Cher Monsieur Lévy,

Dois-je d’abord remercier Grasset pour avoir pris l’initiative de publier votre Pureté dangereuse ? Si j’ai bien compté, il s’agit là de votre vingtième livre, après le Bangladesh, L’Éloge des intellectuels, Piero della Francesca et, last but not least, Les Hommes et les Femmes. Mais aussi, comme le rappelle la dernière page de couverture, après votre Idéologie française et votre Testament de Dieu, dont votre Pureté constituerait le « prolongement ».

Le thème de la pureté, vous en convenez implicitement, n’est pas facile. Et il peut même devenir dangereux, j’en suis d’accord, si – par analogie aux « corps étrangers » de certaines marchandises censées vendables uniquement à l’état pur – on considère comme acceptables certains peuples uniquement s’ils ont été « purifiés » de leurs (prétendus) « corps étrangers »…

Tout le problème est de savoir comment « accepter », c’est-à-dire admettre qu’on puisse gouverner les peuples, en cette fin du XXe siècle, sans qu’il y ait, d’une part, « purification » ou, d’autre part, « intégration » ou « assimilation ».

L’option pour l’une ou l’autre proposition de cette alternative est-elle fondée uniquement sur des considérations pratiques ou bien, aussi et surtout, sur des considérations d’ordre spirituel ? En d’autres termes, la « purification » (ou l’intégration) ne relève-t-elle pas aussi de l’ordre du mythe ? Et, si oui, quel en est l’auteur ?

Enfin, y aurait-il une « troisième voie » au cas où l’on exclurait tant la purification que l’intégration ou l’assimilation, dans la mesure où certains prétendent que ces deux dernières sont tout aussi méprisables que la première, puisque – tout en sauvegardant la vie physique des intégrés et assimilés – elle en annule l’identité culturelle et, souvent, religieuse et linguistique ?

Attention ! Je ne voudrais pas qu’il y eût malentendu. Je suis, autant que vous sinon plus, défenseur d’une Sarajevo multiculturelle, et si j’ai, en tant que fonctionnaire international, des souvenirs que je n’oublierai jamais, c’est justement ceux d’une ville où, en plein cœur des années soixante-dix, je pouvais traiter avec les autorités yougoslaves à l’ombre d’un minaret et non loin d’une synagogue , en présence d’un pope orthodoxe et d’un prélat catholique, en sirotant mon café turc et en avançant des arguments dont la dimension était amplifiée ou rétrécie en fonction de notions séculaires propres aux trois grandes cultures monothéistes – la juive, la chrétienne et la musulmane –, vécues à l’état pur, malgré la coexistence simultanée et prolongée de trois populations concernées.

Comment cela a-t-il été possible ? Comment cela ne semble-t-il plus possible aujourd’hui ? Ce sont les deux cris essentiels de votre livre, même si les réponses que vous apportez ne sont pas suffisantes ni satisfaisantes, ni – permettez-moi de vous le dire – parfaitement correctes.

Des populations issues de traditions différentes telles celles de l’ex-Yougoslavie – ont pu vivre ensemble pendant des siècles en raison de la multiculturalité consubstantielle aux empires dont elles firent partie ; en d’autres mots, de la dépendance d’un seul gouvernant : la personne sacrée et inviolable de l’Empereur ou du Sultan.

Qui a remplacé cette personne ?

Tout le problème est là, et il pourrait faire l’objet d’un de vos prochains livres expliquant à vos lecteurs, à partir peut-être de votre propre cas personnel (comme j’essaye de le faire moi-même à partir du mien), les rapports entre empires et républiques, entre souverainetés personnelles et souverainetés nationales (ou populaires), entre mythes fondés sur la transcendance (ou s’y rattachant) et mythes fondés sur la (prétendue ?) raison…

Vous écrivez vos livres avec cette fougue verbale qui vous caractérise à la télévision et vous rend, souvent, si sympathique à vos auditeurs, frappés d’entendre quelqu’un qui unit au don de la parole le don de la conviction.

Mais me pardonnerez-vous si j’ajoute que certains ont l’impression que, comme on dit aujourd’hui, vous avez parfois tendance à l’extrapolation ? En Italien que je suis, je comprends vos références multiples à Salman Rushdie (que vous citez dès la première ligne de votre Pureté dangereuse), mais je regrette que vous ne connaissiez pas notre proverbe populaire, vraie source de vie et d’enseignement, et d’après lequel « Scherza coi fanti, ma lascia stare i santi » (On a le droit de s’amuser avec tout le monde sauf avec les saints).

Dans un long chapitre, vous vous interrogez (c’est du moins mon interprétation) sur la vérité (dont on peut – ou on ne peut pas – « faire son deuil »). Mais qu’est-ce que la vérité ? Et indépendamment de la réponse à cette question, doit-on s’en poser une autre, à savoir : la vérité est-elle utile ? Ou bien tout simplement conclure que toute vérité n’est pas bonne à dire … (ce qui, quand même, a l’avantage d’admettre implicitement qu’une vérité, que la vérité existe). Pourvu qu’on sache quelles conclusions en tirer. Car là est tout le problème !

Enfin, pourquoi citer « Pol Pot, Savonarole et Saint-Just » ? J’ai quelque souffrance à assimiler à d’autres un homme d’Église comme le dominicain de Florence, victime d’un monde qu’il voulait meilleur, et pour l’amélioration duquel il a donné sa vie. Je crois qu’il y a des nuances dont il faut tenir compte, et qui devraient nous pousser à approfondir notre réflexion. Qu’il s’agisse de porter témoignage de notre propre exemple ou tout simplement d’expliquer certains faits. Surtout lorsqu’il s’agit de sauver des vies et de permettre aux peuples de gagner, dans un monde meilleur, le troisième millénaire.

Vous ne m’en voudrez pas, cher Monsieur Lévy, de ne pas avoir été aussi percutant que vous après avoir médité sur votre Pureté dangereuse. Mais je tenais à vous dire ma pensée, en toute simplicité.


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