, jusqu’à un canon de 155 caché dans un bosquet.

L’unité se met en position de tir, couvrant les artilleurs. Un homme branche une sorte de GPS et scrute le ciel. « Feu », crie Ihor d’une voix changée. « Feu », hurle-t-il encore, plus fort. Je vois le jet de flammes qui, deux fois, sort du canon. Mais, dans les épais cache-oreilles du casque que Zhadan m’a donné au tout dernier moment, j’entends d’abord le bruit de mon souffle, de mon cœur et de mon sang qui bat trop fort dans les tempes. Ordre est donné de se replier, sans tarder, mais par un chemin légèrement différent, jusqu’aux voitures – puis à une autre cave où nous attend un singulier débriefing.

Je ne peux en donner l’exacte localisation. Mais il faut imaginer un mur d’écrans face auxquels veillent, terriblement concentrés, des hommes qui ont à la fois l’air de soldats (uniformes fatigués, tatouages délavés) et de geeks (avec, devant eux, des cahiers d’écolier à l’ancienne où ils notent des signes mystérieux).

« Je vais tout vous expliquer, dit Ihor, de ce que vous venez de vivre. Ici, c’est Boris qui, quand nous discutions de Trump et des élections françaises, me disait dans l’oreillette : “Le ciel est sale.” Ici, c’est Sergueï qui, quand il n’a plus vu de drones suspects dans la zone, a corrigé : “Le ciel est propre” et nous a donné le “Go”. Là, sur cet autre écran, vous avez nos drones qui, tandis que nous courions, suivaient la cible (une unité russe tentant un assaut) sur laquelle j’ai fait tirer et que nous avons, au deuxième coup, entièrement éliminée. Et, là encore, vous voyez ces points bleus ? »

Il fait agrandir l’image… « Ce sont les robots que nous semons dans le no man’s land et qui, si un drone vampire russe avait tout de même surgi, auraient brouillé ses systèmes et faussé son tir. C’est ça, notre brigade. Hyper modernité. Hyper économie des hommes qui sont le trésor de l’Ukraine et que nous n’engageons que si nous pouvons les protéger. Comment voulez-vous que Poutine ne haïsse pas cette ville géniale, savante, à la pointe de toutes les technologies ! Et puis, regardez encore ceci… »

Il désigne un autre écran. On y distingue des ombres dont je comprends que ce sont, de l’autre côté de la frontière, les infrastructures militaires russes. « Depuis quelques semaines, nos alliés nous autorisent enfin à frapper en territoire ennemi, dans la profondeur et en respectant la charte fixée par l’Otan ! » Il éclate de rire. « Voilà. Notre unité s’appelle Khartia parce que nous respectons scrupuleusement la charte. Tout est là… »

Koupiansk est, au sud-est, un autre des points chauds du front où les Russes tentent de percer. Nous avions découvert la ville, il y a presque deux ans, quand les Ukrainiens l’avaient reprise et qu’y régnait une atmosphère de petite Naples libérée.

Aujourd’hui, la ville est vide. Les rues où, à l’époque, commençaient de revenir les babouchkas annonçant, sur le seuil de leurs maisons détruites, le retour du « vrai bortsch ukrainien », sont redevenues des rues fantômes, ciblées par les bombardements. Et les forces ukrainiennes, stationnées à l’entrée ouest des faubourgs, ont engagé, ce soir, en un ultime effort pour desserrer l’étau, un duel d’artillerie avec les forces russes qui tirent, elles, depuis la vallée, 5 kilomètres en contrebas.

« Vous voyez, dit le général Artem Bogomolov, commandant de la défense de la région, pourquoi nous avons un si cruel besoin d’armes de longue portée ? Écoutez…Comptez…Vous savez faire la différence entre départs et arrivées… Eh bien là, pendant que nous parlons, vous avez une moyenne de huit arrivées pour un départ… Huit roquettes qui nous tombent dessus pour une qui part d’ici… »

Nous sommes sur la plus haute place qui, tel un gigantesque promontoire, domine et Koupiansk et la position ennemie. Et, parce que le jour décroît, nous voyons en effet les longs traits des obus qui raient le ciel au-dessus de nos têtes.

Je songe que, la dernière fois où j’ai vu Bogomolov, c’était à Bakhmout, la ville martyre, entièrement détruite, où ses troupes ont tenu un an. J’observe qu’il y a, soudain, dans son visage de centurion jovial et rond, un drôle de regard fébrile, presque horrifié, qu’il n’avait pas à l’époque. Et un pressentiment me vient : et si la jolie Koupiansk était le prochain Bakhmout ? et si les barbares, face à nous, avaient décidé de la réduire, elle aussi, à un tas de ruines et de cendre ?

Denys Prokopenko, chef de la brigade Azov, est avare de sa parole. Nous le retrouvons dans un camp secret, en forêt, où nous a conduits un VAB dernier cri, made in Ukraine, et équipé d’un détecteur de drones qui nous a fait nous arrêter trois fois.

