« Ce jour, nous l’attendions… De toute notre âme », sanglote Bernard-Henri Lévy. Ce jour ? Celui de la mort du communisme. Et, tel un adolescent naïf pris au piège de ses premiers émois, il confesse, penaud : « Elle devait faire, cette mort, le bonheur des peuples libérés. Et le nôtre, du même coup. Elle serait, par contagion, la forme de notre salut »… Suit alors cet aveu, aussi courageux que touchant : « Dans notre esprit, le dissident, d’une certaine façon, avait pris le relais du prolétaire, ou du Cubain, ou du Palestinien. Il reprenait le rôle, dûment catalogué au répertoire de nos imaginaires, du sujet qui, en se sauvant, sauve le genre humain. » Même schéma, en somme, que le schéma marxiste, convient aujourd’hui l’auteur de La Barbarie à visage humain. Or voilà que l’événement tant attendu – l’écroulement du système communiste – finit par se produire… « sauf, se lamente BHL, qu’il s’offre sous un visage dont c’est peu dire qu’il nous surprend ». Voilà donc l’esclave du totalitarisme enfin libéré… « Il se dresse, il s’ébroue, il commence à parler. Mais au lieu de cette parole pure, au lieu de ces mots si frais que nous lui avions, par avance, et si complaisamment, prêtés, ce sont les pires choses qui lui sortent de la bouche. » L’homme libéré « est nationaliste, il est xénophobe, il fait la chasse aux gitans en Roumanie, aux juifs en sainte Russie. Il est populiste, il est fasciste ; en un mot, il véhicule toute la cochonnerie, toute l’éternelle sanie de l’espèce. » Alors, la fin du communisme ? « Un autre temps, conclut notre ex-nouveau philosophe, un temps qui n’annonce plus rien, un temps qui ne promet plus rien. »

Pourquoi cette déconvenue ? Pourquoi cette désillusion qui annonce, nous prévient l’auteur de La Pureté dangereuse, des lendemains terrifiants : « Je crois, écrit-il, au retour des haines brutes. Une crise ? Non, le mot est trop faible pour dire le désordre qui s’annonce… Je crois à une prolifération des guerres qui seront toutes des guerres civiles. » Pourquoi ce court-circuit d’où risque de jaillir l’incendie ? BHL ne nous le dit pas : relever l’erreur, oui, mais en traquer la source, la cause, ce serait pousser trop loin l’auto-critique, prendre peut-être le risque de déstabiliser son propre système de pensée. Aussi se contente-t-il de cette saillie : « Jamais l’homme ne domestique le loup qui dort en l’homme… Vous pensiez en avoir fini ? Autant vouloir robotiser l’espèce »…

Sans doute, monsieur Bernard-Henri Hobbes ! Mais un peu court. Le propre d’une culture – et de toute société comme formalisation d’une culture – n’est-il pas justement d’organiser le refoulement de cette part de « naturel » sauvage qui gît en toute collectivité humaine ? N’est-ce pas la fonction même du système libéral ?

Aussi bien BHL ne s’attarde-t-il pas – et c’est dommage – sur cette part d’« invariance » qui mécaniquement renverrait l’homme « libéré » à son animalité originelle. Ce qui lui importe, en vérité, c’est de sauver, en le recomposant, en le remodelant, son système de pensée. D’où ce livre qui vise, avant tout, à refonder un manichéisme dynamique, efficace, et à redéfinir, pour ce faire, la figure du « barbare ». Non plus le communisme ou le fascisme, mais ce nouveau monstre polymorphe, terrible, omniprésent, qu’on appellera l’intégrisme. Un intégrisme, d’ailleurs – et c’est bien pratique –, qui « intégré » le communisme et le fascisme dont l’islamisme constituerait en quelque sorte la synthèse ultime !

Car, derrière tout intégrisme, il y aurait cette obsession paranoïaque de la pureté – dont purification ethnique et épuration idéologique sont les corollaires – qui conduit les orphelins d’une modernité malade à se replier sur le fantasme d’un socle fondateur, d’une blancheur originelle : la race, le sang, la langue, la religion, le peuple-ethnie, l’histoire. Que dit l’intégrisme islamique, par exemple ? Une chose bien simple, tragiquement simple : qu’il faut « revenir », « retourner », au point d’où l’on vient, et que symbolisent une vérité unique, un livre saint unique, une loi unique, une tradition unique, une direction unique ! Dès lors, tout ce qui est venu se greffer sur ce socle-là, s’y ajouter – la science, la culture, la démocratie, le socialisme et le libéralisme –, s’apparente à une corruption, à une infection virale, à un pourrissement. Seule la « technique » échappe à l’anathème. Elle peut servir. Ne permet-elle pas, entre autres, de liquider plus facilement les microbes de l’hérésie !

Toute la partie de l’ouvrage de BHL qui développe cette analyse est remarquable, à la fois forte, argumentée et brillante. Elle débouche, bien évidemment, sur une redéfinition du rôle qui doit être celui de l’intellectuel (et du journaliste ?) en ces temps troublés : « celui de l’homme de guerre » qui répond aux seules questions qui vaillent : « Ou est l’ennemi ? Qui est-il ? Quelles sont les forces dont il dispose ? Comment le vaincre ? »

Rôle que se réserve BHL, on l’aura compris, promu général d’une offensive implacable et sans complexes contre l’intégrisme sous toutes ses formes. Mais comme l’auteur ne s’est pas posé la question du « pourquoi » – pourquoi l’intégrisme, sa virulence, sa dynamique, ses succès ? –, il s’interdit, par la même, de nous annoncer au nom de quoi, sur quelle base, sous quel drapeau, cette guerre devra être menée.

Or cette paralysie devant la quête du « pourquoi » a une raison : le refus de s’interroger sur la crise du libéralisme – ou du capitalisme – lui-même. BHL n’entend pas examiner en quoi ce sont, pour une bonne part, les perversions d’une logique économique et financière que la chute du communisme a rendue folle qui ont engendré, en réaction, une fuite aberrante et assassine dans une préhistoire fantasmée. Comme hier, le seul mal qui, à lire BHL, peut et doit être pensé est un mal extérieur à nous – fascisme, communisme, intégrisme – dont il s’agit de démasquer les alliés et les complices intérieurs. Mais ce que l’auteur s’interdit, et s’est toujours interdit, de penser, c’est cette part de mal qui réside en nous – en notre système – et nourrit, quand il ne l’exacerbe pas, le mal hors de nous.

En quelque sorte, sa démarche reste exotique : la peuplent et l’envahissent les horreurs du monde, de la Bosnie au Rwanda, à l’exclusion de toute référence à une réalité domestique ou même « occidentale » dont les dérives morales, cependant, ensemencent ce grand rejet qui prend la forme, hélas, dans le monde la forme de l’intégrisme.

BHL illustre à sa façon cette formule sartrienne : l’enfer, aujourd’hui comme hier, c’est les autres.

Il nous propose de déclarer la guerre à l’intégrisme. De ne pas rééditer Munich. Il a en partie raison en cela que la guerre, de toute façon, l’intégrisme nous la fait déjà ouvertement. Mais on sait ce qu’il en coûte, depuis 1940, d’engager les hostilités sans se poser la question cruciale du moral de l’arrière.

Et si BHL s’intéressait à la France ?


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