Jean-Pierre Zehnder : Où est passée l’euphorie de la chute du Mur ?

Bernard-Henri Lévy : Elle a disparu parce qu’elle était absurde. On avait raison de se réjouir de la fin d’une des idéologies les plus mortifères de l’histoire, mais l’euphorie qui sous entendait que la démocratie avait gagné pour l’éternité était idiote… D’où la métaphore, que j’emploie, des deux gladiateurs. Il y en a un qui meurt quelques secondes avant l’autre, c’est la gladiateur communiste. L’autre est encore debout mais pour combien de temps ? C’est le gladiateur démocrate. Une bataille s’achève. Une autre commence. Comme je ne crois ni à la fin de l’histoire ni aux messies, je me doutais bien que le Mal allait réapparaître ailleurs… C’est ce terrain de bataille que je décris.

Sommes-nous condamnés à l’intégrisme comme le XXe siècle le fut au totalitarisme ?

Je crois qu’on n’empêchera pas la montée des intégrismes mais en revanche on peut les empêcher de triompher… Que l’intégrisme se développe en Algérie, que le populisme, sa version « soft », progresse en Europe, cela me paraît certain. Vous verrez aux prochaines élections en France que les phénomènes Villiers, Tapie, Le Pen, ne seront pas en régression. Ça va monter. Est-ce que les vrais démocrates seront capables de les contrer ? Telle est la question. J’ai écrit ce livre pour fournir des armes à ceux qui ne veulent pas céder aux sirènes du populisme ici et de l’intégrisme là-bas.

L’internationale intégriste

Vous n’hésitez pas à enrôler Jean-Marie Le Pen dans les rangs de l’internationale intégriste ?

Oui. Le Pen qui approuve Saddam Hussein, qui appelle de ses vœux le triomphe du FIS en Algérie, qui trouve grotesque qu’on intervienne contre les Hutus, qui prend position pour les Serbes en Bosnie, Le Pen a abattu toutes ses cartes. Il appartient très consciemment à l’internationale intégriste, lui qui combat la présence des Arabes dans notre pays et qui les aime en tchador…

L’apathie de nos sociétés n’est-elle pas plus lourde de conséquences ? Que fait l’Amérique de Clinton ?

Le populisme frappe aussi en Amérique sous les visages du « politicaly correct » et du multiculturalisme. La citoyenneté américaine, le « melting pot », tout cela vole en éclats et le miracle américain est probablement en train de s’éteindre. C’est tragique. La communauté « black » proclame que Platon était noir et que Aristote a volé sa philosophie. Les Indiens Algonquins en font autant… L’Amérique est en crise. Quant à l’Europe occidentale elle est en état de déliquescence. Une Europe qui n’est pas capable d’arrêter la guerre en Bosnie est une Europe qui va mal… Les Démocraties sont à bout de souffle et terriblement mal armées pour affronter les défis qui s’annoncent. J’essaie de dresser la carte des batailles à venir en Bosnie, à Gaza, en Russie, de montrer qu’il ne s’agit pas de séquelles du passé mais de guerres du futur… Alors que nous sommes déjà entrés dans l’an 2000 les socialistes retournent à Liévin et la droite vit à l’époque de Monsieur Thiers…

Casque bleu chez Kafka

Vous faites le compte des rendez-vous manqués des démocraties ? N’allez-vous pas trop loin en accablant le « Casque bleu », soldat de l’absurde ?

Les Casques bleus font un travail admirable mais ils le font la plupart du temps les dents serrés car ils savent, avec plus de violence que je ne le dis, que leur mandat est absurde qui n’empêche pas les mourants de mourir et les assassins d’assassiner. S’il y avait des soldats chez Kafka ils seraient Casques bleus…

Comment corriger ce tableau débilitant, cet horizon rempli de haine et de fureur ?

Il faut bien tenir compte de la situation d’aujourd’hui. Pour la première fois dans l’histoire moderne nous avons des révoltes qui ne sont pas portées par un principe d’espérance… Même les ouvriers anglais qui cassaient leurs machines au XIXe siècle rêvaient d’un monde meilleur. Aujourd’hui les jeunes des banlieues qui cassent les vitrines sont comme les prisonniers qui cassent les murs de leurs prisons. Il n’y a pas d’espoir mais un retour de blocs de haine à l’état pur… Je fais une proposition. Que le prochain président de la République s’engage en faveur d’un plan Marshall pour les banlieues. C’est cela l’urgence absolue ou alors la société française va exploser…

Halte à l’Europe du « méga-chauvinisme »

Vous dites aux intellectuels qu’il faut penser comme on fait la guerre. Quel sera votre engagement dans les élections présidentielles ?

Refaire ce que nous avons fait pour Europe-Sarajevo ? Sûrement pas. Je ne serai pas candidat et je ne pense pas qu’aucun de mes amis se risquera à cette aventure. En revanche il ne me parait pas déraisonnable qu’un certain nombre d’intellectuels se prononcent le jour venu en faveur du candidat qui leur semblera le plus proche.

Que faire en Bosnie ? Que faire en Algérie ? Que faire avec l’Europe ?

Pour la Bosnie je ne sais plus. Les États européens sont allés au bout de l’infamie. Que les Américains parlent de livrer des armes aux Bosniaques cela va dans le bon sens. Je suis soucieux de la sécurité des soldats français, mais soucions-nous aussi du petit garçon abattu d’une balle dans la tête… Pour l’Algérie aussi c’est extrêmement difficile. Je suis prêt à prendre la parole à Alger ou Oran, mais il semble que cela soit contre-productif… Il faut avouer que face à cette menace nouvelle nous sommes désarmés. Le combat contre l’intégrisme est à peine engagé. Nul n’en connaît l’issue… Reste l’Europe. Elle n’aura de sens que comme machine à désenrôler, comme construction émancipatrice. Le pire serait d’aboutir à une méga-nation porteuse d’un méga-chauvinisme !


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