Il a les mêmes pommettes carminées, le même sourire éclatant et le même œil bleu d’oiseau de proie qui m’avaient frappé, en 2020, à Marioupol, lors de notre première rencontre.

Il raconte, sous sa tente de commandement, le siège d’Azovstal, ce Masada souterrain où mille hommes, coupés du monde, loqueteux, à peine armés, résistèrent, de mars à mai 2022, avec pour seul but de retarder la chute de Marioupol.

Les débats, la dernière nuit, quand le président Zelensky donna l’ordre de la reddition et que nombre de ses compagnons pensèrent que mieux valait mourir là, les armes à la main, en héros, plutôt que croupir, et mourir, dans une prison russe.

Il raconte les geôles russes, les tourments qui lui furent infligés quatre mois durant, jusqu’au 21 septembre 2022, et sur lesquels sa souveraine fierté lui interdit de s’attarder – il raconte comment, dans les moments où tout paraissait perdu, seule l’aidait à tenir l’idée qu’il fallait survivre pour pouvoir transmettre, un jour, l’incalculable capital de vaillance et de résistance accumulé pendant ce siège épique.

Je connais la mauvaise réputation que fait à Azov la propagande poutinienne. Dix fois, depuis le temps que dure cette interminable guerre, j’ai eu l’occasion d’enquêter sur l’histoire de ce bataillon devenu régiment puis brigade et qui s’est purgé, entre-temps, des hypernationalistes et antisémites qui s’y étaient agrégés au début.

C’est un sujet, on s’en doute, sur lequel je ne transige pas. Eh bien, en cette veillée d’armes, à l’aube d’une offensive où tout indique que la brigade se taillera la part du lion, cheminant sur une piste de terre où il fait si chaud que le pas des hommes, autour de nous, soulève des volutes de poussière pareilles à une fumée, je dis à leur commandant mon estime et mon amitié.

Le général Oleksandr Syrsky, lui non plus, ne parle guère. Héros discret de la bataille de Kiev, puis libérateur de Kharkiv et, désormais, commandant en chef des forces armées ukrainiennes en remplacement de Valeri Zaloujny limogé pour s’être trop répandu dans les médias, il fuit les journalistes et passe tout son temps, sur le terrain, parmi ses soldats.

Nous sommes sur l’une de ses bases, plus au nord, perdue dans la forêt, où l’on nous a menés en faisant de grands mystères, sur des pistes toutes semblables où nos 4 x 4 se sont plusieurs fois embourbés et perdus.

C’est un camp de tentes cachées dans les arbres et meublées de paillasses rehaussées par des images pieuses aux teintes criardes. Il y a là un millier d’hommes. On les sent affairés, mais fiévreux. Impatients de monter au combat, mais fourbus. Ils se mettent au garde-à-vous quand il paraît. Parfois, ils lancent sur son passage un tonitruant « Slava Ukraini », auquel il répond par un sobre « Heroyam Slava ». Mais je vois, dans les regards, cette lassitude nouvelle que je n’avais notée dans aucun de mes précédents voyages.

« Tout le monde est harassé, me dit le général, comme s’il lisait dans mes pensées. » Il s’arrête. Me dévisage. « Nous sommes face à des terroristes qui pratiquent la stratégie du rouleau compresseur en envoyant des vagues de viande humaine à l’abattoir. Pouvez- vous transmettre un message ? » Il hésite. Me prend à l’écart, avec l’ami Serge Osipenko qui traduit. Nous sommes arrivés dans une vaste clairière qui semble un verger dévasté et où la chaleur redevient accablante.

« Nous sommes reconnaissants au président Macron. La fermeté de son soutien ainsi que sa disponibilité à nous envoyer des instructeurs sont appréciées. Mais nous avons besoin de plus pour répondre à cette barbarie et, en lui répondant, per- mettre à l’Europe de faire face. Des avions. Des canons. Vos canons Caesar, notamment, qui sont parmi les meilleurs du monde, mais que nous avons en trop petit nombre. »

La France au secours de l’Ukraine ? L’Europe prenant le relais d’une Amérique dont les Ukrainiens savent qu’elle aura peut-être, demain, le funeste visage de Donald Trump ? C’est peut-être le message. Cet homme est un stratège qui, pour peu qu’on lui en donne les moyens, sera le Foch de l’Ukraine et, encore une fois, de l’Europe.

Nous partons pour Odessa où nous voulons voir la cathédrale de la Transfiguration pilonnée l’année dernière et toujours pas reconstruite. Lui, tel un loup tapi et attendant l’heure de bondir, disparaît dans le taillis, sous un ciel aux nuages soudain menaçants, au cœur de son royaume de Braves qui tiennent entre leurs mains un peu de notre destin. Il a un plan. Il peut gagner. Il faut et suffit, pour cela, que lui en donnent les moyens ses sœurs et frères en Europe. Auront-ils cette intelligence ? Ce courage ? Dieu fasse.


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